TEXTE COMPLET PARAGRAPHE 1 PARAGRAPHE 2 PARAGRAPHE 3 PARAGRAPHE 4 PARAGRAPHE 5 PARAGRAPHE 6 PARAGRAPHE 7 PARAGRAPHE 8 PARAGRAPHE 9 VOCABULAIRE D’ÉPICURE

Lettre à Ménécée : paragraphe 9

La lettre à Ménécée est un texte d’Épicure, philosophe grec qui a vécu de -341 à -270. Il a fondé une école à Athènes, le « Jardin », qui présentait la spécificité d’accueillir parmi ses élèves des femmes et des esclaves.
Sa philosophie, que l’on peut qualifier de matérialiste (toute chose est composée de matière), comprend une physique atomiste (la nature est composée d’atomes et de vide), une théorie de la connaissance empiriste (une connaissance n’est vraie que si elle est validée par nos sens) et une morale eudémoniste (la recherche du bonheur est le but ultime de la vie humaine) s’appuyant sur un hédonisme (le plaisir est le bien naturel de l’homme). Pour Épicure la recherche du plaisir est un moyen au service de la recherche du bonheur.
La lettre à Ménécée rappelle les principes de la morale d’Épicure, les conditions pour accéder au bonheur, que l’on résume dans le « tétrapharmakon », le « quadruple remède » :

  • les dieux ne sont pas à craindre,
  • la mort n’est pas à craindre,
  • le bonheur est possible et facile à atteindre,
  • la souffrance est momentanée et peut être supportée.

[9] « Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage ? Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses ; il est constamment sans crainte en face de la mort ; il a su comprendre quel est le but de la nature ; il s’est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité, qu’en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité quant à la durée ou quant à l’intensité.
Il se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses. Il dit d’ailleurs que, parmi les événements, les uns relèvent de la nécessité, d’autres de la fortune, les autres enfin de notre propre pouvoir, attendu que la nécessité n’est pas susceptible qu’on lui impute une responsabilité, que la fortune est quelque chose d’instable, tandis que notre pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère, est proprement ce à quoi s’adressent le blâme et son contraire. Et certes mieux vaudrait s’incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens, car la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus, tandis que le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible ; il n’admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité – car un dieu ne fait jamais d’actes sans règles –, ni qu’elle soit une cause inefficace : il ne croit pas, en effet, que la fortune distribue aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur, il croit seulement qu’elle leur fournit l’occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ; enfin il pense qu’il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné – ce qui peut nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d’obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains.
Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent, médite-les jour et nuit, à part toi et aussi en commun avec ton semblable. Si tu le fais, jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé, et tu vivras comme un dieu parmi les hommes. Car un homme qui vit au milieu de biens impérissables ne ressemble en rien à un être mortel. »

Après avoir montré dans l’introduction de la lettre que le bonheur est pour l’être humain le bien suprême, celui vers lequel tendent toutes nos actions, Épicure a justifié dans les parties suivantes les deux premiers préceptes du tétrapharmakonles dieux ne sont pas à craindre » et « la mort n‘est pas à craindre ») visant à éliminer deux sources d’angoisse qui empêchent l’être humain d’accéder au bonheur. Après avoir présenté une classification des désirs, Épicure a montré que plaisir et souffrance doivent être soumis au jugement de la raison grâce à un « calcul des plaisirs », mis en avant l’importance de l’« autosuffisance » (le fait de savoir se contenter de peu) pour satisfaire les deux derniers préceptes du tétrapharmakonle bonheur est possible et facile à atteindre » et « la souffrance est momentanée et peut être supportée »). Enfin il a établi le rôle fondamental de la vertu qu’il appelle « prudence », (la sagesse pratique), définie comme faculté de faire un choix raisonnable de nos actions en vue d’atteindre ou de conserver le bonheur.
Dans cette dernière partie du texte, après avoir rappelé les fondements de sa morale (à travers les préceptes du tétrapharmakon), Épicure aborde la question de la liberté. Il montre que l’être humain dispose d’un certain degré de liberté,  justifiant l’idée que chacun puisse choisir ses actions et soit donc responsable de son propre bonheur.

Pour Épicure, le sage est le plus heureux des hommes (« Et maintenant y a-t-il quelqu’un que tu mettes au-dessus du sage ? ») parce qu’il vit conformément aux quatre préceptes du tétrapharmakon :

  • « Les dieux ne sont pas à craindre » (ici : « Il s’est fait sur les dieux des opinions pieuses ») ;
  • « La mort n’est pas à craindre » (ici : « il est constamment sans crainte en face de la mort ») ;
  • « Le bonheur est possible et aisé à atteindre » (ici : « il s’est rendu compte que ce souverain bien est facile à atteindre et à réaliser dans son intégrité ») ;
  • « La souffrance est momentanée et peut être supportée » (ici : « en revanche le mal le plus extrême est étroitement limité »).

A ces préceptes, Épicure ajoute comme condition pour atteindre le bonheur le fait de comprendre les principes naturels des actions humaines : « il a su comprendre quel est le but de la nature ». Il faut en effet prendre en compte le rôle fondamental du désir et donc du plaisir (notre « bien naturel ») dans le choix de nos actions en vue d’être heureux. Comme il l’a indiqué dans un paragraphe précédent : « le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature ». La gestion rationnelle des plaisirs (le « calcul des plaisirs ») est donc une condition de la vie heureuse.
Mais l’effort pour produire les conditions du bonheur n’a de sens que si notre vie n’est pas entièrement prédéterminée par des forces auxquelles nous ne pourrions échapper. Car dans le cas contraire, notre bonheur dépendrait de conditions extérieures sur lesquelles nous n’aurions aucune prise. La possibilité de travailler utilement à notre bonheur implique que nous disposions d’un certain degré de liberté.

Il faut donc que le sage « se moque du destin, dont certains font le maître absolu des choses ». Si le destin était en effet le maître de nos vies, alors notre bonheur ne dépendrait pas de nous. Pour être le maître de son propre bonheur, le sage doit donc considérer trois sources possibles d’événements susceptibles d’influer sur notre bonheur : 1/ ceux qui « relèvent de la nécessité », 2/ ceux qui relèvent de la « fortune », et 3/ ceux qui relèvent « de notre propre pouvoir ».

1/ Premier type d’événements déterminant notre vie : ceux qui « relèvent de la nécessité », c’est-à-dire de la causalité à l’œuvre dans la nature (le « destin des physiciens »). Tout événement, tout phénomène est l’effet de causes qui l’ont précédé, qui elles-mêmes sont des effets de causes qui les ont précédées et l’on peut remonter ainsi à l’infini, sans que l’on puisse échapper à cette inflexible causalité. Si notre présent n’est que l’effet d’une infinité de causes qui le déterminent nécessairement, rien de ce qui nous arrive ne peut arriver autrement, de sorte que nous n’avons aucune liberté. Or « la nécessité n’est pas susceptible qu’on lui impute une responsabilité » : on ne peut rien lui reprocher, « c’est comme ça et ne peut être autrement ». C’est ce que l’on appelle le fatalisme qui représente une forme de déterminisme absolu et permet donc de nier la moindre part de liberté dans les comportements humains. De ce point de vue, notre bonheur ne dépend pas de nous et nous n’avons aucune raison de « travailler à la santé de notre âme », autrement dit, de philosopher (cf. l’introduction de la lettre).
À noter qu’Épicure ne prend pas la peine de considérer l’idée que les dieux puissent faciliter notre bonheur, puisqu’il a montré dès la deuxième partie de la lettre que la divinité ne peut être pour nous qu’une idée de la perfection et non une force bienveillante ou malveillante qui agirait à son gré sur nos vies. Néanmoins, il considère comme préférable de « s’incliner devant toutes les opinions mythiques sur les dieux que de se faire les esclaves du destin des physiciens ». En effet, contrairement au déterminisme absolu de la causalité inflexible, la croyance dans les dieux de la mythologie laisse aux hommes une part de liberté, celle d’obtenir leur bienveillance par des prières et des offrandes : « la mythologie nous promet que les dieux se laisseront fléchir par les honneurs qui leur seront rendus » alors que « le destin, dans son cours nécessaire, est inflexible », autrement il ne laisse aucune liberté à l’homme pour décider lui-même de sa propre vie, et en particulier rend vaine l’idée que l’on puisse travailler à son propre bonheur.

2/ Deuxième source d’événements déterminant notre vie : ceux qui relèvent de la « fortune », autrement dit du hasard. Les « accidents de la vie », les rencontres fortuites, tout ce que nous n’avons pas décidé et qui est imprévisible, peut néanmoins modifier entièrement notre vie. Bonne ou mauvaise fortunes (chance ou malchance) décideraient de notre bonheur ou malheur sans que nous n’ayons besoin de réfléchir, de décider, de vouloir et d’agir.
Puisqu’il rejette le panthéon de la mythologie grecque, le sage « n’admet pas, avec la foule, que la fortune soit une divinité » (la déesse Tyché). En effet, selon la conception épicurienne de la divinité comme idée de la perfection, « un dieu ne fait jamais d’actes sans règles » sans quoi il serait capricieux et ne serait donc pas parfait. De sorte que le hasard, qui échappe à toute loi, ne peut être considéré comme une récompense divine.
Pourtant, la fortune n’est pas « une cause inefficace » du bonheur. Le hasard peut favoriser la vie heureuse. Même si elle ne « distribue pas aux hommes le bien et le mal, suffisant ainsi à faire leur bonheur et leur malheur », la fortune « fournit l’occasion et les éléments de grands biens et de grands maux ». En effet, contrairement à la « nécessité » sur laquelle nous n’avons aucune prise, la « fortune » nous laisse une certaine liberté : celle de saisir notre chance ou de la laisser passer. La « prudence », autrement dit la sagesse pratique, l’usage de la raison dans le choix de nos actions, nous rend capables de saisir ce que les Grecs appellent le kaïros, « l’occasion », « l’opportunité », et en particulier ici celle qui est propice à notre bonheur. Mais Épicure remarque que « la fortune est quelque chose d’instable », autrement dit quelque chose que l’on ne peut maîtriser. Il serait donc illusoire de compter sur elle pour faire notre bonheur. On pourrait attendre en vain toute notre vie qu’elle nous en fournisse l’occasion.

3/ La troisième source d’événements déterminant notre vie (et donc notre possibilité d’être heureux) est « notre propre pouvoir », c’est-à-dire notre capacité propre à réfléchir, à faire des choix conscients et agir en conséquence. En effet, puisque la prudence, telle qu’Épicure l’a définie dans un paragraphe précédent, est cette capacité à produire « le raisonnement vigilant, capable de trouver en toute circonstance les motifs de ce qu’il faut choisir et de ce qu’il faut éviter », elle nous permet de prendre les décisions en adéquation avec notre bonheur et d’agir selon ces décisions. Grâce à la prudence (et à toutes les autres vertus qui selon Épicure en découlent), nous disposons d’un « pouvoir propre, soustrait à toute domination étrangère », un pouvoir de produire librement les événements favorisant notre bonheur, d’agir activement pour l’atteindre et le conserver. Nous ne sommes donc pas contraints de nous contenter de l’attendre passivement. Cela justifie la nécessité d’une philosophie morale puisque notre « propre pouvoir » « est proprement ce à quoi s’adressent le blâme et son contraire ». Autrement dit, nous sommes responsables de notre propre bonheur et ne devons nous en prendre qu’à nous si nous le laissons échapper.
Enfin, comme pour les questions des dieux, de la mort, des plaisirs et des désirs ou de l’autosuffisance, c’est toujours la raison qui est garante du bien fondé de nos actions. De sorte qu’« il vaut mieux échouer par mauvaise fortune, après avoir bien raisonné, que réussir par heureuse fortune, après avoir mal raisonné » : il n’y a pas de mérite à réussir par chance, et en particulier suite à un mauvais usage de la raison, car alors nous n’avons aucune responsabilité dans le bien qui nous arrive. A l’opposé, même si faute d’un hasard malencontreux, nous ne parvenons pas à nos fins, nous n’avons rien à regretter dès lors que nous avons correctement raisonné. L’idéal étant évidemment de bien raisonner et d’être par ailleurs aidé par le hasard : « ce qui peut nous arriver de plus heureux dans nos actions étant d’obtenir le succès par le concours de la fortune lorsque nous avons agi en vertu de jugements sains ».

Mais le bonheur n’est jamais une acquis définitif. Il ne faut donc jamais perdre de vue les préceptes qui permettent de l’atteindre et de le conserver : « Médite donc tous ces enseignements et tous ceux qui s’y rattachent ». On retrouve ici le premier conseil donné par Épicure dans l’introduction de sa lettre, celui qui engageait tout un chacun à philosopher puisque philosopher c’est « travailler à la santé de son âme », santé de l’âme qui qui aura pour conséquence que  « jamais tu n’éprouveras le moindre trouble en songe ou éveillé » (ce qui est conforme à la définition de l’ataraxie). La précision concernant le sommeil peut être comprise par l’idée que les mauvaises actions de la journée, les hontes et les regrets qui en découlent, peuvent être causes de mauvais sommeil ou de cauchemars.
Enfin, Épicure conclut en s’appuyant sur sa conception de la divinité comme modèle de perfection pour l’homme (telle qu’il l’a présentée dans le deuxième paragraphe de la lettre). Le sage, celui qui est parvenu au bonheur, vit en effet « comme un dieu parmi les hommes ». Puisque non seulement il a atteint le bonheur mais qu’il sait comment le conserver, on peut dire qu’il « vit au milieu de biens impérissables ». Il est donc conforme, autant qu’il est possible, à l’idée de dieu comme être parfait (« immortel et bienheureux »).