Perspective : la Morale et la Politique

Du fait qu’il est dans la nature de l’être humain d’acquérir une culture (cf. première perspective), les comportements (à quelques exceptions près) de l’être humain ne sont pas prédéterminés de manière innée, ils doivent être acquis. D’autre part, l’imagination, en tant qu’elle nous rend capable de nous projeter dans l’avenir, nous permet de déterminer nous-mêmes nos actions au-delà même de la culture reçue. Cet indéterminisme, même limité, confère un certain degré de liberté aux actions humaines.
Comment user au mieux de cette liberté ? Comment choisir parmi toutes les actions possibles à chaque instant ? Comment devons-nous agir ? Ces questions circonscrivent le domaine de la morale : comment choisir ce que l’on « doit faire » dans l’ensemble de ce que l’on « peut faire ».
« Que dois-je faire en telle circonstance ? » est la question du devoir. « Que dois-je faire de ma vie ? » est la question du bonheur.

A. La morale et « raison pratique » 

La raison est définie comme la capacité de porter des jugements en raisonnant sur la base de
principes (jugements premiers, non démontrables, que l’on ne remet pas en cause et qui permettent de justifier nos autres jugements). Ces principes déterminent des valeurs, que l’on fait fonctionner par oppositions binaires (par paires positif/négatif) : VRAI/FAUX, BIEN/MAL, JUSTE/INJUSTE, BEAU/LAID.

On distingue l’usage théorique de la raison (« raison théorique »), visant à produire des représentations cohérentes de domaines d’objets particuliers (les théories scientifiques), de l’usage pratique de la raison (« raison pratique »), visant à légiférer dans le domaine de l’action (morale, politique…) On parle de fonction descriptive de la raison théorique, et de fonction prescriptive de la raison pratique.

La morale a donc pour objet les principes nécessaires pour guider les actions humaines, ce qui détermine nos comportements (êthos en grec, étymologie du mot « éthique », et mores en latin, étymologie du mot « morale ») et au-delà, les mœurs d’une société ou d’une civilisation.

Toute culture intègre nécessairement une morale qui détermine les actions permises, tolérées, valorisées ou au contraires dévalorisées ou interdites au sein d’une communauté humaine. L’existence d’un ensemble de normes et de valeurs imposées par l’éducation à tous les individus d’une collectivité est nécessaire à la conservation de cette collectivité. L’intériorisation de normes communes (ce qui est normal, acceptable), le partage de valeurs (ce qui est bien, ce qui est mal) permet en effet d’éviter les tensions ou les conflits à l’intérieur d’un groupe humain.

B. Le problème des valeurs

« Vérité en deçà des Pyrénées, mensonge au-delà. » (PASCAL)

Les valeurs varient d’une culture à l’autre. L’histoire de l’humanité montre que racisme, esclavagisme, sexisme, toute formes d’irrationalisme allant jusqu’aux sacrifices humains, peuvent définir les « bons comportements » dans une société. Il faut donc se demander si l’on peut concevoir des valeurs universelles, un « bien » qui soit acceptables par tout être humain, à tout époque, ou si au contraire les valeurs morales ne sont jamais que des conventions imposées à une communauté humaine par un pouvoir (politique, religieux…).
La tradition de la philosophie occidentale (depuis les Grecs) s’efforce de fonder la morale par la raison (auparavant elle était déterminée en général par la religion ou des traditions immémoriales). Il s’agit de déterminer des principes universalisables (acceptables par tout être humain raisonnable) dont on puisse déduire les « bonnes » règles morales, et au-delà les « bons » principes d’une organisation politique. Le politique devrait alors (idéalement) s’articuler sur le moral, les lois (le légal) devant alors être compatibles avec les principes moraux (le légitime).

Distinction de vocabulaire (importante) : le devoir que l’on se fixe soi-même est appelé « obligation », le devoir qui nous est imposé de l’extérieur est appelé « contrainte ».

C. Sources possibles des valeurs

  • Intellectualisme moral (PLATON) : la vertu (l’attitude morale) dépend de la connaissance du bien. L’idée théorique du bien étant acquise (c’est une connaissance), elle peut être appliquée aux situations concrètes de la vie.
  • Morale de la vertu (ARISTOTE) : l’être humain recherche naturellement le bonheur (état durable de bien-être). La vertu est ce qui lui permet d’atteindre l’excellence, la perfection, l’actualisation de ses potentiels et donc d’atteindre ce bonheur. La raison est mise au service de ce but (elle n’est qu’un moyen). C’est une forme d’eudémonisme (morale déterminée par la recherche du bonheur).
  • Morale du sentiment (« sentiments moraux innés ») (ROUSSEAU : « L’homme naît bon, c’est la société qui le corrompt. ») Si de tels sentiments moraux (empathie) existent, alors le problème de la morale est d’ordre culturel puisque c’est l’éducation qui refoule ou au contraire épanouit le sentiment moral.
  • Morale du devoir (déontologie) (KANT) : appuyée sur un principe rationnel (impératif catégorique : la bonne règle morale est celle qui peut être universalisée)) qui doit de ce fait pouvoir être universalisable. La raison, faculté commune à tous les êtres humains, détermine de façon nécessaire des devoirs.
  • Morale de l’utilité (utilitarisme / conséquentialisme) (BENTHAM) : nos actes répondent à un calcul d’intérêt individuel, à un principe d’utilité. L’utilité d’une action est sa capacité à augmenter le bonheur ou le plaisir et à diminuer le malheur ou le déplaisir (utilitarisme). Par conséquent, un acte ne peut être jugé que sur ses conséquences (conséquentialisme).

D. Nécessité de l’organisation politique ?

« L’homme est un animal politique. » (ARISTOTE)

Les êtres humains sont naturellement portés à vivre ensemble : « Celui qui vit hors la cité est soit une bête, soit un dieu » (ARISTOTE). Fondamentalement, leur regroupement en collectivités leur permet d’assurer durablement la satisfaction de leurs besoins primaires (alimentation, sécurité). Au-delà, les êtres humains ont plaisir à la convivialité, à l’échange par la parole (besoins d’appartenance, d’estime, d’accomplissement) : la cité est donc le cadre dans lequel l’être humain peut s’accomplir pleinement (= actualiser au mieux ses potentiels). Mais les désirs des individus ou leur pulsions agressives, peuvent entrer en conflit, menaçant la stabilité de la société, d’où la nécessité d’un pouvoir régulateur. La complexification progressive des sociétés (de la tribu à la cité, puis à la nation)entraîne la complexification de leurs institutions régulatrices (du chef de tribu à l’État).
Dès lors que les interdits doivent être imposés par la contrainte, les institutions spécifiques qui ont pour fonction d’imposer ces contraintes (éventuellement par la force) déterminent la première fonction de l’État, à savoir la conservation de la collectivité.

Dans toute collectivité humaine, les intérêts contradictoires (liberté vs. sécurité) provoquent des tensions qui peuvent déboucher sur des conflits internes et menacer la cohérence de la société, d’où la nécessité de réguler les interactions entre individus ou groupes d’individus. D’où aussi le développement d’institutions et de processus de gestion au sein de la collectivité, avec pour finalités de réguler (par des lois) :

      • les interactions entre citoyens, ou groupe de citoyens : garantie sur les droits et biens individuels,
      • les droits d’accès aux ressources de la collectivité : garantie sur les biens publics (murs de la cité autrefois, routes, aujourd’hui écoles, hôpitaux, etc.).

Cette fonction de conservation de la société (contre des ennemis intérieurs ou extérieurs) légitime l’État et détermine ses premières obligations « contractuelles ».

La réalisation concrète de cette fonction va déterminer des formes politiques différant par les moyens qu’elles se donnent (démocratie/monarchie, libéralisme/autoritarisme, capitalisme/socialisme…).

E. Soumission à la loi : la notion de « contrat social »

Le contrat social (ou pacte social) désigne l’échange idéal qui définit les relation entre le citoyen et l’État.

Le contrat social définit donc les conditions contraignantes de la solidarité qui maintient une organisation sociale, qui ont permis le passage d’un « état de nature » à un « état civil ».

L’idée d’un état de nature de l’humanité (idéal) est utilisée par les philosophes du contrat social (Hobbes, Locke, Rousseau) comme degré zéro du politique, point de départ à partir duquel on peut comprendre la complexification progressive des sociétés humaines (état civil). Ainsi Hobbes (1588-1679) part d’un état de « guerre de tous contre tous » alors que Rousseau (1712-1778) conçoit un «?homme sauvage » libre et autonome pour essayer de comprendre les raisons qui ont poussé l’être humain à s’associer avec ses congénères et finalement à se soumettre à une autorité politique (en renonçant à sa liberté).

La fiction de l’état de nature est donc un moyen de déterminer les conditions du « pacte social » et de justifier la forme d’un « pacte de gouvernement » : un contrat constitutif (en général implicite) de gouvernement qui fixe les conditions auxquelles les hommes consentent à se soumettre à l’autorité de quelques-uns ou d’un seul et créent une « communauté de destin ».

C’est le bien fondé de ce « contrat social » qui définit la légitimité d’un gouvernement.

F. Les lois sont-elles nécessairement justes ?

L’injustice est un sentiment, une souffrance (proche de la jalousie ou de l’envie) qui peut devenir intolérable à celui qui la ressent. La justice est un idéal, une idée construite par la raison et transmise par la culture. Dans la République, Platon s’appuie sur ce constat : l’injustice permet à chacun de prendre conscience de son aspiration à l’idéal de justice.

Le Droit est l’ensemble des règles et lois qui régissent les rapports entre les hommes au sein d’une société. Il constitue la condition et la forme de la justice institutionnalisée.

La rationalisation progressive de la justice sous forme d’un droit écrit, construit (et non hérité de puissances extérieures à la société) sur la base de principes lui assurant une cohérence, apparaît dans la Grèce antique avec l’idée de « constitution » que l’on retrouve dans la plupart des cités grecques et leurs colonies méditerranéennes. Elle fixe les principes organisant la cité et garantit les droits des citoyens. Toute nouvelle loi doit être en accord avec les principes constitutionnels.

La distinction « légitimité/légalité » renvoie à deux principes de justice :

    1. Le légitime : ce qui est conforme à un idéal de justice. Le légitime définit la juste selon un principe moral (donc précédant la loi). Il renvoie donc à un idéal de justice, à une exigence morale.
    2. Le légal : ce qui est conforme à la loi. Le légal définit donc le juste comme réalité sociale instituée (sous la forme des lois et donc du droit conçu comme système de lois). Il caractérise l’ensemble formé par les lois d’un État, qui définit ce que le citoyen a le droit de faire.

La loi, le système juridique (le droit), peut (ou non) institutionnaliser les normes et valeurs morales en cours dans la société. Si les lois sont toujours par définition « légales », elles ne sont considérées comme « légitimes » que si elle sont en accord avec les normes et valeurs morales en cours dans la société. Le légitime ne peut se justifier que d’un « droit naturel » qui précède le « droit positif » (droit conventionnel, « posé » par les institutions juridiques).

Dès lors que l’on considère (humanisme de la Renaissance, philosophie des Lumières) qu’une même nature est partagée par tous les êtres humains, on aboutit à l’idée de droits naturels universalisables : les hommes naissent égaux en droit, avec les mêmes besoins et les mêmes finalités fondamentales — idée qui se concrétise dans la Déclaration universelle des Droits de l’Homme.

En cas d’illégitimité de la loi, le citoyen est fondé à lui désobéir (« désobéissance civile »).