Perspective : la connaissance

Toute espèce animale doit disposer d’une représentation de son milieu acquise grâce aux organes des sens pour pouvoir y agir afin d’assurer sa conservation et sa reproduction. En plus de cette représentation de son milieu à l’aide des données des sens (connaissance empirique), l’être humain dispose d’une représentation symbolique du monde à l’aide du langage — ce dernier permet de produire des discours décrivant symboliquement la réalité (indépendamment de la perception qu’on en a) — les théories scientifiques constituant la forme la plus achevée de la forme discursive de la connaissance (connaissance rationnelle).

1. Définition

La connaissance est une représentation adéquate de notre milieu.

La connaissance désigne donc l’adéquation entre les représentations (sensibles ou verbales) dans la pensée de l’être humain et la réalité qui lui est extérieure. (Ex. : la connaissance s’oppose à l’ignorance.)
Par extension, la connaissance désigne tout contenu de la pensée correspondant à la réalité (Ex. : avoir des connaissances en astronomie.)

2. Les deux sources de la connaissance

a. La connaissance empirique (sensible)

Nous faisons partie de la nature. En tant qu’êtres vivants nous ne nous conservons que grâce aux échanges avec notre milieu. Nous y absorbons :

      • de la matière (nourriture),
      • mais aussi de l’information (grâce à nos sens) qui nous permet de construire en nous (mémoire) une représentation adéquate de notre milieu. Les données des sens constituent le moyen « naturel » de nous adapter à la nature et donc, au-delà, de la maîtriser. Cette expérience que nous faisons du monde est la condition de possibilité de l’action mais aussi de la réflexion théorique qui permet de juger (vrai/faux) et d’organiser de façon cohérente les divers domaines de cette expérience.

Nos sens nous fournissent à chaque instant la base de notre perception présente (sons, couleurs, goûts…) et toutes ces informations sont spontanément triées et enregistrées dans notre mémoire : elles constituent notre expérience qui s’enrichit progressivement. (Les psychologues parlent de « rétentions » = ce que l’on retient).
C’est grâce à cette expérience accumulée que nous reconnaissons immédiatement notre environnement et tout ce qui le compose et réagissons (curiosité ou au contraire méfiance) à la nouveauté qui n’a pas encore sa place dans nos « rétentions ».

Problème :  Cette expérience cumulative est nécessaire à la survie de chaque individu. Mais dans le cadre social qui est celui de toute vie humaine, la subjectivité de l’expérience individuelle ne peut être communiquée, extériorisée, que par des signes objectifs (ce que fournit le langage)


Les sens
(vue, ouïe, odorat, goût, toucher), sont nos sources premières d’informations sur notre milieu. La perception organise de manière cohérente les données des divers sens. Ainsi, les données de la vision et celles de l’ouïe se recoupent : l’aboiement du chien (capté par l’ouïe) recoupe le mouvement de la gueule de l’animal (capté par la vision).
Les connaissances acquises par l’intermédiaire des sens sont dites empiriques (ou objectuelles dans la mesure où elles concernent les objets dont nous avons l’expérience)
Lorsqu’elle est directe, cette connaissance est limitée puisqu’à chaque instant, nos sens ne peuvent nous donner qu’une représentation locale de la réalité, celle qui est à leur portée : le toucher ne peut nous informer que sur ce qui se trouve à portée de nos mains, la vision peut porter à plusieurs kilomètres mais elle perd en précision avec la distance.
La mémoire, dans la mesure où elle est capable de conserver les traces de nos perceptions et de les organiser (sans l’aide du langage), nous permet de disposer d’une connaissances durable de notre milieu, qui perdure au-delà du moment et du lieu où nous les avons acquises. L’expérience passée reste disponible et utilisable puisqu’elle peut être rappelée à la conscience.

b. Perception et langage : de la représentation sensible à la représentation symbolique

Si dans la perception, les données sensibles de l’instant sont enrichies par la mobilisation du contenu pertinent de notre mémoire — expérience personnelle et culture collective qui donnent une signification immédiate aux données des sens —, le développement progressif de la raison humaine (aussi bien chez l’individu que dans chaque culture ou même à l’échelle de l’histoire de l’humanité prise dans son ensemble) s’accompagne d’une mise en ordre et d’une compréhension de l’expérience accumulée et transmise par les générations.  Celle-ci est rendue possible par le langage qui permet d’associer des signifiants sonores ou visuels (parole, écriture) aux divers éléments de notre expérience (un nom aux choses, un adjectif aux qualités, un verbe aux actions…). Grâce au langage, nous disposons d’une représentation symbolique et communicable du monde.

c. La connaissance rationnelle (intellectuelle)

Appliquée aux faits et à leurs descriptions, la raison théorique permet de connaître ce qui est, c’est-à-dire d’avoir une représentation adéquate grâce le langage. Elle se veut descriptive puisqu’elle s’efforce de représenter les choses telles qu’elles sont. Mais elle est aussi prédictive puisque qu’elle s’intéresse aux régularités.

      • les sens qui captent une partie des informations présentes dans notre milieu ;
      • la raison théorique qui, à partir de ce qui est donné par nos sens et de ce que nous savons déjà, établit des relations qui ne sont pas données par les sens mais correspondent néanmoins à la réalité, la rendant prédictible.

Ex. : Nos sens nous montrent le soleil se lève à l’est et se couche à l’ouest après avoir décrit un demi-cercle au-dessus de nous. Il faut une réflexion prenant en compte toutes les données des mouvements des autres planètes et cherchant à en trouver la cohérence pour aboutir à l’idée d’un système solaire héliocentrique.

« Quand l’eau courbe le bâton, ma raison le redresse
La raison décide en maîtresse.
Mes yeux, moyennant ce recours
Ne me trompent jamais en me mentant toujours. »

(LAFONTAINE, Un animal dans la lune, 1678)

« Savoir pour prévoir, prévoir pour agir. » (Auguste COMTE, Cours de philosophie positive, 1849)

3. La science, connaissance empirique et rationnelle

« L’empirique, semblable à la fourmi, se contente d’amasser et de consommer ensuite ses provisions. Le dogmatique, telle l’araignée ourdit des toiles dont la matière est extraite de sa propre substance. L’abeille garde le milieu ; elle tire la matière première des fleurs des champs, puis, par un art qui lui est propre, elle la travaille et la digère. (…) Notre plus grande ressource, celle dont nous devons tout espérer, c’est l’étroite alliance de ces deux facultés : l’expérimentale et la rationnelle, union qui n’a point encore été formée. »    (Francis BACON, Novum Organum, 1600)

    • l’empirique (celui qui croit que l’observation, l’expérience sensible, est par elle-même connaissance) est comparable à la fourmi qui amasse au hasard des provisions dont, très souvent, elle ne fait rien ;
    • le rationaliste dogmatique (celui qui croit pouvoir tout tirer de sa raison) est comparable à l’araignée qui ourdit des toiles dont la matière est extraite d’elle-même ;
    • La bonne attitude consiste à imiter l’abeille qui, par un art qui lui est propre, transforme en miel le suc des fleurs des champs et des jardins qu’elle recueille.

Ce double aspect empirique et rationnel, c’est-à-dire faisant appel à la fois à l’expérience sensible et à la théorie, constitue la spécificité de la connaissance scientifique selon un schéma en 3 étapes :

1/ L’observation (quantifiée à l’aide d’instruments de mesure) fournit des énoncés observationnels.

2/ La théorie : sur la base d’hypothèses explicatives, les lois décrivant les régularités des faits observés sont organisées (mises en relation grâce à des concepts adéquats : vitesse et accélération, atomes et molécules, etc.) dans le cadre logique d’une théorie en s’appuyant éventuellement sur des hypothèses assurant la cohérence de la théorie.

« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. […] Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité. » (Albert EINSTEIN et Léopold INFELD, L’évolution des idées en physique, 1938)

3/ L’expérimentation permet vérifier les hypothèses explicatives posées pour assurer la cohérence logique de la théorie et donc en valider le bien-fondé.

« Les instruments [d’observation et d’expérimentation] ne sont que des théories matérialisées. Il en sort des phénomènes qui portent de toutes parts la marque théorique. »

(Gaston BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, 1938)

Même si c’est l’observation qui dans un premier temps suggère la théorie, c’est la théorie qui permet d’affiner l’observation et de concevoir l’expérimentation.

3. L’expérience humaine, source pratique de connaissances  

3.1. L’expérience que l’on fait (l’action comme acquisition concrète de connaissances)

Contrairement aux animaux dont l’instinct confère une perfection immédiate aux activités nécessaires à leur conservation (comportements innés stéréotypés), les hommes doivent acquérir la quasi totalité des comportements qui leur permettront de survivre (la raison pratique permettant par ailleurs d’en improviser de nouveaux).

a. L’expérience est une pratique (action) : une expérience se vit

Opposition expérience/théorie : L’expérience permet d’accéder à un savoir spécifique en lien avec l’action, un « savoir agir ». En quoi elle se distingue de la théorie qui est du point de vue de la pratique un « savoir sur l’action ».
L’expérience répétée d’une activité permet de la maîtriser : c’est la forme pratique de l’apprentissage, la forme active de l’éducation. Elle s’inscrit dans le corps au point de pouvoir le transformer (corps de l’athlète, mains calleuses de l’ouvrier…).

Ex. : C’est par l’expérience qu’un enfant apprend à maîtriser son corps. Pour apprendre à marcher, à nager, à faire du vélo, à lire, à jouer d’un instrument de musique, il doit essayer, subir des échecs et recommencer jusqu’à ce qu’il maîtrise l’activité considérée.

Liée à un vécu, à une pratiquel’expérience s’oppose aux connaissances purement théoriques.
L’expérience implique de vivre un événement, et d’en tirer une connaissance, une leçon, de le considérer du point de vue de son aspect formateur. (Ex. : avoir une expérience professionnelle, amoureuse…)

Chaque expérience singulière que l’on fait s’ajoute à « l’expérience que l’on a » :

        • l’expérience que l’on a est donc la somme de toutes nos expériences singulières ;
        • chaque fait de notre vie est une expérience dans la mesure où l’on en tire un enseignement, un savoir, quelque chose sur quoi on pourra appuyer des choix ultérieurs.

3.2. L’expérience que l’on a (ensemble de savoirs pratiques acquis)

a. Qu’est-ce qu’un « homme d’expérience » ?

Chaque expérience que nous faisons s’ajoute à l’expérience que nous avons, c’est-à-dire à la totalité de notre savoir pratique : l’expérience est conservation (rétention) d’un savoir.

Si le temps use et limite progressivement les facultés humaines, il est aussi ce qui permet d’accumuler de l’expérience. L’expérience est alors le contenu pratique de la mémoire, la sédimentation en soi d’un passé qui permet un perfectionnement de l’être humain :

        • maîtriser ses actions (faire au mieux et plus vite) ;
        • maîtriser ses réactions (on sait reconnaître les signes de l’angoisse, de la colère, etc. et les gérer).

Cette expérience accumulée ne se réduit pas à la maîtrise technique d’une série de savoir-faire : l’homme d’expérience a accumulé un savoir concret de la vie qui lui donne une forme de sagesse.

Aristote nomme « prudence » cette forme de sagesse pratique acquise (au moins en partie) par l’expérience. L’homme prudent n’agit pas spontanément mais ne décide pas non plus nécessairement selon des règles morales préétablies : il sait peser une situation particulière par comparaison avec des éléments de son expérience.

b. Notre expérience est constitutive de notre personne

      • Pour Aristote : « C’est en forgeant qu’on devient forgeron ». Intégrée à notre subjectivité, notre expérience est constitutive de notre personne. Elle contribue à nous définir psychologiquement (ex : « déformation professionnelle »).
      • Pour Sartre, « l’existence précède l’essence. » Nous sommes ce que nous devenons : l’existence (qui s’accumule sous forme d’expérience) précède l’essence (ce que nous sommes et qui évolue avec l’accroissement de notre expérience et n’est donc jamais définitif).