TEXTE COMPLET PARAGRAPHE 1 PARAGRAPHE 2 PARAGRAPHE 3 PARAGRAPHE 4 PARAGRAPHE 5 PARAGRAPHE 6 PARAGRAPHE 7 PARAGRAPHE 8 PARAGRAPHE 9 VOCABULAIRE D’ÉPICURE

Lettre à Ménécée : paragraphe 5

La lettre à Ménécée est un texte d’Épicure, philosophe grec qui a vécu de -341 à -270. Il a fondé une école à Athènes, le « Jardin », qui présentait la spécificité d’accueillir parmi ses élèves des femmes et des esclaves.
Sa philosophie, que l’on peut qualifier de matérialiste (toute chose est composée de matière), comprend une physique atomiste (la nature est composée d’atomes et de vide), une théorie de la connaissance empiriste (une connaissance n’est vraie que si elle est validée par nos sens) et une morale eudémoniste (la recherche du bonheur est le but ultime de la vie humaine) s’appuyant sur un hédonisme (le plaisir est le bien naturel de l’homme). Pour Épicure la recherche du plaisir est un moyen au service de la recherche du bonheur.
La lettre à Ménécée rappelle les principes de la morale d’Épicure, les conditions pour atteindre le bonheur, que l’on résume dans le « tétrapharmakon », le « quadruple remède » :

  • les dieux ne sont pas à craindre,
  • la mort n’est pas à craindre,
  • le bonheur est possible et facile à atteindre,
  • la souffrance est momentanée et peut être supportée.

[5] « Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps.
Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse. En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter?; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit. »

Après avoir dans la première partie de la lettre montré que le bonheur est pour l’être humain le bien suprême, Épicure a justifié dans les parties suivantes les deux premiers préceptes du tétrapharmakonles dieux ne sont pas à craindre » et « la mort n‘est pas à craindre »), éliminant ainsi deux sources d’angoisse qui empêchent l’être humain d’accéder au bonheur.
Dans cette partie de la lettre, Épicure s’intéresse à deux des problèmes fondamentaux qui justifient les deux préceptes suivants du tétrapharmakon, à savoir ce qui fait que « le bonheur est possible et aisé à atteindre » et que « la souffrance est de courte durée et peut être supportée ». Il aborde ces questions à travers les notions de désir et de plaisir. La notion de désir désigne ici toutes les motivations qui nous déterminent à agir pour obtenir un objet, le plaisir étant l’affect agréable ressenti lorsque nous obtenons l’objet de notre désir.

Épicure commence par établir une classification des désirs selon un critère qu’il précisera ensuite (le fait qu’il favorise ou non notre bonheur). Cette classification procède par division progressive de l’ensemble des désirs.

  1. Première division : d’une part les « désirs naturels » qui nous sont utiles pour être heureux ou au moins sont compatibles avec notre bonheur, comme manger, boire, réfléchir, apprendre ; d’autres part les « désirs vains », contradictoires avec le bonheur, comme le désirs d’immortalité ou celui de plaire aux dieux dont il a montré dans un paragraphe précédent qu’ils étaient source d’angoisses.
  2. Deuxième division, concernant les « désirs naturels » : d’une part les désirs « nécessaires » (on ne peut être heureux si on ne les satisfait pas) comme manger ou prendre soin de sa santé ; d’autre part les « désirs naturels seulement » (on peut être heureux sans les satisfaire) comme l’exemple qu’il prendra plus loin des mets raffinés.
  3. La troisième division concerne les « désirs nécessaires » : pour être heureux nous devons satisfaire d’une part les « désirs nécessaires pour la vie même » comme manger, boire et dormir, d’autre part « les désirs nécessaires pour la tranquillité du corps » comme le désir sexuel, et enfin les « désirs nécessaires pour le bonheur », à savoir ceux qui conditionnent le bien-être de l’âme et sont déterminés par les vertus comme la prudence, la justice ou l’honnêteté. Épicure dira plus loin que le bonheur et la vertus sont équivalents : on ne peut être heureux sans être vertueux, et on ne peut être vertueux sans être heureux.

Le critère de classement, celui qui permet de produire une « théorie non erronée des désirs », autrement dit une conception rationnelle des désirs, doit « rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme », c’est-à-dire aux conditions du bonheur. En effet, puisque le bonheur est le but suprême de la vie humaine (« quand nous l’avons nous avons tout et quand il nous manque nous faisons tout pour l’avoir »), alors la classification des désirs n’a d’intérêt que si elle nous aide à choisir parmi les désirs ceux qui permettent d’atteindre ou de conserver le bonheur, ce qui est bien le cas de celle que propose ici Épicure.

Nous devons choisir parmi nos désirs parce que nos actions sont naturellement déterminées, comme chez tous les animaux évolués, par la recherche du plaisir et l’évitement de la souffrance. Or l’ataraxie (l’absence de trouble de l’âme) et donc le bonheur, n’est possible que si nous n’avons plus à nous à nous démener pour satisfaire nos désirs car alors « toute l’agitation de l’âme  tombe », notre désir suprême, celui d’être heureux est satisfait. L’ataraxie est une forme de plénitude : lorsque nous l’avons atteinte, nous n’avons rien de plus à désirer.

Pour Épicure, le plaisir ne constitue pas une fin en soi (pas un but) mais un moyen pour parvenir au but ultime qu’est le bonheur. Contrairement à ce que lui reprochent ses détracteurs, la morale épicurienne n’est donc pas un pur « hédonisme » (qui définit le plaisir comme le but de la vie), mais un « eudémonisme » (qui définit le bonheur comme le but de la vie). De sorte qu’Épicure peut affirmer que nous n’avons réellement besoin du plaisir « que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ». Cette douleur est liée à un manque, qu’il soit physiologique (faim, soif, fatigue) ou psychologique (envie, jalousie…), le plaisir signalant la fin de cette douleur.

Le dernier paragraphe de cette partie insiste néanmoins sur l’importance du plaisir dans la vie humaine en le caractérisant comme « le commencement et la fin [= l’origine et le but] de la vie heureuse » :

  • Le plaisir est « le bien primitif et conforme à notre nature ». Autrement dit, il est dans la nature humaine de rechercher le plaisir (et d’éviter la souffrance). Le plaisir est donc à l’origine de nos actions : « c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter ». Il conditionne donc la possibilité d’être heureux et est donc bien « le commencement de la vie heureuse ».
  • Mais le plaisir est aussi la fin (l’objectif, le but) de nos actions. Il est le critère qui permet de juger après coup nos actions, et de sa compatibilité avec notre bonheur : telle action est bonne pour nous si elle débouche sur un plaisir, telle autre mauvaise si elle aboutit à une souffrance : « ce sont nos affections [= plaisir, souffrance] qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien ». Le plaisir est donc bien conforme à la fin (au sens de but) de nos actions, à savoir le bonheur.

Le plaisir est donc bien en soi une valeur morale. Mais dans la partie suivante de la lettre, Épicure va montrer que même si le plaisir est toujours en soi et à court terme un bien, l’intervention de la raison est nécessaire pour éviter qu’il ne soit, à moyen ou long terme, source d’un mal. Cette capacité à utiliser la raison dans le domaine de la morale, pour comparer les avantages et les inconvénients d’un plaisir, Épicure l’appelle la prudence et la considère comme la vertu suprême, celle qui détermine toutes les autres vertus.