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3.3. INTERPRÉTATION

À l’échelle de l’histoire de l’humanité, la science est un mode de connaissance récent. Avant les développements de la physique qui ont permis d’expliquer les phénomènes naturels comme effets d’autres phénomènes naturels, l’être humain a satisfait son besoin de disposer d’une représentation du monde cohérente (= non-contradictoire) à l’aide d’interprétations s’appuyant souvent sur des hypothèses surnaturelles (en général mythiques, religieuses ou magiques).

1.  QU’EST-CE QU’INTERPRÉTER ?

Langue commune : l’acteur interprète un rôle, le musicien une partition, l’astrologue la position des astres, le politologue la « conjoncture », le psychanalyste les rêves de ses patients, le juge un texte de loi, etc.

Le concept d’interprétation (qui recouvre les sens divers de la langue commune) : interpréter quelque chose, c’est lui donner un sens qui n’est

    • ni évident ou immédiat (comme dans la perception courante ou tout ce qui ressort de nos habitudes),
    • ni déductible de lois causales objectives (comme dans les sciences de la nature).

—> Lorsque notre intelligence ne peut s’appuyer sur des connaissances objectives permettant d’expliquer un phénomène, elle a recours à d’autres ressources pour l’interpréter et ainsi lui donner du sens c’est-à-dire lui trouver sa place dans notre représentation du monde (culture, expérience…)

—> Dans leur forme manifeste (immédiate, apparente, explicite), une œuvre d’art, un mythe, un texte sacré ou un rêve peuvent paraître incohérents. Si l’on pose l’hypothèse que néanmoins un sens latent (sous-jacent, caché, implicite) rend l’objet possible, l’interprétation consistera à expliciter ce sens implicite.

—> Distinction expliquer /comprendre : interpréter permet de comprendre (c’est-à-dire de mettre en relation avec quelque chose que l’on admet et donc de donner du sens) et non d’expliquer.

—> Cette distinction s’applique en particulier aux différences de méthode entre sciences de la nature et sciences humaines  justifiées par l’apparition d’un degré important d’indéterminisme dans les phénomènes humains :

    • Du fait de son déterminisme (les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets), on explique un phénomène naturel par ses causes (phénomènes objectifs) et l’on obtient une explication vraie et nécessaire.
    • Du fait de son indéterminisme (même partiel)  et de la complexité de ses causes (biologiques, sociologiques, psychologiques), on comprend un phénomène humain par ses raisons (justifications subjectives) et l’on obtient une compréhension vraisemblable et possible (ce qui ne présume en rien de l’existence de causes matérielles auxquelles on n’a pas, à ce jour, accès).

« L’homme est la mesure de toute chose. »  (PROTAGORAS, vers -450) : résumé de la position « sceptique ». Toute connaissance est en dernière analyse interprétation, la science n’étant qu’un type d’interprétation possible parmi d’autres.

—> L’interprétation est donc la démarche intellectuelle consistant à produire du sens là où il manque, ou à révéler le sens là où il existe mais n’est pas donné explicitement.

Ex. : Cette tendance naturelle à interpréter est utilisée comme outil d’évaluation psychologique : test de Rorschach (planches de taches symétriques proposées à la libre interprétation) permettant de repérer les traits dominants (voire obsessionnels) d’une personnalité.

2. L’INTERPRÉTATION COMME RECHERCHE DE SENS

A. L’INTERPRÉTATION, PREMIÈRE EXPRESSION DE LA RAISON HUMAINE ?

Définition : signe = signifiant (phénomène) + signifié (sens, définition, expérience liés au signifiant).(Cf. cours sur le Langage)

Pour avoir du sens pour nous, un phénomène doit être associé à des éléments de la représentation du monde que nous avons intériorisés (culture, expérience personnelle). Cette association se fait spontanément dans la perception : quand nous voyons une chaise, elle est déjà interprétée comme un objet sur lequel on peut s’assoir…

La plupart des animaux disposent d’un niveau de signification primaire (binaire) : à chaque type d’objet est associé un plaisir ou un déplaisir. La survie passe par la capacité de distinguer les « bons objets » (utiles) des mauvais (dangereux).

Chez l’être humain, la capacité de créer et de manipuler des signes a constitué un avantage adaptatif déterminant. Bien interprétés, c’est-à-dire associés à un signifié pertinent, les signifiants deviennent des signes qu’on peut transmettre par la culture, définissant un mode de connaissance du monde spécifique à notre espèce.

Interpréter pour survivre : Interpréter chaque phénomène, le transformer en signe en lui conférant un sens, telle a été originellement l’activité principale de l’intelligence, permettant d’assurer la survie des êtres humains?: telles traces de pas signifient la présence d’un gibier ou d’un prédateur, tel nuage annonce l’orage, telle fleur l’automne, tel symptôme telle maladie, etc.

Interpréter pour donner du sens à la vie : En l’absence d’explication rationnelle, les phénomènes naturels sont interprétés en vue de justifier aussi bien le passé que l’avenir :

      • comme manifestations de puissances originaires qui justifient l’état présent (religions, mythes…)
      • comme préfigurations de l’avenir (oniromancie, divination, astrologie, chiromancie…)

Institutionnalisation de l’interprétation : Si dans les sociétés primitives les interprétations sont le fait d’individus « illuminés », doués d’inspiration (chamans, oracles…), visités par les dieux ou les esprits, elles se codifient progressivement, pour devenir des techniques (thèmes astrologiques, clé des songes…)

Du point de vue rationnel, l’interprétation (et non l’explication) des phénomènes naturels est liée à la superstition puisque les liens supposés entre causes et effets ne sont pas objectivables.

« Si en effet, pendant qu’ils sont dans l’état de crainte, il se produit un incident qui leur rappelle un bien ou un mal passés, ils pensent que c’est l’annonce d’une issue heureuse ou malheureuse et pour cette raison, bien que cent fois trompés, l’appellent un présage favorable ou funeste. Qu’il leur arrive maintenant de voir avec grande surprise quelque chose d’insolite, ils croient que c’est un prodige manifestant la colère des Dieux ou de la suprême Divinité ; dès lors ne pas conjurer ce prodige par des sacrifices et des vœux devient une impiété à leurs yeux d’hommes sujets à la superstition et contraires à la religion. De la sorte ils forgent d’innombrables fictions et, quand ils interprètent la Nature, y découvrent partout le miracle comme si elle délirait avec eux. »

SPINOZA, Traité théologico-politique (1670)

B. L’HERMÉNEUTIQUE (art ou technique d’interprétation) DANS LES TRADITIONS ANCIENNES

Définition : l’herméneutique (Hermès : messager des dieux) est la théorie de l’interprétation des textes en général.

– L’herméneutique a d’abord été développée pour interpréter les textes religieux, en particulier les textes «?inspirés?», au sens obscur, ambigü, paroles des dieux révélées au cours de transes mystique à des pythies, prophètes ou oracles.

– Le développement de la raison, et en particulier des sciences, a rendu caduque l’interprétation des phénomènes naturels par le recours à des puissances surnaturelles. Lorsque leur sens  littéral est remis en cause par les progrès de la raison, les textes religieux, pour continuer à jouer leur rôle social, doivent à leur tour être interprétés : leur sens manifeste (littéral), devenu sans objet, doit être déchiffré pour en découvrir et révéler un sens symbolique.

Ex. :  Le Talmud est un recueil de commentaires (interprétations) de la Bible à caractère juridique. Mais il existe des commentaires du Talmud, c’est-à-dire des commentaires aux commentaires (interprétations des interprétations) de la Bible, et rien n’empêche de commenter ces commentaires de commentaires…

– Avec le développement de cette herméneutique, apparaît l’idée que toutes les interprétations possibles ne se valent pas. Certaines sont plus vraisemblables que d’autres, une juste interprétation pouvant même extraire la « vérité » du texte sacré.

« Puisque donc cette Révélation est la vérité, et qu’elle appelle à pratiquer l’examen rationnel qui assure la connaissance de la vérité, alors nous savons de science certaine que l’examen par la démonstration n’entraînera nulle contradiction avec les enseignements apportés par le Texte révélé : car la vérité ne peut être contraire à la vérité, mais s’accorde avec elle et témoigne en sa faveur. »  

AVERROES, Livre du discours décisif (vers 1170)

—> La rationalisation progressive de l’herméneutique va consister à établir explicitement les règles d’interprétation utilisées, aboutissant ainsi à une forme minimale d’objectivité. D’autres règles conduiraient à un autre résultat, néanmoins chacun peut comprendre comment l’interprétation considérée est obtenue.

C. LES PROBLÈMES D’INTERPRÉTATION SPÉCIFIQUES AU LANGAGE

Rappel (cf. Cours sur le langage) : un mot est un signe composé d’un signifiant (acoustique pour le mot prononcé, visuel pour le mot écrit) et (a minima) d’un signifié (la définition du mot) qui lui confère son sens. Un mot représente donc dans la pensée d’un sujet une chose (nom), une qualité (adjectif) ou une action (verbe) en leur absence…Problèmes : la plasticité des langues humaines nous contraint à interpréter paroles et écrits.

1. Le langage humain est ambigu. Le vocabulaire est « polysémique » (existence de synonymes) :

Ex. : Le sujet (1) porte sur le sujet (2) comme sujet (3).
(1) : sujet de la dissertation – (2) : sujet psychologique (le « moi ») – (3) sujet politique (sujet de sa gracieuse majesté). Pour comprendre cette phrase, il faut interpréter correctement chacune des occurrences su mot « sujet ».

« Je loue un appartement?» : cet énoncé ne permet pas de savoir si je suis le propriétaire (qui a un locataire) ou au contraire le locataire de cet appartement. Seul la connaissance du contexte permettra d’interpréter correctement le sens de l’énoncé.

2. Le sens d’un mot ne se limite pas à sa définition dans le dictionnaire. A un mot peuvent être associées des expériences individuelles avec les affects liés, ou des valeurs culturelles particulières que le locuteur conçoit comme partie prenante de son sens, mais qui ne sont pas nécessairement partagées.

Ex. : Le mot « viande » stimule le dégoût chez un végétarien et met l’eau à la bouche d’un carnivore. Si je ne connais pas la personne à qui je m’adresse, si j’ignore ses goûts, son histoire, sa culture, je ne peux savoir à l’avance comment elle interprétera ce que je dis.

3. Le sens d’un mot ou d’une phrase est contextualisé, varie avec les circonstances de son énonciation, avec sa position et sa fonction dans une argumentation.

Ex. : Très classiquement, la décontextualisation d’une citation d’un adversaire politique permet de lui faire dire le contraire de ce que voulait dire son auteur. Une plaisanterie (second degré) est interprétée comme étant la pensée même de son auteur, les actions immorales d’un personnage décrites par un écrivain sont interprétées comme une apologie de l’immoralisme de la part de l’auteur, etc. (Cf. les procès intentés à Baudelaire pour les Fleurs du Mal ou à Flaubert pour Madame Bovary. Mais le problème demeure : le rappeur aux vers sexistes est-il sexiste ou interprête-t-il un personnage sexiste ?)
L’interprétation est de ce point de vue le lieu d’expression privilégié de la mauvaise foi.

D. LES PROBLÈMES D’INTERPRÉTATION SPÉCIFIQUES À L’ART

L’art a longtemps eu pour fonction de transmettre des normes et valeurs communes (religieuses ou politiques) pour souder une communauté humaine. La rationalisation progressive des différents domaines des cultures modernes semble avoir fait de l’art aujourd’hui le domaine d’activités humaines visant précisément à produire des objets destinés à stimuler la faculté d’interprétation du public.

Ex. : On qualifie en général d’« énigmatique » le sourire de la Joconde du fait précisément qu’il peut être interprété de multiples façons.

L’œuvre d’art propose une expérience singulière, un cadre fictif accueillant. S’adressant à la subjectivité de l’individu,  l’éveillant, la stimulant, l’œuvre d’art permet à chacun de trouver ce qu’il voudra bien y mettre par l’interprétation qu’il produit.

« C’est le regardeur qui fait le tableau. » Marcel DUCHAMP

—> Par exemple une œuvre de fiction propose au spectateur ou au lecteur de vivre une expérience. Celle-ci sera interprétée par chacun selon sa culture et son histoire personnelle. Elle n’assène donc pas une vérité mais permet à chacun de construire la sienne.

—> Avoir compris une œuvre d’art, ce n’est donc pas y avoir saisi toutes les intentions de l’auteur mais se l’être appropriée intégralement — ce qui réclame parfois plusieurs lectures ou visionnages, le tout permettant de comprendre les parties et les parties de comprendre le tout : c’est ce que l’on nomme le « cercle herméneutique ».

« Toute œuvre d’art alors même qu’elle est une forme achevée et close dans sa perfection d’organisme exactement calibré, est ouverte au moins en ce qu’elle peut être interprétée de différentes façons, sans que son irréductible singularité soit altérée. Jouir d’une œuvre d’art revient à en donner une interprétation, une exécution, à la faire revivre dans une perspective originale. »            

Umberto ECO, L’œuvre ouverte (1962)

Pour Eco, le lecteur est un interprète de l’œuvre ouverte : « L’auteur offre à l’interprète une œuvre à achever. »

E. LE CAS DES SCIENCES HUMAINES : INTERPRÉTER POUR COMPRENDRE

L’objet des sciences humaines (histoire, psychologie, sociologie, ethnologie…), à savoir tous les phénomènes spécifiques à l’être humain et liés à l’indétermination d’une partie de ses comportements, rend impropre l’usage des méthodes des sciences de la nature dont l’objet est, lui, entièrement déterminé.

« Le mouvement des astres – non seulement dans notre système planétaire, mais même celui d’étoiles dont la lumière ne parvient à nos yeux qu’après des années et des années – se révèle soumis à la loi, pourtant bien simple, de la gravitation, et nous pouvons le calculer longtemps à l’avance. Les sciences sociales ne pourraient apporter à l’intelligence de pareilles satisfactions. Les difficultés que pose la connaissance d’une simple entité psychique se trouvent multipliées par la variété infinie, les caractères singuliers de ces entités, telles qu’elles agissent en commun dans la société, de même que par la complexité des conditions naturelles auxquelles leur action est liée, par l’addition des réactions qui s’amassent au cours de nombreuses générations. »

DILTHEY, Introduction à l’étude des sciences humaines (1883)

L’indétermination des comportements humains, leur ambiguïté, (les mêmes causes ne produisent pas les mêmes effets), leur complexité contraint les sciences humaines à devoir renoncer à une explication strictement causale : elles doivent soit s’en tenir à des ois statistiques qui n’apprennent rien d’exact sur le comportement d’un individu, soit interpréter les intentions de chaque individu.

—> Un phénomène naturel peut être expliqué et cette explication (quand elle est juste) est nécessaire, universelle, unique, vraie, objective.

—> Du fait de sa complexité, un phénomène humain est compris en fonction d’une grille de lecture donnée, il donne lieu à des interprétations possibles, singulières (chaque cas est un cas particulier), multiples, vraisemblables, subjectives (liées à un point de vue particulier).

Problème :

      • Cette contrainte méthodologique est-elle temporaire, liée aux limites des techniques d’exploration du cerveau humain, de notre capacité à en représenter le contenu ?
      • Ou bien la spécificité de l’étude des phénomènes humains (l’être humain se prenant lui-même comme objet d’étude) interdit-elle définitivement l’espoir d’un monisme méthodologique (les lois commandant les faits humains ne pouvant être déduites des lois de la biologie) ?

Le cas de l’histoire semble devoir échapper à jamais à son assujettissement aux principes et méthodes des sciences de la nature : la compréhension d’un fait historique s’appuie sur des données nécessairement lacunaires et la vérification d’hypothèses explicatives impliquerait de pouvoir remonter le temps.

3.  L’INTERPRÉTATION INFINIE (NIETZSCHE)

La notion d’interprétation est centrale dans l’œuvre de Nietzsche (et de tous les sceptiques) :

Pour Nietzsche, la survie de tout être vivant passe par une interprétation par le corps des informations reçues du milieu, c’est-à-dire leur tri et leur organisation «?utiles?» à la «?volonté de puissance?» inhérente à la vie :

« En vérité, l’interprétation est un moyen pour dominer quelque chose (le processus organique présuppose une continuelle interprétation). […] La compréhension humaine  – qui n’est en fin de compte qu’une interprétation suivant nous et nos besoins –  est en rapport avec le rang que l’homme occupe dans l’ordre de tous les êtres. »   

NIETZSCHE, Fragments posthumes (1885)

Tout discours, y compris scientifique, est interprétation utile pour notre vie :

« Aujourd’hui au moins nous sommes éloignés de la ridicule prétention de décréter à partir de notre point de vue que l’on ne peut avoir de perspective valable qu’à partir de ce point de vue. Le monde nous est bien plutôt redevenu ‘infini’ : dans la mesure où nous ne saurions ignorer la possibilité qu’il renferme une infinité d’interprétations. »  

NIETZSCHE, Le Gai Savoir, § 374.

Ce qui conduit nécessairement à un scepticisme moral :

«Il n’y a pas du tout de phénomènes moraux mais seulement une interprétation morale des phénomènes.

NIETZSCHE, Par-delà le bien et le mal (1886)

… et à un scepticisme généralisé (nous ne percevons jamais les choses objectivement :

« Il n’y a pas de faits, seulement des interprétations. » 

NIETZSCHE, Vérité et mensonges au sens extra-moral (1873)

Problème : Le scepticisme est «?auto-réfutant?» : si l’on doit douter de tout alors il faut aussi douter de cela. De même, affirmer que toutes les interprétations se valent n’est qu’une interprétation…