LA TECHNIQUE

1. Définitions

1/ Le travail est une activité productive, c’est-à-dire une activité humaine réglée (qui se fait selon des règles, des procédures), productrice de biens ou de services destinés à la satisfaction des besoins. (Le travail s’oppose au jeu, au loisir, au divertissement, activités humaines non productives.)

2/ Une technique est un savoir-faire productif, c’est-à-dire un savoir-faire organisant efficacement les actions nécessaires à la production d’un bien ou d’un service.

Le « savoir » étant déterminé par la science et le « faire» par le travail, la technique comme « savoir-faire » trouve son expression achevée dans l’application pratique des sciences à la production d’objets ou de services.

Caractérisée par une procédure (ensemble ordonné de règles), une technique :

      • rend un objet reproductible, ce qui le met à la disposition du plus grand nombre ;
      • est transmissible d’individu à individu, de génération en génération (puisque c’est un savoir, elle fait partie de la culture qui caractérise une civilisation) : ce qui (jusqu’ici) a été inventé dans une communauté humaine, se diffuse progressivement, de proche ne proche, à l’ensemble de l’humanité. Cela pouvait prendre des milléaire autrefois mais se fait aujourd’hui en quelques mois.

Ex. : (durant la Préhistoire) la suite des opérations permettant de produire et entretenir un feu, la méthode de taille des silex pour fabriquer des pointes de flèche (industrie lithique)…

3/ L’outil est un objet utile, c’est-à-dire un objet produit intentionnellement (artefact) pour servir comme moyen en vue d’une fin. Son utilisation optimisée définit une technique.

Ex. : (durant la Préhistoire) les pierres ramassées servant à tailler d’autres pierres ne sont pas des outils puisqu’elles n’ont pas été produites par l’homme. Mais les pierres taillées intentionnellement pour devenir des pointes de flèches sont des outils (pour la chasse).

La machine est un outil complexe, destiné à faciliter ou remplacer le travail humain en répétant à l’identique des actions.Les machines dotées d’intelligence artificielle simulent l’intelligence humaine pour faciliter son travail ou la remplacer— en recherchant elle-même l’information permettant de calculer les actions de machines complexes ou de produire des conseils pour les actions humaines (aide à la prise de décision).

4/ Lien entre travail et technique : Le travail est la rationalisation de l’activité consistant à satisfaire les besoins.La technique est la rationalisation du travail par l’organisation réglée, procédurale d’une suite de tâches.
Travail et technique permettent à l’être humain de s’approprier la nature, de la transformer pour satisfaire ses besoins.

2. Le corps, le travail et la technique

      A. Faiblesse innée du corps humain

Platon : « L‘homme naît nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes ». Contrairement à l’animal chez qui l’organe et l’outil se confondent, l’homme n’a pu survivre que grâce à sa capacité à développer des outils et des techniques lui permettant de compenser son dénuement physique inné.

PLATON : le mythe de Prométhée

« C’était le temps où les dieux existaient déjà, mais où les races mortelles n’existaient pas encore. Quand vint le moment marqué par le destin pour la naissance de celles-ci, voici que les dieux les façonnent à l’intérieur de la terre avec un mélange de terre et de feu et de toutes les substances qui se peuvent combiner avec le feu et la terre. Au moment de les produire à la lumière, les dieux ordonnèrent à Prométhée et à Épiméthée de distribuer convenablement entre elles toutes les qualités dont elles avaient à être pourvues. Épiméthée demanda à Prométhée de lui laisser le soin de faire lui-même la distribution « Quand elle sera faite, dit-il, tu inspecteras mon œuvre.» La permission accordée, il se met au travail.
Dans cette distribution, il donne aux uns la force sans la vitesse ; aux plus faibles, il attribue le privilège de la rapidité ; à certains il accorde des armes; pour ceux dont la nature est désarmée, il invente quelque autre qualité qui puisse assurer leur salut. A ceux qu’il revêt de petitesse, il attribue la fuite ailée ou l’habitation souterraine. Ceux qu’il grandit en taille, il les sauve par là même. Bref, entre toutes les qualités, il maintient un équilibre. En ces diverses inventions, il se préoccupait d’empêcher aucune race de disparaître. […] Or Épiméthée, dont la sagesse était imparfaite, avait déjà dépensé, sans y prendre garde, toutes les facultés en faveur des animaux, et il lui restait encore à pourvoir l’espèce humaine, pour laquelle, faute d’équipement, il ne savait que faire. Dans cet embarras, survient Prométhée pour inspecter le travail. Celui-ci voit toutes les autres races harmonieusement équipées, et l’homme nu, sans chaussures, sans couvertures, sans armes. Et le jour marqué par le destin était venu, où il fallait que l’homme sortît de la terre pour paraître à la lumière.
Prométhée, devant dette difficulté, ne sachant quel moyen de salut trouver pour l’homme, se décide à dérober l’habileté artiste d’Héphaïstos et d’Athéna, et en même temps le feu, — car sans le feu il était impossible que cette habileté fût acquise par personne ou rendît aucun service, — puis, cela fait, il en fit présent à l’homme.
[…]  C’est ainsi que l’homme se trouve avoir en sa possession toutes les ressources nécessaires à la vie.».

                                                             PLATON, Protagoras, 320c-321d

—> L’être humain se trouve naturellement dans un état de dénuement physique par rapport au climat, à d’éventuels prédateurs, etc., Or ceci, en soi, apparaît comme une limitation de sa capacité d’adaptation, ce qui aurait dû le condamaner à disparaître en tant qu’espèce.

—>  Néanmoins, ce défaut est pallié par son intelligence technique (capacité d’invention) et pas ses mains (capacité de production) qui lui permettent de compenser sa faiblesse physique par la création d’artefacts (objets qu’il fabrique) : vêtements, outils, armes…

    B. L’outil de tous les outils, la main, et le cerveau qui la contrôle

Le corps humain présente certains caractères biologiques particuliers qui font qu’il dispose de manière innée d’un outil efficace et polyvalent permettant de fabriquer d’autres outils.

ARISTOTE : la main, un moyen pour tous les moyens

« L’être le plus intelligent est celui qui est capable de bien utiliser le plus grand nombre d’outils : or, la main semble bien être non pas un outil, mais plusieurs. Car elle est pour ainsi dire un outil qui tient lieu des autres. C’est donc à l’être capable d’acquérir le plus grand nombre de techniques que la nature a donné de loin l’outil le plus utile, la main.  Aussi ceux qui disent  que l’homme n’est pas bien constitué et qu’il est le moins bien partagé des animaux (parce que dit-on, il est sans chaussures, il est nu et n’a pas d’armes pour combattre) sont dans l’erreur. Car les autres animaux n’ont chacun qu’un seul moyen de défense et il ne leur est pas possible de le changer pour un autre, mais ils sont forcés, pour ainsi dire, de garder leurs chaussures pour dormir et pour faire n’importe quoi d’autre, et ne doivent jamais déposer l’armure qu’ils ont autour de leur corps ni changer l’arme qu’ils ont reçue en partage. L’homme au contraire, possède de nombreux moyens de défense, et il lui est toujours loisible d’en changer et même d’avoir l’arme qu’il veut quand il veut. Car la main devient griffe, serre, corne ou lance ou épée ou toute autre arme ou outil. Elle peut être tout cela, parce qu’elle est capable de tout saisir et de tout tenir.? »                                         

ARISTOTE, Les parties des animaux

—>  Les premières techniques développées par l’homme ont consisté à maîtriser l’usage de son corps pour interagir avec son milieu afin de satisfaire ses besoins à intégrer cette maîtrise à la culture de son groupe. Toutes les autres techniques en découlent par complexification progressive, combinaison de techniques déjà maîtrisées déterminant de nouvelles techniques.

—> Les capacités intellectuelles adaptatives de l’être humain permettent la technique, c’est-à-dire la « création prothétique » d’abord en empruntant, puis en imitant les armes et outils innés des autres animaux (griffes, cornes, bois, crocs, fourrure, peau…)

—> Vêtements, outils, armes, abris peuvent êtres considérés comme des prolongements du corps, des prothèses.

MAUSS : les techniques du corps

« Nous avons affaire à des techniques du corps. Le corps est le premier et le plus naturel instrument de l’homme. Ou plus exactement, sans parler d´instrument, le premier et le plus naturel objet technique, et en même temps moyen technique, de l´homme, c’est son corps. […] Avant les techniques à instruments, il y a l´ensemble des techniques du corps. […] Cette adaptation constante à un but physique, mécanique, chimique (par exemple quand nous buvons) est poursuivie dans une série d’actes montés, et montés chez l’individu non pas simplement par lui-même, mais par toute son éducation, par toute la société dont il fait partie, à la place qu’il y occupe. »                           

Marcel MAUSS, Les Techniques du corps (1934)

—> Avant même d’avoir créé des outils, l’homme disposait déjà des outils que lui fournit son corps : mains pour saisir,  frapper, dents pour mâcher… Avec deux mains il peut former un bol pour boire. Deux êtres humainspeuvent se faire la courte-échelle pour attrapper des fruits dans les branches d’un arbre, etc.

  C. Le paradoxe de la néoténie

Néoténie : l’être humain naît comme prématurément (la boîte crânienne non soudée à la naissance, l’absence de pilosité du bébé ou la faiblesse de l’appareil musculaire sont des marques de néoténie). Physiquement, le nouveau-né humain est fondamentalement inachevé, déficient.

—> Toute son enfance, l’être humain demeure dépendant de sa relation à autrui.

—> Nécessité de la culture pour palier les insuffisances physiques de la nature humaine.

—> Paradoxe apparent : la faiblesse physique constitutive de l’humanité a pour conséquence sa supériorité évolutive : l’essence indéterminée de l’homme, son inachèvement essentiel lié à sa plasticité cérébrale, lui confère une supériorité adaptative.

Rousseau : « L’homme est perfectible. » Ce qui implique que l’être humain

3. LA RATIONALITÉ TECHNIQUE

       A. Technique et science (raison théorique)

On définit la technique comme « savoir-faire » productif :

Savoir —> Science  ; Faire —> Travail  : la technique peut donc être définie comme l’utilisation du savoir scientifique dans le travail.

Les découvertes scientifiques induisent des progrès techniques. Réciproquement les progrès techniques induisent de nouvelles découvertes scientifiques (notion de « techno-science »).


DESCARTES : la science au service de la technique

« Sitôt que j’ai eu acquis quelques notions générales touchant la physique, et que, commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j’ai remarqué jusques où elles peuvent conduire et combien elles diffèrent des principes dont on s’est servi jusqu’à présent, j’ai cru que je ne pouvais les tenir cachées sans pécher grandement contre la loi qui nous oblige à procurer, autant qu’il est en nous, le bien général de tous les hommes Car elles mont fait voir qu’il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu’au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et de tous les corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. Ce qui n’est pas seulement à désirer pour l’invention d’une infinité d’artifices, qui feraient qu’on jouirait, sans aucune peine, des fruits de la terre et de toutes les commodités qui s’y trouvent, mais principalement aussi pour la conservation de la santé, laquelle est sans doute le premier bien et le fondement de tous les autres biens de cette vie. »

DESCARTES, Discours de la Méthode, 1637

—>  Pour Descartes , le développement de la technique appuyé sur les sciences n’est pas une fin en soi : il est soumis à une visée morale, le bien-être de l’humanité, le bonheur,  et en particulier la santé, « fondement de tous les autres biens de cette vie?».

B. Technique et éthique (raison pratique)

 1/ La technique libère l’être humain (émancipation) (Thèse)

– En réduisant (idéalement) la contrainte du travail :

« Quand on fait le procès du machinisme, on néglige le grief essentiel. On l’accuse d’abord de réduire l’ouvrier à l’état de machine, ensuite d’aboutir à une uniformité de production qui choque le sens artistique. Mais si la machine procure à l’ouvrier un plus grand nombre d’heures de repos, et si l’ouvrier emploie ce supplément de loisir à autre chose qu’aux prétendus amusements qu’un industrialisme mal dirigé a mis à la portée de tous, il donnera à son intelligence le développement qu’il aura choisi, au lieu de s’en tenir à celui que lui imposerait, dans des limites toujours restreintes, le retour (d’ailleurs impossible) à l’outil, après suppression de la machine.? »         

BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion (1932)

—> Idéalement, dans la mesure où elle facilite le travail et libère donc du temps, la technique est un moyen utile à l’émancipation de l’être humain, à la réalisation des potentiels de son esprit et de son corps, à son bien-être. (Problème : jusqu’à ce jour, même s’il y a des progrès dans ce sens, ce n’est pas la priorité qui est donnée à l’usage de la technique qui fait de la consommation une fin en soi.)

« L’homme ne se soulèvera au-dessus de terre que si un outillage puissant lui fournit le point d’appui. Il devra peser sur la matière s’il veut se détacher d’elle. En d’autres termes, la mystique appelle la mécanique.?»

  BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion (1932)

—> Au-delà de la satisfaction nécessaire des besoins primaires, l’être humain semble porter en lui des besoins d’un autre type qui se traduisent par des désirs d’un ordre « supérieur » — « supérieurs » à ceux qui n’expriment que les besoins primaires. Par exemple, les besoins qui se sont exprimés par le développement de formes religieuses dans toutes les civilisations. Mais si la religion a constitué une satisfaction imaginaire de ces besoins, la technique peut leur donner une satisfaction concrète — comme par exemple dans la conquête de l’espace. D’où l’idée de Bergson que « le mystique appelle le mécanique ».

– La technique ouvre l’être humain à des déterminations propres, au-delà de la nature :

« La technique […] parachève ce que la nature est dans l’impossibilité d’élaborer jusqu’au bout. » 

ARISTOTE, Physique

—> La nature ne crée pas la roue, le piano ou l’ordinateur mais la créativité de l’homme (qui fait partie de la nature) les ajoute à la nature et travaillant, transformant, organisant des matières premières naturelles.

2/ La technique aliène l’être humain en sur-déterminant sa conception du réel  (perte d’autonomie) (Antithèse) 

–  Originairement, la technique est un moyen (instrument et savoir-faire) au service d’une fin (un but à réaliser) — en l’occurrence au service de la satisfaction des besoins primaires (survie). Ceux-ci étant satisfaits, la technique a été mise au service du bien-être, du luxe, de désirs contingents (non nécessaires). Et finalement, c’est le désir (et donc l’être humain) qui est mis au service de la technique : l’industrie suscite artificiellement, par la publicité, des désirs pour écouler les produits de la technique.

–  Autre problème : la technique est en elle-même porteuse d’une valeur, l’efficacité, et de sa contrepartie économique, la rentabilité : dans une société techniciste (c’est-à-dire dont les valeurs, l’organisation sont déterminées par les seules considérations techniques) l’être humain est jugé selon les mêmes critères qu’une machine (son efficacité) et du point de vue économique (sa rentabilité).

« L’essence de la technique n’est rien de technique. »

HEIDEGGER, La Question de la technique,1953.

—> L’essence de la technique est métaphysique, c’est-à-dire que la technique détermine une conception (utilitariste) du réel et donc une interprétation de tous les phénomènes de la vie — y compris des questions morales (G.P.A., P.M.A., réseaux sociaux, etc.) sur la base de ses propres valeurs.

La technique devenue fin en soi :  une dynamique autonome de la technique

En produisant des objets permettant de produire de nouveaux objets, la dynamique du développement technique semble avoir acquis progressivement une autonomie. La logique de son développement n’est pas soumise à la raison morale ou au choix humains.

Loi de Gabor : « Toutes les combinaisons possibles entre les techniques disponibles seront tentées. » 

Autrement dit : tout ce que l’on est capable de réaliser sera réalisé (en s’accommodant des risques éventuels). La raison théorique et la raison pratique l’emporteront toujours sur la raison morale (d’où la nécessité d’un principe de précaution). Autrement dit, une dynamique autonome de la technique s’est progressivement mise en place : la « techno-science » devient seule capable de répondre aux problèmes qu’elle crée. L’usage de techniques a des conséquences catastrophiques (épuisement des ressources naturelles, érosion de la biodiversité, changements climatiques, etc.),  problèmes qui ne peuvent être résolus par l’invention et usage… de nouvelles techniques.

3/ La technique peut-elle être neutre ? (Synthèse)

« Les criminels, ce ne sont pas les maîtres ce n’est pas l’art non plus… il n’y a pas lieu à cause de cela  de le rendre coupable ou criminel ; non, les criminels sont les individus qui font un mauvais usage de leur art ».    

PLATON, Gorgias, 457a

(Rappel : les Grecs ne distinguent pas arts et techniques, qui sont désignés par le même mot « technè ».)

—> La compétence technicienne et la compétence politique et morale sont hétérogènes : la première doit être mise au service de la seconde. On retrouve Descartes (cf. 3. A.) : la technique n’a de valeur que dans la mesure où elle contribue au bien-être et au bonheur des êtres humains.

—> La dynamique propre de la technique (cf. loi de Gabor) la place a priori en dehors dehors des questions morales. C’est donc au(x) pouvoir(s) politique(s) (tout organisme capable d’influencer l’organisation de la société)  que revient le devoir de contrôler les usages des techniques.