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2.5  L’HISTOIRE

1. PRÉAMBULES

A/ Définitions

Histoire : dans la langue française, le mot a 2 significations (que l’on peut distinguer par l’utilisation d’une majuscule)

L’Histoire comme l’ensemble des événements passés (qu’on en ait connaissance ou pas). (NB : l’utilisation d’un «H» majuscule n’est malheureusement pas systématique dans la littérature)

L’histoire comme domaine de connaissances ( l’histoire a pour but  la connaissance de l’Histoire).

Étymologie : du Grec hystorie = « enquête ». Il y a donc idée d’une recherche d’indices, de preuves, de témoignages permettant de reconstituer ce qui a effectivement eu lieu.

Attention : l’histoire comme discipline ne concerne la connaissance du passé qu’à partir du moment où l’on dispose de traces écrites des civilisations ou peuples concernés. Le domaine de recherche de l’historien ne concerne que la période de l’Histoire qui commence avec l’écriture.

La Préhistoire désigne la période qui précède l’apparition de l’écriture dans une civilisation : c’est le domaine de recherche du paléontologue.

Evénement : changement d’un état de choses (qu’on peut décrire à un moment fixé du passé) déterminant pour la suite de l’Histoire (ou considéré comme «?important?» par une communauté en fonction de critères culturels spécifiques et de son histoire propre).

Idéalement, un état de choses dans un domaine d’objets (politique, économique, social…) serait capté objectivement par la description à un instant donné des objets de ce domaine (personnes, statuts, classes sociales, institutions…) et de leurs relations.

L’importance d’un « fait » – et ce qui le fait donc considérer comme un « événement »– est fonction de l’importance de ses conséquences (pour une époque ou du point de vue d’une communauté donnée).

Ex. : Un événement peut avoir une grande importance dans l’histoire de la politique et aucune dans le domaine de l’histoire des mœurs, des techniques ou des arts.

B/ Des histoires différentes (mais complémentaires) selon le type d’objet étudié

Distinction « Histoire naturelle » / « Histoire civile »

« La connaissance des faits […] n’est rien d’autre que la sensation et la mémoire, et c’est une connaissance absolue, comme quand nous voyons qu’un fait a lieu ou que nous nous souvenons qu’il a eu lieu ; c’est la connaissance que l’on requiert d’un témoin.  […] Le recueil de la connaissance des faits est appelé histoire ; il y en a deux sortes : l’une est appelée histoire naturelle, qui est l’histoire des faits ou effets de la nature qui ne dépendent pas de la volonté humaine, comme les histoires des métaux, de la faune, de la flore des régions et ainsi de suite. L’autre est l’histoire civile, qui est l’histoire des actions volontaires des hommes dans les Etats. »     

Thomas HOBBES, Léviathan (1651)

Il y a une histoire de la nature dans laquelle prend place l’histoire des hommes, de leurs nations et de leurs civilisations (qui naissent, vivent et meurent). Mais on peut aussi réduire le domaine d’études : histoire des arts, des techniques, des sciences, etc.

Depuis quelques décennies, on considère que l’histoire de la nature et l’histoire de l’Homme sont devenues indissociables : l’être humain transforme la nature de manière déterminante (destruction d’espèces naturelles, assèchement de mers intérieures, réchauffement climatique, déboisement, etc.) : la période actuelle de l’histoire de la Terre est nommée anthropocène pour tenir compte de ce fait.

C/ Histoire et échelles de temps

1. L’Histoire de l’Homme comme accident dans l’Histoire de l’Univers et dans celle de la nature

Homo sapiens est apparu comme espèce (il y a au moins 50 000 ans selon les paléontologues) et disparaîtra… un jour. Il fait partie de la nature qui a elle-même une histoire. Pour une éventuelle intelligence extra-humaine future, il y aura eu une histoire de l’humanité.

« Au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, il y eut un jour une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’« histoire universelle », mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se congela et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir à mettre suffisamment en lumière l’aspect lamentable, flou et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature. Des éternités ont passé d’où il était absent ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé. »

NIETZSCHE, Vérité et Mensonge au sens Extra-Moral (1873)

2. L’Histoire des civilisations (culture avec normes, valeurs, croyances, connaissances…)

De nombreuses civilisations humaines sont nées, ont duré de quelques siècles à quelques millénaires (mais jamais plus) avant de disparaître avec leur culture (civilisations mésopotamienne, égyptienne, de l’Indus, grecque, romaine, arabe médiévale, maya, aztèque, inca…).

Certaines ont laissé des traces qui nous permettent d’essayer de les connaître, de comprendre ce qui leur a permis de naître, de se développer, de durer et ce qui les a détruites : c’est le travail des historiens.

Mais Homo sapiens produit des cultures qui, si elles naissent et disparaissent à l’échelle des siècles et quelquefois des millénaires, semblent néanmoin, en prenant un « recul historique », progresser :

• Les évolutions techniques sont évidentes : aucun de nos ancêtres du XIXe siècle n’aurait pu concevoir les  développements récents de l’informatique, de l’aérospaciale ou de la biologie.

• Les évolutions morales se généralisent progressivement :

– L’esclavage a été la norme de toutes les « grandes » civilisations passées (Egypte, Mésopotamie, Chine, Grèce, Rome, Scandinavie, toutes les civilisations musulmanes et d’Afrique subsaharienne jusqu’à la colonisation européenne, les États-Unis jusqu’en 1870).

– La peine de mort et la torture étaient la norme dans la plupart des mêmes « grandes » civilisations : le supplice de la roue ou l’écartèlement se pratiquait encore en France au XVIIe siècle, le supplice des « mille morceaux » se pratiquait encore en Chine dans les années 1920.

– L’idée que les êtres humains puissent être « égaux » est récente à l’échelle de l’Histoire de l’humanité. Elle semble apparaître avec le christianisme (tous les êtres humains sont « fils de Dieu », donc frères et doivent donc « s’aimer les uns les autres »). Mais elle n’est posée rationnellement que durant la période des Lumières (même si l’humanisme de la Renaissance marque un premier jalon dans cette direction), s’objectivant dans la Déclaration des Droits de l’Homme et du citoyen de 1789.

3. Trois échelles de temps pour l’historien [Fernand BRAUDEL, La Méditerranée (1949)]

1.  L’histoire de longue durée : « La première met en cause une histoire quasi immobile, celle de l’homme dans ses rapports avec le milieu qui l’entoure ; une histoire lente à couler, à se transformer.  »
Ex : la transformation de la nature par l’Homme…

2. L’histoire des sociétés (qui prend place dans la précédente) : « Une histoire sociale, celle des groupes et des groupements.  […] La guerre, nous le savons, n’est pas un pur domaine de responsabilités individuelles. »
Ex : l’évolution des arts, des sciences, des techniques, ds valeurs morales…

3. L’histoire événementielle (qui prend place dans la précédente) : « Troisième partie enfin, celle de l’histoire traditionnelle, si l’on veut de l’histoire à la dimension […] de l’individu, l’histoire événementielle. »
Ex : les anecdotes de la vie des « grands hommes?», les batailles, les événements qui ont fait l’«actualité»…

2. L’HOMME EST UN ÊTRE HISTORIQUE

A. Inscription de soi dans l’histoire :

Notre présent est pris dans la trame de faits qui nous échappent.

Chaque individu naît, vit et meurt dans un contexte historique qu’il ne choisit pas. Sartre nomme ce contexte une situation : l’homme est un « être en situation », et nous n’avons pas le choix :  « Nous sommes embarqués ».

En cas d’événements critiques (marquants pour l’avenir d’une communauté)

Dans une situation extrême (un événement historique), par exemple une situation conflictuelle entre communautés, les comportements réactifs basiques de l’individu (comme ceux des autres animaux), sont fondamentalement (de manière innée) de deux types : la fuite (on peut se cacher, se réfugier, émigrer) ou l’agression (se battre, détruire la cause du conflit…). Les comportements de la communauté peuvent être déterminés par la réaction de la majorité de ses membres.
Mais l’être humain en général, et chaque individu en particulier, dispose d’autres ressources pour affronter les situations exceptionnelles. Elle lui permettent ou lui commandent de s’engager :

        • La culture : d’une part l’être humain dispose d’une culture : celle-ci transmet des protocoles de concertation, de dialogue, de diplomatie au niveau des États…), mais aussi des protocoles de lutte (grèves, résistance organisée…)
        • La raison : d’autre part l’être humain dispose d’une capacité à analyser une situation conflictuelle (repérer les intérêts en jeu, expliciter l’irrationnel à l’origine du conflit…) et produire librement (indépendamment de sa culture et donc des intérêts de son camp) des comportements non déterminés. Il peut donc tenter de résoudre un conflit en en comprenant les origines et en négociant un compromis acceptable pour les partis en présence.

NB : S’il y a des « lois de l’histoire » (cf. fin du cours), les individus n’ont aucune prise sur les déterminismes historiques dont ils sont les jouets.

B. Inscription de l’histoire (ou plutôt d’une histoire) en soi :  mémoire, « héritage »

Nous sommes culturellement des «héritiers»

Notre culture nous transmet l’histoire des diverses communautés auxquelles nous appartenons : l’humanité, notre pays, notre famille… En fonction de l’ordre de priorité accordé à l’un de ces niveaux de communauté, nous serons plutôt universalistes ou au contraire nationalistes, ou communautaristes.

Mise en avant par les philosophes des Lumières, l’universalisme a longtemps semblé la réponse adéquate aux dérives nationalistes (fascisme, nazisme…) — la CEE se présentant comme un exemple d’intégration (même si réduit à la sphère économique), dans le sens d’une mondialisation progressive, d’une organisation politique au niveau de l’humanité (cf. Kant : Idée pour une histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique, 1784, ou Vers la paix perpétuelle, 1795).

La mémoire comme refuge face aux incertitudes du présent (et donc de l’avenir)

S’appuyant sur un passé (plus ou moins lointain), un retour au communautarisme marque la dernière décennie (séparatisme régionaliste lombard ou catalan…). Des communautés s’organisent autour d’intérêts communs (raciaux, religieux, sexuels…) et font valoir leurs intérêts propres en s’appuyant sur l’histoire (colonialisme, répressions…).

Mais les événements de l’ancienne Yougoslavie ou du Rwanda ont montré que l’exacerbation du communautarisme pouvait mener à des catastrophes humaines).

        • Un point de vue optimiste considérera néanmoins ces mouvements comme une marque du dynamisme interne des sociétés riches.
        • Un point de vue pessimiste considérera ces mouvements comme les symptômes de la désagrégation d’une société soumise aux incertitudes économiques et à la rapidité des évolutions techniques et morales que les individus ont de plus en plus de mal à assumer — choisissant alors de se réfugier dans un passé plus ou moins fantasmé.

Gérer utilement l’histoire (ce que l’on retient du passé) : importance de l’oubli

« Toute action exige l’oubli, de même que toute vie organique exige non seulement la lumière, mais aussi l’obscurité. Un homme qui voudrait sentir les choses de façon absolument et exclusivement historique ressemblerait à quelqu’un qu’on aurait contrait à se priver de sommeil ou à un animal qui ne devrait vivre que de ruminer continuellement les mêmes aliments.[…] Il y a un degré d’insomnie, de rumination, de sens historique qui nuit au vivant et qui finit par le détruire, qu’il s’agisse d’un homme, d’un peuple ou d’une civilisation.
Pour déterminer ce degré et par là la limite à partir de laquelle le passé doit être oublié si l’on ne veut pas qu’il devienne le fossoyeur du présent, il faudrait savoir précisément quelle est la force plastique de l’individu, du peuple, de la civilisation en question. Je veux parler de cette force qui permet à quelqu’un de se développer de manière originale et indépendante, de transformer et d’assimiler les choses passées ou étrangères, de guérir ses blessures, de réparer ses pertes, de reconstituer sur son propre fonds les formes brisées. […] C’est seulement quand il est assez fort pour utiliser le passé au bénéfice de la vie et pour refaire de l’histoire avec des évènements anciens, que l’homme devient homme : trop d’histoire en revanche, tue l’homme, et sans cette enveloppe de non-historicité, jamais il n’aurait commencé ni osé commencer à être. L’élément historique et l’élément non historique sont également nécessaire à la santé d’un individu, d’un peuple ou d’une civilisation. »

Friedrich NIETZSCHE, Considérations inactuelles (1876), II

Pour Nietzsche, la plasticité des individus, des collectivités et de leurs cultures, est nécessaire à l’expression de leur vitalité, de leur dynamique. Or la sacralisation du passé limite l’ouverture à la nouveauté, à l’enrichissement culturel, à l’originalité. La mémoire doit être gérée dans l’intérêt de l’individu, du peuple ou de la civilisation. Se laisser contraindre par les déterminismes historiques (valeurs morales, rites, conformismes…) c’est s’enfermer dans une forme de nihilisme : c’est se fermer au devenir et donc arrêter la dynamique de l’histoire. La sacralisation du passé arrête le cours de l’histoire.

Cf. cours sur la culture, la distinction entre « sociétés froides » (non-historiques) et « sociétés chaudes » (historiques) de Lévi-Strauss : « On pourrait sans doute dire que les sociétés humaines ont inégalement utilisé le temps passé […] On en viendrait ainsi à distinguer deux sortes d’histoire : une histoire progressive, acquisitive, qui accumule les trouvailles et les inventions pour construire de grandes civilisations, et une autre histoire, peut-être également active et mettant en œuvre autant de talents, mais où manquerait le don synthétique de la première. » Claude LÉVI-STRAUSS, Race et Histoire (1952)

La connaissance historique pour échapper à la tyrannie de la mémoire

« Mémoire, Histoire : loin d’être synonymes, nous prenons conscience que tout les oppose. […] Parce qu’elle est effective et magique, la mémoire ne s’accommode que des détails qui la confortent?; elle se nourrit de souvenirs flous, téléscopants, globaux ou flottants, particuliers ou symboliques, sensible à tous les transferts, écrans ou projections. L’histoire, parce que opération intellectuelle et laïcisante, appelle analyse et discours critique. La mémoire installe le souvenir dans le sacré, l’histoire l’en débusque, elle prosaïse toujours. La mémoire sourd d’un groupe qu’elle soude, ce qui revient à dire qu’il y a autant de mémoires que de groupes […] L’histoire au contraire appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. […] La mémoire est un absolu et l’histoire ne connaît que le relatif.
Au cœur de l’histoire, travaille un criticisme destructeur de mémoire spontanée. La mémoire est toujours suspecte à l’histoire dont la mission vraie est de la détruire et de la refouler. »

Pierre NORA, les Lieux de mémoire (1984)

Pour Nora, il y a urgence pour l’humanité à remplacer le « devoir de mémoire » (irrationnel, enjeu de conflits d’intérêts) par un « devoir d’histoire » (rationnel, dépassionné, ouvert à la diversité des interprétations du passé).

3. L’HISTOIRE COMME DOMAINE DE  CONNAISSANCE RATIONNELLE

NB : La définition de l’Histoire, comme « domaine d’objets » et donc de connaissance propre, suppose l’existence de documents écrits d’époque, de témoignages de première main (témoins directs das faits racontés) ou seconde main (témoignages recueillis par l’auteur). L’étude des civilisations sans écriture est du domaine de la Préhistoire.

A. L’invention d’une rationalité historique chez les Grecs

Avant les développement de la rationalité dans la Grèce athénienne, la mythologie religieuse tenait lieu de causalité pour expliquer les événement présents. Mais de la même façon qu’ils ont tenté d’expliquer les phénomènes naturels par la nature elle-même (en évacuant toute action des dieux), les Grecs ont tenter d’appliquer les formes de rationalité qu’ils ont créées à la compréhension du passé (toujours en lien avec les conséquences du présent) : les événements humains devaient être expliqués par des événements humains qui les avaient précédés.

B. Comprendre le passé pour prévoir l’avenir ?…

« Quant aux événements de la guerre, je n’ai pas jugé bon de les rapporter sur la foi du premier venu, ni d’après mon opinion ; je n’ai écrit que ce dont j’avais été témoin, ou pour le reste, ce que je savais par des informations aussi exactes que possible. Cette recherche n’allait pas sans peine, parce que ceux qui ont assisté aux événements ne les rapportaient pas de la même manière et parlaient selon les intérêts de leur parti ou selon leurs souvenirs variables. L’absence de merveilleux dans mes récits les rendra peut-être moins agréables à entendre. Il me suffira que ceux qui veulent voir clair dans les faits passés et, par conséquent, aussi dans les faits analogues que l’avenir selon la loi des choses humaines ne peut manquer de ramener jugent utiles mon histoire. C’est une œuvre d’un profit solide et durable plutôt qu’un morceau d’apparat composé pour une satisfaction d’un instant. »     

THUCYDIDE, Histoire de la guerre du Péloponnèse (431-404 av. J.C.)

De la même façon que la recherche du physicien vise, grâce à la connaissance de régularités, à prévoir les phénomènes à venir, Thucydide considère que la compréhension des faits passés (des causes qui les ont provoqués et de celles qui les ont fait évolués d’une manière plutôt que d’une autre) permettra de repérer dans l’avenir des situations analogues et d’agir « en connaissance de causes ».

Si cette conception de l’histoire a pu encore avoir cours au XIXe siècle, la succession des guerres (entre la France et l’Allemagne : 1870, 1914, 1939) l’a mise à mal :

« L’histoire est le produit le plus dangereux que la chimie de l’intellect ait élaboré. Ses propriétés sont bien connues. Il fait rêver, il enivre les peuples, leur engendre de faux souvenirs, exagère leurs réflexes, entretient leurs vieilles plaies, les tourmente dans leur repos, les conduit au délire des grandeurs ou à celui de la persécution, et rend les nations amères, superbes,  insupportables et vaines. L’histoire justifie ce que l’on veut. Elle n’enseigne rigoureusement rien, car elle contient tout, et donne des exemples de tout. »          

Paul VALÉRY, Regards sur le monde actuel (1931)

C. …Ou fabriquer une narration conforme à des intérêts ?

« Par la nature des choses, les documents émanent des puissants, des vainqueurs. Ainsi l’histoire n’est pas autre chose qu’une compilation des dépositions faites par les assassins relativement à leurs victimes et à eux-mêmes. »    

Simone WEIL, L’Enracinement (1943)

L’histoire ne pourrait être autre chose qu’une idéologie c’est-à-dire un système d’explication ou d’interprétation conforme aux intérêts du groupe qui les produit.

Mémoire collective : Le « récit national », c’est-à-dire l’histoire officielle que se donne une nation, mais aussi toute histoire propre à un groupe humain quel qu’il soit, est un élément de la culture de cette communauté. Il vise en premier lieu à solidariser cette communauté. Il met donc en valeur certains événements, valorisants pour le groupe, et en efface d’autres qui pourraient s’avérer culpabilisant.

D. La fabrique de l’Histoire par les historiens : choisir pour organiser

« Les historiens racontent des intrigues, qui sont comme autant d’itinéraires qu’ils tracent à leur guise à travers le très objectif champ événementiel (lequel est divisible à l’infini et n’est pas composé d’atomes événementiels) ; aucun historien ne décrit la totalité de ce champ, car un itinéraire doit choisir et ne peut passer partout?; aucun de ces itinéraires n’est le vrai, n’est l’Histoire. Enfin, le champ événementiel ne comprend pas des sites qu’on irait visiter et qui s’appelleraient événements : un événement n’est pas un être, mais un croisement d’itinéraires possibles. Considérons l’événement appelé guerre de 1914, ou plutôt situons-nous avec plus de précision : les opérations militaires et l’activité diplomatique; c’est un itinéraire qui en vaut bien un autre. Nous pouvons aussi voir plus largement et déborder sur les zones avoisinantes : les nécessités militaires ont entraîné une intervention de l’État dans la vie économique, suscité des problèmes politiques et constitutionnels, modifié les mœurs, multiplié le nombre des infirmières et des ouvrières et bouleversé la condition de la femme… Nous voilà sur l’itinéraire du féminisme, que nous pouvons suivre plus ou moins loin. Certains itinéraires tournent court (la guerre a eu peu d’influence sur l’évolution de la peinture, sauf erreur); le même « fait », qui est cause profonde sur un itinéraire donné, sera incident ou détail sur un autre.  […] Les événements ne sont pas des choses, des objets consistants, des substances; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la réalité, un agrégat de processus où agissent et pâtissent des substances en interaction, hommes et choses.  »

  Paul VEYNE, Comment on écrit l’histoire (1971)

4. UN SENS (?) DE L’HISTOIRE : PROGRÈS,  TÉLÉOLOGIE

Si l’Histoire humaine peut apparaître, selon la formule Shakespeare (dans Macbeth), comme « une histoire dite par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et qui ne signifie rien » (Shakespeare parle en fait de la vie en général), la raison humaine cherche à lui donner du sens.

La notion de « sens » en Histoire peut avoir 2… « sens » :

    • Le sens signifiant la « signification » et qui donc permet une connaissance rationnelle.
    • Le sens signifiant la « direction » : l’Histoire humaine serait dirigée vers un but (c’est ce que désigne la notion de « téléologie »), ce que recouvre à partir des Lumières la notion de « progrès » (social, moral, technique…)

A. Le sens de l’histoire (progrès) comme méthode d’organisation des connaissances historiques

« C’est un projet à vrai dire étrange, et en apparence extravagant, que de vouloir composer une histoire d’après l’idée de la marche que le monde devrait suivre, s’il était adapté à des buts raisonnables certains ; il semble qu’avec une telle intention, on ne puisse aboutir qu’à un roman. Cependant, […] cette idée pourrait bien devenir utile ; et, bien que nous ayons une vue trop courte pour pénétrer dans le mécanisme secret de son organisation, cette idée pourrait nous servir de fil conducteur pour nous représenter ce qui ne serait sans cela qu’un agrégat des actions humaines comme formant, du moins en gros, un système. »

KANT, Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique (1784)

B. Le sens de l’histoire (progrès) du point de vue d’un matérialisme historique


« L’histoire de toute société jusqu’à nos jours est l’histoire de luttes de classes. Homme libre et esclave, patricien et plébéien, baron et serf, maître de jurandes et compagnon, bref oppresseurs et opprimés, en opposition constante, ont mené une lutte ininterrompue, tantôt ouverte, tantôt dissimulée, une lutte qui finissait toujours soit par une transformation révolutionnaire de la société tout entière, soit par la disparition des deux classes en lutte.
»

MARX et ENGELS, Manifeste du Parti communiste (1848)

Selon Marx et Engels, toute société engendre des conflits d’intérêts structurels liés à son organisation : « La lutte des classes est le moteur de l’Histoire ».