TEXTE COMPLET PARAGRAPHE 1 PARAGRAPHE 2 PARAGRAPHE 3 PARAGRAPHE 4 PARAGRAPHE 5 PARAGRAPHE 6 PARAGRAPHE 7 PARAGRAPHE 8 PARAGRAPHE 9 VOCABULAIRE D’ÉPICURE

Lettre à Ménécée : paragraphe 6

La lettre à Ménécée est un texte d’Épicure, philosophe grec qui a vécu de -341 à -270. Il a fondé une école à Athènes, le « Jardin », qui présentait la spécificité d’accueillir parmi ses élèves des femmes et des esclaves.
Sa philosophie, que l’on peut qualifier de matérialiste (toute chose est composée de matière), comprend une physique atomiste (la nature est composée d’atomes et de vide), une théorie de la connaissance empiriste (une connaissance n’est vraie que si elle est validée par nos sens) et une morale eudémoniste (la recherche du bonheur est le but ultime de la vie humaine) s’appuyant sur un hédonisme (le plaisir est le bien naturel de l’homme). Pour Épicure la recherche du plaisir est un moyen au service de la recherche du bonheur.
La lettre à Ménécée rappelle les principes de la morale d’Épicure, les conditions pour atteindre le bonheur, que l’on résume dans le « tétrapharmakon », le « quadruple remède » :

  • les dieux ne sont pas à craindre,
  • la mort n’est pas à craindre,
  • le bonheur est possible et facile à atteindre,

la souffrance est momentanée et peut être supportée.

[6] « Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à en attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien. »

Après avoir montré dans l’introduction de la lettre que le bonheur est pour l’être humain le bien suprême, celui vers lequel tendent toutes nos actions, Épicure a justifié dans les parties suivantes les deux premiers préceptes du tétrapharmakon (« les dieux ne sont pas à craindre » et « la mort n‘est pas à craindre »), éliminant ainsi deux sources d’angoisse qui empêchent l’être humain d’accéder au bonheur. Puis Épicure a présenté une classification des désirs, s’appuyant sur le constat que toutes nos actions sont motivées par la recherche du plaisir et l’évitement de la douleur.
Cette partie du texte introduit le rôle prépondérant de la raison dans la gestion de nos plaisirs (et donc de nos désirs) : si le plaisir est, à court terme, « le bien primitif? et conforme à notre nature », c’est la raison qui doit en valider la recherche, en  comparant les avantages et les inconvénients que ce plaisir peut avoir à plus long terme.

En effet, puisque nous considérons spontanément que ce qui nous apporte du plaisir est bon pour nous, nous devrions rechercher de manière répétitive ce plaisir. De sorte que le plaisir de manger (qui est un « bien naturel », nécessaire à notre santé) nous conduirait naturellement à manger au-delà de ce dont nous avons réellement besoin pour le bon fonctionnement de notre corps. Le plaisir étant un moyen de neutraliser, même si ce n’est que momentanément, un mal-être, nous pourrions manger pour compenser chaque désagrément de la vie (et non pas seulement pour soulager notre faim). Mais la conséquence à moyen terme serait négative pour notre santé (prise de poids, problèmes digestifs, etc.). C’est ainsi que « précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ».  Or seule l’intervention de la raison, capable de calculer les conséquence à long terme de nos choix, nous permet de renoncer à un plaisir dans la mesure où il serait source de souffrance à long terme.

Mais ce qui vaut pour le plaisir vaut aussi pour la souffrance. Nous la considérons naturellement comme un mal et nous en évitons donc spontanément toute source. Pour tous les animaux évolués, la souffrance constitue un signal négatif indiquant un danger pour notre intégrité physiologique (brûlure, piqûre, forte acidité, etc.) Mais si ce refus spontané de la souffrance et la peur de souffrir qu’il induit en nous doivent nous conduire à éviter une visite chez le dentiste, il peut en résulter une rage de dents bien plus douloureuse que le soin préventif qui l’aurait évitée : « il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse ». C’est donc là aussi la raison qui peut nous permettre de calculer les conséquences à long terme de nos choix et d’accepter éventuellement une souffrance dans la mesure où elle sera source de plaisir à long terme.

La morale épicurienne a donc un fondement hédoniste :  « Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est un bien ». Mais cet hédonisme est toujours soumis à une morale supérieure qui elle est un eudémonisme : la recherche du plaisir est un moyen au service de la recherche et de la conservation du bonheur. De sorte que « tout plaisir n’est pas à rechercher » puisqu’il n’est pas une fin en soi. Le plaisir n’a de valeur, n’est un bien, que dans la mesure où il permet d’atteindre ou de conserver le « bien suprême », à savoir le bonheur. Et de la même manière « toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée ».  La souffrance, bien qu’elle soit fondamentalement un mal, ne l’est plus dès lors qu’elle apparaît comme un moyen d’atteindre ou de conserver le bonheur.

Épicure pose la règle générale sur laquelle doit s’appuyer la raison lorsqu’elle s’applique à choisir une action : « chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à en attendre ». Il faut peser, comme sur une balance, le poids des avantages et celui des inconvénients, et choisir ou refuser un plasir selon le côté où penche la balance. Autrement dit, même si le plaisir doit être considéré par principe comme un bien et la douleur comme un mal, « il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien ». Contrairement à l’idée répandue de l’épicurisme comme recherche effrénée du plaisir, dans la morale épicurienne c’est toujours la raison qui doit avoir le dernier mot.

Dans cette partie de la lettre, Épicure a donc présenté un premier moyen ) permettant de prendre en compte les troisième et quatrième préceptes du tétrapharmakonle bonheur est possible et facile à atteindre » et « la souffrance est momentanée et peut être supportée »). Dans le paragraphe suivant, il va en présenter un second, à savoir le « principe d’autosuffisance ».