TEXTE COMPLET PARAGRAPHE 1 PARAGRAPHE 2 PARAGRAPHE 3 PARAGRAPHE 4 PARAGRAPHE 5 PARAGRAPHE 6 PARAGRAPHE 7 PARAGRAPHE 8 PARAGRAPHE 9 VOCABULAIRE D’ÉPICURE

Lettre à Ménécée : paragraphe 4

La lettre à Ménécée est un texte d’Épicure, philosophe grec qui a vécu de -341 à -270. Il a fondé une école à Athènes, le « Jardin », qui présentait la spécificité d’accueillir parmi ses élèves des femmes et des esclaves.
Sa philosophie, que l’on peut qualifier de matérialiste (toute chose est composée de matière), comprend une physique atomiste (la nature est composée d’atomes et de vide), une théorie de la connaissance empiriste (une connaissance n’est vraie que si elle est validée par nos sens) et une morale eudémoniste (la recherche du bonheur est le but ultime de la vie humaine) s’appuyant sur un hédonisme (le plaisir est le bien naturel de l’homme). Pour Épicure la recherche du plaisir est un moyen au service de la recherche du bonheur.
La lettre à Ménécée rappelle les principes de la morale d’Épicure, les conditions pour atteindre le bonheur, que l’on résume dans le « tétrapharmakon », le « quadruple remède » :

  • les dieux ne sont pas à craindre,
  • la mort n’est pas à craindre,
  • le bonheur est possible et facile à atteindre,
  • la souffrance est momentanée et peut être supportée.

[4]  « Mais la multitude tantôt fuit la mort comme le pire des maux, tantôt l’appelle comme le terme des maux de la vie. Le sage, au contraire, ne fait pas fi de la vie et il n’a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie n’est pas une charge pour lui, et il n’estime pas non plus qu’il y ait le moindre mal à ne plus vivre. De même que ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable, pareillement ce n’est pas toujours la plus longue durée qu’on veut recueillir, mais la plus agréable.
Quant à ceux qui conseillent aux jeunes gens de bien vivre et aux vieillards de bien finir, leur conseil est dépourvu de sens, non seulement parce que la vie a du bon même pour le vieillard, mais parce que le soin de bien vivre et celui de bien mourir ne font qu’un.
On fait pis encore quand on dit qu’il est bien de ne pas naître, ou, « une fois né, de franchir au plus vite les portes de l’Hadès ». Car si l’homme qui tient ce langage est convaincu, comment ne sort-il pas de la vie ? C’est là en effet une chose qui est toujours à sa portée, s’il veut sa mort d’une volonté ferme. Que si cet homme plaisante, il montre de la légèreté en un sujet qui n’en comporte pas.
Rappelle-toi que l’avenir n’est ni à nous ni pourtant tout à fait hors de nos prises, de telle sorte que nous ne devons ni compter sur lui comme s’il devait sûrement arriver, ni nous interdire toute espérance, comme s’il était sûr qu’il dût ne pas être. »

Après avoir établi dans l’introduction de la lettre les liens qui selon lui existent entre d’une part l’activité philosophique, d’autre part la santé de l’âme, et enfin le bonheur, Épicure a justifié le premier précepte de son tétrapharmakon, à savoir que « les dieux ne sont pas à craindre » puis le second : « la mort n’est pas à craindre ». Dans ce paragraphe, Épicure va opposer l’attitude positive du sage face à la mort aux différentes attitudes négatives du commun des mortels dictées par l’angoisse de la mort. En rendant l’âme « inquiète », le pessimiste ne peut accéder à l’ataraxie, c’est-à-dire l’absence de trouble de l’âme. Or c’est elle qui caractérise le bonheur.

L’idée angoissante de la mort peut déterminer deux attitudes contradictoires :

  • soit un refus, une échéance qui nous terrorise : la mort est alors « le plus effrayant des maux » comme Épicure l’a formulé à la fin du paragraphe précédent ;
  • soit au contraire comme l’objet d’une attirance morbide : le pessimisme, l’attitude nihiliste (« la vie ne vaut rien », du latin nihil = rien), correspond alors à une détestation de la vie, la mort apparaissant comme un soulagement  de toutes les souffrances de la vie mortelle.

À ces attitudes négatives face à la mort, Épicure oppose celle du sage. Le sage est l’homme heureux, qui n’attend pas son bonheur des dieux, du destin ou de la chance, mais au contraire travaille à l’atteindre grâce à sa raison. Celle-ci le rend en effet capable de gérer ses plaisirs et ses peines, d’assurer son autosuffisance et donc de ne as craindre l’avenir. Il ne fait donc pas « fi de la vie », ne la méprise puisqu’elle est la source de ses plaisirs et de son bonheur. Et d’autre part la mort n’est rien pour lui puisque, comme il l’a montré dans le paragraphe précédent, « quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes plus. »

Ce rapport positif à la vie se caractérise par la recherche de l’état de perfection qu’est le bonheur, et peu importe si la vie doit s’avérer courte si l’on a profité de chaque instant?: la qualité vaut mieux que la quantité, comme il le montre à travers la métaphore de la nourriture : « ce n’est pas toujours la nourriture la plus abondante que nous préférons, mais parfois la plus agréable ». Cet aspect de la morale épicurienne sera repris dans le « carpe diem » des Latins : « Cueille le jour présent ». C’est l’instant présent qui est la référence pour le sage et non la mort (puisqu’elle est en-dehors de la vie).

Épicure critique alors deux attitudes face à la mort.

  • La première consiste à considérer la souffrance comme « normale », en particulier chez les personnes âgées. On peut être heureux jusqu’aux derniers instants de la vie et donc en quelque sorte mourir heureux. Ainsi, Épicure peut affirmer que « le soin de bien vivre [c’est-à-dire vivre heureux] et celui de bien mourir [c’est-à-dire mourir heureux] ne font qu’un ». C’est en effet le cas si l’on s’efforce de rester heureux jusqu’au dernier instant, si c’est la qualité de chaque instant de la vie qui nous détermine et non ce qu’il y aura après cette vie.
  • La seconde consiste à déprécier la vie au point d’affirmer qu’on aurait préféré ne pas naître ou de justifier le suicide (« franchir au plus vite les porte de l’Hadès »). Épicure prend au mot le nihiliste : s’il pense vraiment ce qu’il dit, qu’il se suicide et laisse en paix ceux qui aiment la vie. Mais s’il plaisante, s’il joue à dénigrer la vie, il perd de vue que la vie et la recherche du bonheur comme son but ultime doivent être prises au sérieux comme un travail. Philosopher consiste précisément à « travailler à la santé de son âme », comme il est indiqué dans l’introduction de la lettre. Qu’il parle sérieusement ou non, il est très éloigné du sage qui lui met en accord son discours et ses actions.

Avant de s’intéresser aux moyens d’atteindre le bonheur (l’usage de la raison dans le calcul des plaisirs ou l’autosuffisance), Épicure conclut cette partie par une allusion au troisième précepte du tétrapharmakon : « Le bonheur est possible et facile à atteindre?». En effet, même si nous ne sommes pas entièrement maîtres de notre avenir, puisque nous sommes soumis aux accidents de la vie et aux aléas de santé, néanmoins nous disposons d’une marge de liberté : l’avenir n’est pas « tout à fait hors de nos prises ». Même si nous ne pouvons être certains d’atteindre le bonheur, nous ne devons pas non plus le considérer comme hors d’atteinte. Il n’y a donc aucune raison de se complaire dans le pessimisme ou le nihilisme et de renoncer au bonheur.