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3.4. MATIÈRE & ESPRIT

  1. La matière et l’esprit comme principes explicatifs du «?monde?»
  2. Penser les liens entre l’ESPRIT et lA MATIÈRE

Problème type : l’amour est-il un sentiment conjuguant joie, enthousiasme, plaisir, pensée, mémoire, imagination ou/et une sécrétion glandulaire durable d’hormones et médiateurs biochimiques dans certaines aires cérébrales ?

1. LA MATIÈRE ET L’ESPRIT COMME PRINCIPES EXPLICATIFS DU MONDE 

Longtemps présentées comme désignant deux réalités différentes (voire concurrentes), les notions de matière et d’esprit ont été progressivement articulées et utilisées de manière complémentaire pour fournir une explication à l’expérience qu’a l’être humain du monde. Comprendre la spécificité de l’existence humaine implique de comprendre la relation entre la matière qui rend compte du réel extérieur à la perception et permet de l’expliquer, et l’esprit qui décrit la «?réalité humaine?» constituée de tous les états mentaux tels qu’ils nous apparaissent.

A. DÉFINITIONS

>?La matière (du latin mater = mère) est ce qui constitue objectivement la nature, qui obéit donc aux lois de la physique et est à l’origine de ce que nous percevons.

La matière est ce qui constitue objectivement une chose, ce dont elle est faite indépendamment de la perception que chacun peut en avoir.

>?L’esprit (du latin spiritus = souffle) est le principe dynamique de notre expérience individuelle, de notre existence subjective et donc de notre pensée, qui obéit aux «?lois?» de la psychologie, différentes de celles de la physique.

L’esprit est le principe de la vie psychique, la dynamique qui produit tout ce qui apparaît à notre conscience.

L’esprit peut alors être conçu comme «?le principe de la pensée?», ou «?le siège des états mentaux?» (penser, vouloir, imaginer, sentir, etc.) qui, même s’ils correspondent à des états de la matière (fonctionnement du cerveau), sont autre chose que ces états.

      • Les influx nerveux et les états des connexions neuronales ne sont ni des couleurs, ni des désirs, ni des douleurs, etc., même si nous savons qu’ils en sont la cause.Ce dont nous avons l’expérience, ce que nous vivons, ce sont nos perceptions, motivations, affects, et non des connexions neuronales et influx nerveux qui les rendent possibles.
      • Nous ne pouvons avoir de rapport direct, immédiat à la matière en général et celle qui compose notre cerveau en particulier (atomes, molécules, cellules). Nous ne pouvons en avoir qu’une idée qui a été construite progressivement par la philosophie et les sciences (une représentation).
      • Malgré toutes les connaissances acquises sur le fonctionnement du cerveau, depuis la fin du XIXe siècle,  l’articulation entre «?matière?» et «?esprit?» demeure problématique.

>?Le couple de notions matière/esprit permet donc de s’interroger sur la nature de la pensée et de l’expérience humaine en général :

      • du point de vue matérialiste, la pensée étant une activité du cerveau, elle est strictement matérielle et peut donc être objectivée : les lois de l’esprit (objet de la psychologie) peuvent être déduites des lois générales de la nature?;
      • du point de vue spiritualiste, la pensée (même si sa source est matérielle) présente des caractères propres, obéit à des lois émergentes, qui lui sont propres et ne peuvent donc être réduites aux lois de la matière.

Remarque : le fantasme de pouvoirs  de l’esprit sur la matière, surnaturels, magiques, permettant à l’esprit de contrôler la matière, semble très ancré dans l’humanité (chamanisme, prière dans de nombreuses religions…) et perdure à notre époque supposée «?matérialiste?» (super-héros mutants aux pouvoirs télékinétiques, monde magique d’Harry Potter où l’on peut contrôler les choses à l’aide d’incantations…)

B. LE MONDE COMME APPARENCE

>?Pour Platon (idéalisme) :

– L’expérience humaine tout entière, le monde que nous vivons, est une représentation d’une réalité « extérieure » à notre conscience (mythe de la caverne : le «?sensible?» n’est qu’un «?simulacre?»).

– Chaque objet singulier que nous percevons « participe » à une idée universelle de cet objet, ils en constituent un «?simulacre?», une «?instanciation?», une représentation.

Idéalisme : notre esprit n’ayant à faire qu’aux apparences et aux idées : la matière est un concept superflu.

Ex. : A chaque perception (sensible) de chat que nous avons, l’idée universelle (intelligible) de chat se trouve mobilisée, ce qui fait que nous percevons bien un chat, avec tous les attributs du chats, comme le fait qu’il miaule et ronronne, même si ce n’est pas le cas au moment où nous le percevons.

>?Pour Aristote (empirisme) : La notion de matière ne peut être séparée de celle de forme. Chaque chose est constituée d’une même matière indistincte mais organisée différemment, selon une forme propre à la chose. (hylémorphisme) (hulè = matière, morphè = forme)

      • La matière (ou «?substance?») est donc le support indéterminé commun à toutes les choses. La forme est ce qui détermine l’identité de cette chose (Rappel : bateau de Thésée).
      • La forme est le principe immatériel qui organise la matière pour en faire une chose déterminée.

Ex : Une personne conserve la même forme toute sa vie mais la matière qui la constitue change.  L’âme est la forme d’un corps organisé et vivant, présente dans toute l’étendue de ce corps.

La connaissance scientifique est celle des formes (l’organisation commune à tous les objets d’une même espèce)

– Si l’être humain (comme les autres animaux) n’a à faire en effet qu’à des apparences, celles-ci lui permettent néanmoins une connaissance des choses réelles.

Ex. : La forme (l’aspect intelligible) du chat étant commun à tous les chats, nous acquérons progressivement l’idée de chat par abstraction, c’est-à-dire en extrayant de nos expériences de différents chats leurs caractéristiques communes. Nous obtenons ainsi une connaissance d’un objet «?en général?», ce qui est le but de toute science.

B. Le monde comme réalité matérielle

Naturellement, l’être humain considère le monde qu’il perçoit, la représentation du réel extérieur que son cerveau construit à partir des données des sens et de l’expérience qu’il a accumulée (mémoire), comme étant la réalité elle-même, la seule réalité. Mais toute la culture moderne nous apprend que la réalité (dont nous faisons partie) est constituée d’une matière (atomes, molécules, cellules…) que nous ne pouvons percevoir directement.

« Il faut poser d’abord notre premier principe : rien n’est jamais créé divinement de rien. […] Rien ne s’anéantit ; toute chose retourne, par division, aux corps premiers de la matière. »

LUCRÈCE, De la Nature

>?Le matérialisme s’appuie sur l’hypothèse qu’il n’y a aucune autre loi dans la nature que celles de la matière. La totalité des phénomènes existant, y compris l’ensemble des phénomènes mentaux, peut être expliquée par les mêmes lois de la nature.

Depuis l’Antiquité grecque, le matérialisme s’appuie sur 3 arguments :

      1. La matière produit l’esprit —> on n’a jamais vu d’esprit sans matière.
      2. La matière est indépendante de nous —> l’esprit n’a pas de pouvoir direct sur la matière.
      3. La matière est le seul objet dont on peut avoir une connaissance objective —> connaître les choses c’est connaître les interactions de la matière qui les compose, les causes dont ils sont les effets.

Pour Démocrite (et ses successeurs, Épicure ou Lucrèce), l’univers est entièrement constitué d’atomes et de vide. Ce qui différencie l’âme des autres corps, c’est qu’elle est faite d’atomes particulièrement subtils.

L’âme (principe de vie et de la sensibilité animale : anima = âme en latin) et l’esprit (principe de la pensée propre à l’Homme), sont composés d’atomes très fins.

—> L’esprit est donc matériel et meurt en même temps que le corps. Épicure et Lucrèce nient l’immortalité de l’âme (d’où le discrédit de leur philosophie dans la chrétienté). Il faudra attendre les Lumières pour que la philosophie occidentale ose réactualiser cette hypothèse.

L’intérêt de l’atomisme est que l’ensemble de la réalité extérieure telle que nous la percevons peut alors être reconstruit intellectuellement sur la base de la seule hypothèse de cet objet premier universel qu’est l’atome (ou des composants communs actuellement connnus de ces atomes = particules élémentaires).

—> C’est une simplification importante de notre représentation théorique du monde, mais qui pendant longtemps ne pourra s’appuyer sur aucune donnée expérimentale. Son observation directe n’est devenue possible qu’en 1981 avec l’invention du microscope à effet tunnel.

Problème : Si les atomes constituent la réalité de toute chose, de quoi sont ils eux-mêmes constitués ? L’atome, étymologiquement, est ce qui ne peut être coupé. Or la physique du XXe siècle n’a cessé de découvrir de nouvelles «?particules élémentaires?», composants de ces atomes…

2. PENSER LES LIENS ENTRE L’ESPRIT ET LA MATIÈRE

A. DUALISME : DISTINCTION MÉTHODOLOGIQUE (ANALYTIQUE) NÉCESSAIRE ENTRE ÂME ET CORPS

Si l’on admet que les sensations, les idées, les émotions telles qu’elles nous apparaissent ne sont pas de la matière (une couleur lorsqu’elle apparaît à notre conscience n’est pas constituée d’atomes ou de connexions neuronales, même si ce support est ce qui la produit et est donc nécessaire pour nous les faire apparaître).

> Dualisme cartésien : du point de vue de la connaissance, matière (corps) et esprit (âme) sont deux réalités distinctes, que Descartes nomme «res extensa » et « res cogitans« .

—> La matière, déterminée par l’étendue (il occupe de l’espace et est donc géométrisable), est caractérisée par sa divisibilité (c’est une multiplicité, un ensemble) et représentable par des quantités. D’où la possibilité de mathématiser la physique.

Ex. : notre corps est matériel et peut être étudié à l’aide des lois de la mécanique. (Cf. cours sur le vivant)

—> L’esprit, déterminée par la pensée, est caractérisée par son unité (il est indivisible) et par les qualités auxquelles il a affaire. Il n’a pas d’étendue : on ne peut donc lui appliquer les lois (mécanistes selon Descartes) de la nature.

Ce dualisme méthodologique : Descartes souligne qu’il est essentiel de poser le corps comme indépendant de l’âme si on veut connaître.

        • Si le corps n’est que matière, alors il peut être connu à l’aide des lois de la nature (mécanisme biologique).
        • Les lois de la physique permettent d’étudier le vivant (réductionnisme méthodologique).
        • Mais les lois de la physique ne permettent pas d’étudier la psychologie humaine : on ne peut pas ramener la psychologie à la biologie, ou, plus radical encore, à la mécanique.

L’âme est une substance essentiellement dynamique active : « il se pourrait même que je n’existe plus si je cessais de penser…?»

La spécificité de l’Homme est donc d’être à la fois matière et esprit : son corps est purement mécanique, comme pour les autres êtres vivants qui ne sont que matière. Mais l’esprit, principe de la pensée dans le corps, est immatériel.

Pour Descartes l’homme est néanmoins unité : il n’est ni âme, ni corps, mais être vivant, c’est-à-dire union de ces deux substances, une continuité :

« La nature m’enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu’un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui. Car, si cela n’était lorsque mon corps est blessé, je ne sentirais pas pour cela de la douleur, moi qui ne suis qu’une chose qui pense, mais j’apercevrais cette blessure par le seul entendement, comme un pilote aperçoit par la vue si quelque chose se rompt dans son vaisseau ; et lorsque mon corps a besoin de boire ou de manger, je connaîtrais simplement cela même, sans en être averti par des sentiments confus de faim et de soif. Car en effet tous ces sentiments de faim, de soif, de douleur, etc., ne sont autre chose que de certaines façons confuses de penser, qui proviennent et dépendent de l’union et comme du mélange de l’esprit avec le corps.   

DESCARTES, Méditations métaphysiques (1641)

Comment le corps et l’âme (la matière et l’esprit) interagissent-ils ? Descartes risque une réponse physiologique (fausse). L’interaction se produirait à la base du cerveau, dans la «?glande pinéale?» (l’épiphyse, qui en fait transforme la sérotonine en mélatonine qui intervient dans la régulation des rythmes biologiques?!).

L’idée d’associer une fonction à une aire cérébrale ne sera relancée qu’ en 1861 avec la découverte par le neurochirurgien Broca de l’«?aire du langage» repérée grâce aux lésions observées sur le cerveau d’un aphasique (aphasie = trouble du langage). Elle s’est imposée depuis (l’IRM permettant d’associer des aires cérébrales à des activités mentales).

B. MONISME : IDENTIFICATION MÉTHODOLOGIQUE (SYNTHÉTIQUE) DE L’ÂME ET DU CORPS

Définition : ?Le monisme est un système philosophique qui considère l’ensemble de la réalité comme réductible à l’unité de la substance (matière) et par suite la pensée aux lois qui les régissent.

Nous sommes spontanément monistes puisque naturellement nous n’avons à faire qu’à des représentations (apparences, phénomènes) : perception de notre milieu, de notre corps, de nos émotions, sentiments… C’est la raison qui peut nous rendre dualistes en posant l’hypothèse au-delà de la perception d’une réalité autre que cette perception elle-même et qui en est l’origine, qui est «?représentée?» à notre conscience.

Mais la raison peut aussi nous ramener, au moins d’un point de vue méthodologique, à un monisme, en posant l’hypothèse que tout ce qui nous apparaît est une «?traduction » de la réalité matérielle dont la neurologie découvrira progressivement le dictionnaire.

—> Le monisme est la condition d’une conception matérialiste de la réalité.

> ?Pour LUCRÈCE (98-55 av. JC), tout dans la nature est organisation temporaire d’atomes et l’esprit « est une partie de l’homme, tout comme la main, le pied, les yeux » (De natura).

 >?Pour SPINOZA, il n’y a dans la réalité qu’un type d’être et donc Dieu et la nature ne sont qu’une seule et même chose (Deus sive natura) et « l’esprit est l’idée du corps ».

> ?Le réductionnisme (méthodologique) : toutes les lois qui gouvernent le fonctionnement de l’esprit humain peuvent être ramenées aux lois de la physique et de la biologie. Cette position a permis le développement des neurosciences modernes.

C. L’ÉMERGENTISME MODERNE 

> Ce concept s’appuie sur l’idée que « le tout est plus que la somme de ses parties ». D’un degré de complexité à l’autre des lois nouvelles apparaissent qui ne sont pas nécessairement réductibles aux lois du niveau inférieur, d’où la nécessité de sciences différentes.

Ex. :  Relations entre molécules inertes et cellules vivantes, ou cellules vivantes et organisme, ou organisme et esprit, ou encore organismes et  organisation sociale.

Un système complexe possède des caractéristiques liées à sa totalité, non-déductibles de celles des éléments qui le composent.

A un niveau donné d’organisation, on ne peut expliquer tous les comportements individuels par des interactions se produisant au niveau d’organisation inférieur. On doit établir des lois décrivant les interactions qui se situent au niveau considéré (holisme méthodologique).

Ex. : On serait difficile et peut-être impossible d’expliquer les interactions humaines (comme dans le cas d’un dialogue) par les interactions (qui néanmoins ont bien lieu) entre les cellules nerveuses de l’être humain.

> ?Pour Bergson les lois de la vie (biologie) ne peuvent être réduites à celle de la matière (physique) :

              « Le rôle de la vie est d’introduire de l’indétermination dans la matière.

BERGSON, L’Evolution créatrice, 1907

De même, l’esprit introduit ne forme d’indétermination dans le vivant — ce que d’un point de vue moral on appelle la liberté. Donc les lois de l’esprit (psychologie) ne peuvent être entièrement déduites de lois du vivant (biologie) — contrairement à celles qui déterminent l’instinct. On ne peut «?réduire le mental au cérébral?».