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Le Devoir

1. MORALE : DEVOIR, LIBERTÉ, BONHEUR

Rappel : La question « Que dois-je faire ? » (dans laquelle figure le verbe « devoir ») peut être présentée sous deux modalités que l’on peut considérer comme complémentaires :

    • Que dois-je faire dans une situation particulière ?
      Évaluation (« quelle est la valeur ? ») des conduites dans des circonstances particulières : question du devoir (comment bien agir ?)
      .
    • Que dois-je faire en général de ma vie ?
      Évaluation du genre de vie : question du bonheur (comment bien vivre ?)

Elles sont complémentaires dès lors que l’on considère la seconde comme portant sur un tout (la vie d’un être humain) intégrant les parties (les situations de la vie d’un être humain) que comporte la première.
A noter que dans la philosophie grecque (aussi bien chez Aristote qu’Épicure), ces deux questions n’en font qu’une : les morales dites eudémonistes, c’est-à-dire qui placent la recherche du bonheur au centre de la vie humaine,  considèrent que le bonheur est le but de la vie et que c’est donc cette recherche du bonheur, inscrite dans la nature même de l’être humain, qui détermine nos devoirs envers nous-même et envers les autres et ceci dans toutes les situations de la vie.

Cette relation  morale / devoir / bonheur est clairement résumée par Jeremy Bentham (1748-1832) :

« Dans la recherche de cette félicité, à qui l’homme a-t-il à faire ? A lui, dans les choses qui ne regardent point autrui; à lui, dans les choses qui regardent autrui; à autrui, dans les choses qui regardent soit lui, soit les autres. C’est dans ce cercle que rentrent toutes les questions de devoir, et, conséquemment, toutes les questions de vertu; et c’est dans ces divisions que doivent être ramenées toutes les investigations morales. » (Jeremy BENTHAM, Déontologie, 1834)

• Définition : « Le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi. » (KANT)

Il faut comprendre ici l’idée de «loi» au sens moral, à savoir toute règle que l’on se donne ou qui nous est donnée dans le but de déterminer nos actions, d’en reconnaître la nécessité.
Cette définition présente l’avantage de pouvoir être acceptée par une grande majorité des philosophes (même anti-kantiens). En effet « la nécessité d’accomplir une action » est une définition du devoir conforme à la notion commune qu’on peut en avoir.
Cependant, la source des divergences sur la conception du devoir ((fondamentales quant aux questions de morale) naissent de l’ambivalence de la notion de « loi ». Quelles lois ? Lois de la nature ? Lois sociales ? Lois juridiques ? Lois « purement » morales ?
Quel est le ou quels sont les principe(s) qu’un être raisonnable « doit » admettre (c’est-à-dire ne peut pas ne pas admettre, ne peut nier sans conséquences négatives, qu’elles soient matérielles ou psychologiques), principe(s) dont on pourrait tirer des lois rendant nécessaire, incontournable, l’accomplissement des actions qu’elles préconisent ?

Cette question ne se pose que si l’on admet une part de liberté dans les comportements humains : il faut choisir, mais comment choisir ? Peut-on trouver des principes nous permettant de faire en toute situation le bon choix, ou du moins le meilleur choix possible ? Ces principes devraient alors être d’une autre nature que les déterminismes physiologiques, culturels, sociaux, historiques ou psychologiques dès lors que ceux-ci, dès lors qu’ils déterminent une spontanéité de nos comportements, peuvent être considérés comme contradictoires avec la notion de liberté.

Depuis la Grèce antique (ex. : l’Antigone de Sophocle), cette question est mise en scène dans les tragédies, les personnages se débattant entre les devoirs envers la cité, leur famille ou leur intérêt propre.

• Lien entre devoir et liberté :

Contrairement à ceux des animaux sauvages, les comportements humains n’étant pas strictement déterminés (si l’on admet la possibilité d’un libre arbitre, cf. cours), l’être humain peut choisir à chaque instant entre diverses actions possibles. Il peut :

      • Soit agir « spontanément », c’est-à-dire selon des « tendances », issues de déterminations inconscientes (d’origine biologique, sociologique ou psychologique) dont il ignore l’origine mais qu’il assume (ce que chacun fait dans la vie quotidienne, lorsque les conséquences sont de peu d’importance) ; bien que le choix ne se fasse pas « en conscience », le sujet l’assume comme sien. (Spinoza : « Telle est cette liberté humaine que tous les hommes se vantent d’avoir et qui consiste en cela seul que les hommes sont conscients de leurs désirs et ignorants des causes qui les déterminent. »)
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      • Soit agir « prudemment » en usant préalablement de la raison (notion d’« intellectualisme moral » caractéristique de la morale platonicienne) donc en évitant les divers déterminismes et les préjugés correspondants qui, non interrogés, prédétermineraient nos actions, mais au contraire en s’informant, en jugeant les options possibles sur la base de principes bien compris ou en calculant les conséquences de ces options possibles, mais dans tous les cas, en prenant sa décision « en toute connaissance de cause », et donc en toute conscience (ce que l’on ne fait en général que lorsque la décision à prendre est lourde de conséquences). NB : pour Aristote, cette prudence (phronesis) peut être intériorisée sous forme de bonnes habitudes, ce qui est une condition de la vertu.

La morale pose donc  la question des impératifs déterminant les devoirs : sur quelles bases choisir ce que l’on « doit faire » dans l’ensemble de ce que l’on « peut faire ».

• La philosophie morale pose les questions suivantes :

Existe-t-il des principes absolus, universels (donc acceptables par tout individu, dans toute culture), indépendants des circonstances, permettant de déterminer au mieux nos actions (et en particulier ces actions nécessaires qu’on appelle « devoirs ») ? Autrement dit, existe-t-il un bien et un mal objectifs, valables pour tout être humain et toute collectivité, qui permettraient de déterminer des devoirs dont nous ne saurions nous exempter ?

Ou au contraire, toute morale est-elle nécessairement conventionnelle, fruit de l’histoire commune d’une collectivité humaine, sans autre principe que l’adaptation des individus à la collectivité à laquelle ils appartiennent ? Peut-on alors déterminer la valeur d’une action selon des critères purement pratiques, variant selon les circonstances et donc relatifs tels que :

      • l’efficacité plus ou moins grande dans l’atteinte du but visé (notion d’« utilitarisme » moral),
      • les conséquences plus ou moins bonnes pour soi-même et/ou pour autrui (notion de « conséquentialisme » moral) ?

les règles morales (et donc nos devoirs) ne sont alors que l’intériorisation de conventions sociales imposées par l’éducation parce que nécessaires à la vie sociale. Intériorisées, elles prédéterminent les choix que la conscience croit faire en toute liberté.

2. LE DEVOIR : NOTIONS UTILES

Le vocabulaire de la morale est souvent confus et des notions distinctes sont trop souvent utilisées comme synonymes.

A. Valeurs morales, normes morales, principes moraux, lois morales, règles morales  

NB : La notion de maxime (courante dans la philosophie morale classique) désigne en  une formule exprimant une idée générale et peut donc s’appliquer à des principes moraux (puisqu’ils sont généraux par rapport aux lois morales qu’ils permettent de justifier) mais aussi aux lois morales (puisqu’elles sont générales par rapport aux règles qu’elles permettent de justifier).

1.?Les valeurs morales (bien/mal ou bon/mauvais, juste/injuste) : les valeurs morales permettent d’apprécier nos actions, de  les classer (selon une échelle de valeurs)

le bien (ou le bon) est la valeur (morale) attribuée à ce que nous devons rechercher.
le mal (ou le mauvais) est la valeur (morale) attribuée à ce que nous devons éviter.

2.? Les normes morales : elles définissent les limites tolérables pour les comportements selon le point de vue d’une collectivité. 

Dans une collectivité, la norme morale détermine les comportements «?normaux?», c’est-à-dire les comportements les plus répandus (objectivement) et les mieux admis (subjectivement). Elle fixe ce qui est attendu d’un individu. Elle détermine donc des contraintes sociales sans que ce.
Les normes morales peuvent être implicites : sans donner lieu à des elles suscitent une désapprobation publique ou une stigmatisation de ceux qui les enfreignent (qui vont être qualifiés de déviants : ils dévient de la norme). Elles définissent une «?sensibilité collective?», la «?mentalité?» d’une population.
Elles peuvent aussi se trouver explicites, précisées dans les lois et leur infraction conduit alors à une sanction officielle. Les lois viennent donc souvent sanctionner après-coup des normes morales pré-existantes, qui ont évolué (malgré les lois en vigueur).

Ex. : la libéralisation des mœurs sexuelles (permise par le développement de moyens contraceptifs) a d’abord été stigmatisée par la majorité de la collectivité puisqu’elle contrevenait aux normes encore en vigueur (inertie de la culture qui persiste alors que les conditions sociales ont changé). Progressivement admise, elle est devenue pour les générations suivantes une nouvelle norme, dont certains aspects ont été légalisés, inscrits dans le Droit positif (avortement, relations sexuelles hors mariage, etc.).

Chez un individu, la norme morale détermine des obligations, ce qu’il attend de lui-même, grâce à quoi il peut lui-même juger de ses actions. Enfreindre ses propres normes morales conduit à perdre l’estime de soi, à ressentir de la honte ou des regrets, ce qu’il considère lui-même comme «?anormal?» de sa part.

– Que ce soit au niveau de l’individu ou à celui de la collectivité, les normes assurent une cohérence de comportement et donc participent à l’identité de l’individu ou de la collectivité.

3.? Principes moraux, lois morales, règles morales (Rappels) : 

a/ Principe moral (de princeps = premier) : Un principe moral est un fondement exprimé dans le langage, une loi première que l’on considère comme évidente ou nécessaire et à partir de laquelle on va pouvoir déduire d’autres lois en fonction des besoins ou des situations considérées.

Ex. : principe d’utilité : «? Toute loi morale a pour but de maximiser le bonheur du plus grand nombre d’individus.?»

b/ Loi morale : Une loi morale commande l’action de manière inconditionnée.

Elle se présente souvent sous la forme d’un commandement : «?Tu ne tueras point?», «?Il ne faut pas mentir »…
Une loi morale se présente sans justification : elle est destinée à être appliquée sans avoir besoin de rechercher à quelles normes ou principes elle se réfère. Mais du point de vue de la raison, elle doit pouvoir se justifier à partir d’un principe moral, doit être en accord avec lui. 

c/ Règle morale : Une règle morale prescrit la manière d’agir dans des circonstances données, précise comment agir concrètement.  Elle constitue une application concrète d’une loi morale.

Ex. : Les règles de la politesse, de la bienséance…

B. Deux modalités du devoir : contrainte et obligation

1/ Analyse de la notion de devoir (« Que dois-je faire ? ») : contrainte vs. obligation

Le verbe « devoir » peut renvoyer :

        • [Thèse 1] Soit à la contrainte = nécessité physique ou sociale, extérieure à l’individu : loi de la nature ou de la société envers laquelle on n’a pas de liberté de choix.
          Ex. : Je dois manger, boire et dormir (contraintes physiques des lois de la nature). Je dois m’arrêter au feu rouge (contrainte sociale des lois juridiques).
        • (Marx : « Ce n’est pas la conscience qui détermine la vie, mais la vie qui détermine la conscience. »)

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        • [Thèse 2] Soit à l’obligation = prescription morale, interne à l’individu : loi consciemment assumée, non subie, indépendante de toute contrainte. L’obligation relève de la volonté individuelle, résulte d’un choix — d’où le problème des principes qui seuls pourraient fournir les moyens de ce choix. C’est en ce sens que le devoir est envisagé du point de vue de la morale.
          Ex. : Je dois respecter autrui.
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        • [Synthèse] Ces deux formes du devoir peuvent être considérées comme complémentaires puisque des règles sociales intériorisées (contraintes) peuvent être rationnelles (justifiables par la raison) et déterminer une conscience morale assumée (obligations).
          En fait, on peut considérer que tout philosophe qui insiste sur l’importance de l’éducation dans l’acquisition d’une conscience morale s’appuie sur cette idée que la source de la morale est culturelle ou sociale.

2/ La notion d’obligation au centre de la question morale

Alors que la contrainte est extérieure à l’individu, lui est imposée par la loi, éventuellement par la force, l’obligation est toujours l’acte d’un sujet supposé raisonnable, le résultat d’une délibération consciente.

L’idée d’obligation présuppose celle de liberté (on choisit d’accomplir ou non son devoir) et celle de volonté (on accomplit concrètement ou non son devoir).

La liberté est définie ici comme l’indétermination originelle de la volonté et de la pensée. Contrairement aux animaux, l’être humain n’est pas entièrement prédéterminé dans ses choix : il peut hésiter, changer d’avis, regretter, avoir honte, avoir mauvaise conscience

L’obligation morale détermine un acte volontaire, assumé, déterminé (idéalement) par des principes connus de celui qui agit.

C. Notions associées : volonté, responsabilité

1/ La notion de volonté établit la relation entre l’obligation et l’action

ARISTOTE définit l’acrasie (traduit souvent par « incontinence ») comme le fait d’agir à l’encontre de son meilleur jugement, ce qui relativise la portée de l’intellectualisme moral : on peut calculer la meilleure action possible dans une situation donnée et agir néanmoins selon des habitudes ou des préjugés. La volonté est au contraire ce qui permet d’agir en fonction du choix déterminé par un jugement moral, de passer de  l’idée à l’acte.
De sorte que l’on peut alors affirmer avec PLATON (Protagoras) : « Nul ne fait le mal volontairement ». Celui qui agit mal soit n’a pas déterminé rationnellement son action, soit n’a pas agi selon son jugement rationnel. Dans les deux cas, on peut dire qu’il n’a pas agi volontairement.
« Juges-tu qu’elle est une belle chose, capable de commander à l’homme, et que lorsqu’un homme a la connaissance du bien et du mal, rien ne peut le vaincre et le forcer à faire autre chose que ce que la science lui ordonne, et que l’intelligence est pour l’homme une ressource qui suffit à tout ? » (PLATON, Protagoras)
Formulation d’Hannah ARENDT : « C’est dans le vide de la pensée que s’inscrit le mal ». La pensée rationnelle conditionne la possibilité du bien. ARENDT s’intéresse au cas d’Eichmann, nazi qui a mis en œuvre l’extermination des Juifs et plaidait sa non-responsabilité dans la mesure où il n’avait fait qu’obéir aux ordres reçus.

2/ La responsabilité morale est la reconnaissance d’une obligation 

La responsabilité est le fait pour une personne de se reconnaître comme l’auteur de ses actes, d’assumer ses choix et donc d’en répondre éventuellement devant ceux qui les jugent. Ce qui implique que l’on soit conscient des raisons du choix de ses actions.
Max WEBER distingue « l’éthique de conviction » (qui détermine le choix de nos actes) de « l’éthique de responsabilité » (qui détermine notre devoir d’assumer les conséquences de nos actes) : « « l’éthique de la conviction et l’éthique de la responsabilité ne sont pas contradictoires, mais elles se complètent l’une l’autre et constituent ensemble l’homme authentique, c’est-à-dire un homme qui peut prétendre à la vocation politique ».

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3. QUELS PRINCIPES POUR DÉTERMINER LES DEVOIRS ?

A. Problème des principes moraux

Pour que les comportements humains puissent échapper aussi bien à l’arbitraire du « bon plaisir » individuel qu’aux simples conventions d’une époque et d’un lieu (éventuellement cannibalisme, polygamie, sacrifices humains, esclavage, torture, guerre…), il faudrait pouvoir trouver des principes moraux universels (donc indépendants des cultures, des organisations sociales, de l’histoire)?permettant de fonder une morale acceptable par chaque individu, en toute société, à toute époque.

Historiquement, les civilisations humaines ont établi leurs principes moraux à partir de quatre sources :

1. Traditionnelle : dans les sociétés primitives, à « solidarité mécanique » (Durkheim), c’est-à-dire solidarisées par des normes strictes, la tradition, et donc les normes morales et les devoirs assignés à chacun, ne sont jamais remises en cause, n’ont jamais à être justifiés par la raison.

2. Divine : le devoir moral a pour principe des commandements d’un dieu transmis à un prophète. L’universalisation d’une telle morale est impossible sauf à convertir tous les êtres humains à la même religion : elle ne concerne donc pas la recherche de principes universels.

3. Naturelle (le devoir moral est une expression de la nature humaine ou de la nature en général) :

        • Morale de la vertu (Aristote) : l’être humain recherche naturellement son bonheur. La vertu est ce qui lui permet d’atteindre l’excellence, la perfection, l’actualisation de ses potentiels et donc d’atteindre ce bonheur). La raison est mise au service de ce but (elle n’est qu’un moyen). C’est une forme d’eudémonisme (morale déterminée par la recherche du bonheur)
        • Morale du sentiment (Rousseau) : le devoir naît d’un sentiment (bienveillance, pitié…) qui «?est à l’âme ce que l’instinct est au corps?» (Rousseau). La aussi la raison ne vient qu’ensuite.

4. Rationnelle (le devoir moral est l’expression de la raison)

        • Intellectualisme moral (Platon) : la vertu (l’attitude morale) dépend de la connaissance du bien. L’idée théorique du bien étant acquise (c’est une connaissance), elle peut être appliquée aux situations concrètes de la vie.
        • Morale du devoir (Kant) : appuyée sur un principe rationnel (impératif catégorique) qui doit de ce fait pouvoir être universalisable. La raison, faculté commune à tous les êtres humains, détermine de façon nécessaire des devoirs.
        • Morale de l’utilité (Bentham) : nos actes répondent à un calcul d’intérêt individuel, à un principe d’utilité. L’utilité d’une action est sa capacité à augmenter le bonheur ou le plaisir et à diminuer le malheur ou le déplaisir.

B. L’intellectualisme moral de Socrate/Platon

La raison au service de la vertu. La vertu est la connaissance du bien, tandis que le vice en est l’ignorance. L’être humain ne fait donc le mal que par ignorance. S’il connaissait le bien il agirait vertueusement. Le mal ne peut résulter que d’une erreur (causée par l’ignorance) liée à l’absence d’une idée claire du bien. Le précepte fondamental de l’intellectualisme moral est donc :  « Nul n’est méchant volontairement » (Cf. Gorgias).
La vertu (aptitude à être heureux en agissant pour le mieux, en déterminant ses comportements selon une idée supérieure du bien) peut être enseignée comme n’importe quelle science (cf. Ménon), d’où l’importance de l’éducation. Toutes les situations particulières de choix, de dilemme moral, seront résolues au mieux par celui qui dispose de l’idée du bien. La sagesse, qui est fondamentalement la connaissance « théorique » du bien, constitue donc la vertu première ; courage, tempérance, justice en sont des modalités particulières.
Pour l’intellectualisme moral, en cas de conflit entre le bien pour le corps et le bien pour l’âme, c’est toujours ce dernier qui doit l’emporter puisque l’âme seule peut concevoir l’idée de bien.

C. Morale de la vertu (Aristote)

Pour les Grecs, l’être humain recherche naturellement le bonheur. Les actions bonnes sont donc celles qui contribuent au bonheur, la vertu étant alors définie comme une disposition acquise (importance de l’éducation) à l’action bonne et donc au bonheur.

« Le bonheur est quelque chose de parfait et qui se suffit à soi-même, et il est le but de toutes nos actions. »  ARISTOTE, Éthique à Nicomaque, IVe siècle avant J.-C.

Cette recherche du bonheur conditionne des devoirs :

« L’homme vertueux a le devoir de s’aimer lui-même. » ARISTOTE, Éthique à Nicomaque

Le bonheur est défini chez les Grecs comme le « souverain bien » et donc comme la finalité morale de l’être humain. Agir pour être heureux est donc un devoir universel (partagé par tous les êtres humains). Celui qui ne se conforme pas à ce devoir subit une sanction : le malheur (la honte, l’angoisse, le remord). Puisque l’être humain est un « animal politique » (= social), son bonheur ne peut être égoïste, il est nécessairement lié à celui de ses concitoyens.

La vertu (arèté, qui est aussi la perfection l’excellence) est ce qui permet à l’être humain d’atteindre l’excellence, la perfection, l’actualisation de ses potentiels — et donc le bonheur.

« La vertu est une disposition à agir d’une façon délibérée, consistant en une médiété [= « juste milieu »] relative à nous, laquelle est rationnellement déterminée et comme la déterminerait l’homme prudent. » ARISTOTE, Ethique à Nicomaque (vers -350)

Mais il ne suffit pas de savoir la définition de la vertu pour être vertueux (opposition à Platon). De l’analyse d’une situation, on peut conclure au bon comportement et agir néanmoins dans le sens contraire (cf. plus haut la notion d’acrasie).
Ex. de la procrastination : je sais que je dois réviser ce week-end en vue du Bac mais je regarde une série. Ex. du fumeur : je sais que fumer tue, néanmoins je fume.

Pour Aristote, la vertu s’acquiert par éducation, habitude. C’est d’abord en se contraignant à accomplir des actes vertueux que l’on devient vertueux. Acquise, la vertu devient ensuite une disposition durable caractérisant le sage.

« Un acte vertueux ne fait pas plus la vertu qu’une hirondelle ne fait le printemps. »

ARISTOTE, Ethique à Nicomaque

La prudence (phronesis) est la vertu la plus haute : elle consiste à refuser toute action spontanée, à utiliser raison, capacité d’attention, expérience, pour agir au mieux. C’est une sagesse pratique.

« La prudence est une disposition accompagnée de règle vraie, capable d’agir dans la sphère de ce qui est bon ou mauvais pour l’homme ».  ARISTOTE, Ethique à Nicomaque

L’homme vertueux est phronimos, c’est-à-dire prudent : il est capable de discerner de manière réfléchie et délibérée la voie moyenne (le juste milieu) entre deux vices (l’excès et le défaut) et de porter au sommet d’agir concrètement selon le choix qu’il a fait.

Cette prudence caractérise donc l’homme vertueux, celui qui et donc apte au bonheur, en lui permettant de déterminer ses devoirs :

« La prudence est, prescriptive car elle a pour fin de déterminer ce qu’il est de notre devoir de faire ou de ne pas faire. » ARISTOTE, Ethique à Nicomaque

Ex. : Le courage est une vertu située entre deux vices, la témérité (excès) et la lâcheté (défaut).
La générosité est une vertu située entre deux vices, la dilapidation (excès) et l’avarice (défaut).

D. Morale du sentiment (Rouseau)

Le devoir naît d’un sentiment (empathie, bienveillance, pitié…) qui « est à l’âme ce que l’instinct est au corps » (Rousseau).

1/ Un instinct moral existe chez les êtres humains comme en témoignent les sentiments universels de la honte ou du remords. L’être humain dispose d’une conscience morale innée qui précède tout jugement rationnel.

« La conscience (morale) ne nous trompe jamais ; elle est le vrai guide de l’homme : elle est à l’âme ce que l’instinct est au corps ; qui la suit obéit à la nature et ne craint point de s’égarer. »
« Il est au fond de nos âmes un principe inné de justice et de vertu sur lequel, malgré nos propres maximes, nous jugeons nos actions et celles d’autrui comme bonnes ou mauvaises ; et c’est à ce principe que je donne le nom de conscience. »  

ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation, 1762

2/ 2 sentiments innés déterminent la morale :

      • l’amour de soi, sentiment égoïste dévolu à la conservation de l’individu (instinct de survie),
      • la pitié (= empathie), sentiment altruiste dévolu à la conservation de l’espèce.

Ces 2 sentiments (« amour de soi » et « pitié ») ont la particularité d’être la « voix de l’âme ». Ils précèdent la raison qu’ils déterminent : la raison est au service de ces sentiments.

« La moralité de nos actions… consiste dans le jugement que nous en portons nous même. »

Les autres sentiments, les « passions » (puisque le sujet est passif par rapport à elle, ne les décide pas consciemment), sont la voix du corps et peuvent se trouver en contradiction avec la raison. Ces sentiments « jugent » les actions de la même manière que le plaisir et la douleur « jugent » les sensations. Nous recherchons le bien et fuyons le mal de la même manière que nous recherchons le plaisir et fuyons la douleur.

« Quoi que toutes nos idées nous viennent du dehors, les sentiments qui les apprécient sont au-dedans de nous, et c’est par eux seuls que nous connaissons la convenance ou la disconvenance qui existe entre nous et les choses que nous devons rechercher ou fuir. »

ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation, 1762

Le bien est une « convenance » qui met en accord l’individu avec ses actions. La « disconvenance » est sanctionnée par la honte, le remords ou l’angoisse.

3/ La notion de sentiment inné d’empathie a trouvé un fondement biologique dans les travaux de neurologie (1990) portant sur le « ystème des neurones miroirs » (parfois décrits comme « neurones empathiques »)
De même que la vue d’une personne qui bâille nous fait bâiller, ce d’une personne joyeuse nous rend joyeux, et celle d’une personne souffrante nous fait souffrir : il est donc « naturel » de secourir une personne souffrante pour ne plus ressentir soi-même une souffrance.

E. Morale du devoir (Kant)

1/ La « volonté bonne »

« Toute chose dans la nature agit d’après des lois. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est à dire d’après les principes, en d’autres termes, qui ait une volonté. Puisque la raison est requise pour déduire les actions des lois, la volonté n’est rien d’autre qu’une raison pratique. »    

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1796)

Selon Kant, une action en elle-même ne peut être jugée absolument bonne puisqu’on ne peut être sûr qu’elle n’aura pas dans l’avenir une conséquence fâcheuse ou qu’elle soit la conséquence positive accidentelle d’une intention mauvaise.
Par ailleurs, quelqu’un qui aurait de bonnes intentions mais dont l’action aboutirait néanmoins à une catastrophe ne devrait pas être jugé mauvais (une erreur n’est pas une faute).
Ex. : Un médecin sauve la vie d’un jeune homme. En soi l’action paraît bonne. Mais ce jeune homme deviendra un tyran sanguinaire. Le médecin a néanmoins agi selon de bons principes, même si les conséquences en seront catastrophiques.

Seule la volonté peut avoir un caractère absolument bon : « Il n’est rien qui puisse être tenu pour bon si ce n’est une volonté bonne » (Fondements de la métaphysique des mœurs).

La volonté est ce qui décide l’action : la volonté peut être absolument bonne parce qu’elle précède l’action et donc ne dépend pas des conséquences de cette action qui lui échappent. Juger moralement ne consiste pas à juger l’individu ou son action, mais sa volonté. C’est l’intention qui compte.

La volonté s’exprime à travers des devoirs : le bien se présente comme une obligation.

2/ Le devoir (= nécessité d’accomplir une action par respect pour une loi).

« Une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime (règle) d’après laquelle elle est décidée ; elle ne dépend donc pas de la réalité de l’objet de l’action, mais uniquement du principe du vouloir d’après lequel l’action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer. » 

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1796)

      • Agir par devoir (même lorsque l’on voudrait faire autre chose) est une attitude morale parce que raisonnable. (Ex. : j’ai envie de regarder la TV mais je choisis de faire mes devoirs.)
      • Agir conformément au devoir (par intérêt) n’est pas une attitude morale. Elle relève d’un calcul intéressé. (Ex. : le commerçant est honnête avec ses clients pour ne pas les perdre.)

3/ L’impératif catégorique

a. Quelle est la relation entre la volonté et le bien ?  

« Cela est pratiquement bon, qui détermine la volonté au moyen de représentations de la raison, par conséquent non pas en vertu de causes subjectives, mais objectivement, c’est-à-direen vertu de principes qui sont valables pour tout être raisonnableen tant que tel. »

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1796)

Ce qui est nécessaire à l’objectivité d’un bien doit donc être une « représentation de la raison », c’est-à-dire un énoncé rationnel, nécessaire, universellement acceptable indépendamment de la culture et du vécu des individus qui détermine au mieux toutes nos actions possibles. C’est ce que Kant appelle un impératif catégorique. Un impératif catégorique peut servir de principe moral universel, c’est-à-dire de « moule » formel pour toute les règles de la vie pratique tout en étant recevable par tout être raisonnable.

b. L’impératif catégorique est inconditionné, universel. Il s’oppose à l’impératif hypothétique qui est conditionné (si je veux ceci, alors je dois faire cela), particulier à une situation donnée donc non universel. Ex d’impératif hypothétique : si je veux arriver au lycée à l’heure je dois partir une demi-heure avant.

        • Première formulation de l’impératif catégorique :

« Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu puisses vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle. »

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs

(NB :  « Une maxime est le principe subjectif de l’action que le sujet se donne lui-même comme règle. »)

Nécessité de la réciprocité : ne pas agir comme on ne voudrait pas que les autres agissent et au contraire agir comme on voudrait que les autres agissent ; équilibre des libertés. Les êtres humains sont alors nécessairement égaux en droits et en devoirs.

        • Deuxième formulation de l’impératif catégorique :

« Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle d’autrui toujours en même temps comme une fin, jamais simplement comme un moyen. » 

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs

(NB : pour Kant, chaque être humain est, contrairement aux choses, une fin en soi, c’est-à-dire un sujet autonome (capable de déterminer ses buts et les règles) parce que raisonnable. C’est ce qui fait sa dignité, sa valeur intrinsèque. Parce qu’il est sujet, il ne doit pas être « assujetti » c’est-à-dire utilisé comme un moyen, instrumentalisé, manipulé.)

Si nous ne pouvons faire autrement qu’utiliser l’autre dans nos relations sociales (interdépendance),  nous devons toujours néanmoins « en même temps » le traiter comme une fin indépendante.
Ex. :si je suis le supérieur hiérarchique d’un individu, je dois lui commander, mais je dois le faire poliment, avec le sourire pour ne pas mettre en cause sa dignité.

Cet exemple montre que les 2 formulations de l’impératif catégorique sont équivalentes : si j’ai moi-même un supérieur hiérarchique, je ne souhaite évidemment pas qu’il me traite agressivement, donc je ne dois pas moi-même traiter agressivement mes subalternes. L’universalité requise par la première formulation est équivalente à la considération d’autrui comme « fin en soi ».

D. Morale de l’utilité? (Bentham) : 

    1. L’utilitarisme moral reprend l’idée présente chez Platon (Protagoras) puis chez Epicure (Lettre à Ménécée), du « calcul des plaisirs ».

« Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. »     

EPICURE, Lettre à Ménécée, (vers -300)

2. L’utilité d’une action est définie comme sa capacité    

      • à augmenter le bonheur ou le plaisir ;
      • à diminuer le malheur ou le déplaisir.

« La vertu est en raison composée de la quantité de bien et du nombre de ceux qui en jouissent […] de sorte que l’action la meilleure est celle qui procure le plus grand bonheur au plus grand nombre. »

HUTCHESON, Recherches sur l’origine de nos idées de beauté et de vertu (1725)

Selon Bentham (1748-1832), ce principe permet d’évaluer non seulement les comportements des individus mais aussi les lois, et les actions d’un État ou des institutions économiques…

3. Une morale utilitariste est conventionnelle

Elle est déterminée par les besoins spécifiques d’une société. Elle s’appuie néanmoins sur un principe universel (favoriser au mieux le bonheur des individus) puisque mieux vivre est le but de tout individu qui vit en société plutôt que dans la nature : une société, pour se conserver, doit prendre en compte ce principe sous peine de conflits internes. Néanmoins, selon les lieux et les époques, une collectivité humaine n’en tirera pas les mêmes lois morales.

4. Le principe d’utilité conduit à des positions progressistes

Bentham rédigea en 1789 un Projet de Constitution pour la France favorisant la liberté individuelle,  la liberté d’expression, la liberté économique, d la séparation de l’Église et de l’État, l’égalité des sexes, et même le droit des animaux…

5. Conséquences politiques pour Bentham : l’État doit maximiser le bonheur des citoyens donc

      • garantir un revenu minimum pour tous, protéger les biens et les personnes, défendre les citoyens des agressions extérieures ;
      • encourager la croissance économique (augmentation du bonheur collectif) et démographique (pour une meilleure défense nationale, facteur de bonheur collectif) ;
      • assurer une redistribution des richesses propre à augmenter le bonheur collectif (taxe progressive sur les héritages).