TEXTE COMPLET PARAGRAPHE 1 PARAGRAPHE 2 PARAGRAPHE 3 PARAGRAPHE 4 PARAGRAPHE 5 PARAGRAPHE 6 PARAGRAPHE 7 PARAGRAPHE 8 PARAGRAPHE 9 VOCABULAIRE D’ÉPICURE

Lettre à Ménécée : paragraphe 2

La lettre à Ménécée est un texte d’Épicure, philosophe grec qui a vécu de -341 à -270. Il a fondé une école à Athènes, le « Jardin », qui présentait la spécificité d’accueillir parmi ses élèves des femmes et des esclaves.
Sa philosophie, que l’on peut qualifier de matérialiste (toute chose est composée de matière), comprend une physique atomiste (la nature est composée d’atomes et de vide), une théorie de la connaissance empiriste (une connaissance n’est vraie que si elle est validée par nos sens ) et une morale eudémoniste (la recherche du bonheur est le but ultime de la vie humaine) s’appuyant sur un hédonisme (le plaisir est le bien naturel de l’homme). Pour Épicure la recherche du plaisir est un moyen au service de la recherche du bonheur.
La lettre à Ménécée rappelle les principes de la morale d’Épicure, les conditions pour atteindre le bonheur, que l’on résume dans le « tétrapharmakon », le « quadruple remède » :

  • les dieux ne sont pas à craindre,
  • la mort n’est pas à craindre,
  • le bonheur est possible et facile à atteindre,
  • la souffrance est momentanée et peut être supportée.

[2] « D’abord, tenant le dieu pour un vivant immortel et bienheureux, selon la notion du dieu communément pressentie, ne lui attribue rien d’étranger à son immortalité ni rien d’incompatible avec sa béatitude. Crédite-le, en revanche, de tout ce qui est susceptible de lui conserver, avec l’immortalité, cette béatitude. Car les dieux existent : évidente est la connaissance que nous avons d’eux. Mais tels que la foule les imagine communément, ils n’existent pas : les gens ne prennent pas garde à la cohérence de ce qu’ils imaginent. N’est pas impie qui refuse des dieux populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions populaires. Les explications des gens à propos des dieux ne sont pas des notions établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement. De là l’idée que les plus grands dommages aussi bien que les bienfaits sont amenés par les dieux. En fait, c’est en totale affinité avec ses propres vertus que l’on accueille ceux qui sont semblables à soi-même, considérant comme étranger tout ce qui n’est pas tel que soi. »

Dans l’introduction de la lettre, Épicure a établi les liens qui selon lui existent entre d’une part l’activité philosophique, d’autre part la santé de l’âme, et enfin le bonheur : philosopher c’est « travailler à la santé de son âme », c’est-à-dire à son bonheur. Dans ce deuxième paragraphe, il va justifier le premier aspect de son tétrapharmakon : pourquoi « les dieux ne sont pas à craindre » ? En effet la crainte des dieux constitue un obstacle majeur pour qui recherche le bonheur. L’attitude qu’Épicure prône envers la question religieuse ne relève pas de l’athéisme (idée que les dieux n’existent pas). Par contre elle condamne toute attitude superstitieuse. L’idée de dieu doit être en  accord avec la raison.

Tout d’abord, c’est l’homme qui définit dieu, et il doit le faire sur la base d’une intuition que nous pouvons tous avoir, une « idée communément pressentie », c’est-à-dire une idée purement rationnelle, produite par notre esprit et qui précède donc toute sensation (c’est ce que signifie pressentie : « pré- » = avant, et «?-sentie?» = donnée par nos sens).
Si «?les dieux existent » comme le dit Épicure, ce n’est pas à la manière dont nous, ou les animaux, existons. Ils existent comme les idées mathématiques telles que l’infini, que nous pouvons définir, dont nous pouvons avoir l’intuition mais qui ne peut pas être un objet de perception ni de connaissance (puisque pour Épicure, une connaissance doit être conforme à une parception).

Pour Épicure, cette intuition de l’idée de dieu est celle d’un idéal, d’un absolu, d’un modèle de perfection pour l’homme. Or cette perfection à laquelle l’être humain aspire comporterait immortalité et bonheur : ce sont donc ces deux qualités, l’immortalité et la béatitude, qu’il faut attribuer aux dieux. Toutes les autres qualités dont on pourra « créditer » les dieux devront s’accorder avec cette idée de perfection. Alors seulement l’idée que l’on se fera des dieux sera cohérente (= sans contradiction) et donc compatible avec la raison.

Mais Épicure rappelle que « les gens ne prennent pas garde à la cohérence de ce qu’ils imaginent » : l’être humain agit naturellement (spontanément) selon un principe de plaisir (comme il le montre dans la suite de la lettre) et non selon la raison. L’idée que les hommes se font des dieux n’est donc qu’une projection de ce qu’ils sont eux-mêmes, avec tous leurs défauts – très loin donc de la perfection. Ainsi Zeus, Aphrodite ou Poséidon peuvent faire preuve de colère, de haine, de jalousie ou de cruauté – traits qui les éloignent de toute conception rationnelle de la divinité. Or si les dieux n’étaient pas des idées, s’ils faisaient partie de la nature, on devrait pouvoir les connaître par les sens, ce qui n’est pas le cas : ces dieux « ne sont pas des notions établies à travers nos sens, mais des suppositions sans fondement?».

Épicure peut donc rejeter l’accusation d’impiété qu’on lui adressait et la retourner contre ceux qui l’accusent : « N’est pas impie qui refuse des dieux populaires, mais qui, sur les dieux, projette les superstitions populaires ». Cette conception anthropomorphique des dieux (anthropomorphisme = attribution de traits humains à des objets non humains, de anthropos = homme, et morphé = forme) permet d’expliquer bonheur ou malheur, chance ou malchance dans la vie en les attribuant à des interventions divines : « les plus grands dommages aussi bien que les bienfaits sont amenés par les dieux ». De sorte qu’au lieu de s’activer à construire lui-même son propre bonheur, l’homme se contente de prier les dieux ou de leur faire des sacrifices en espérant que les divinités le récompenseront.

Épicure conclut ce paragraphe en expliquant pourquoi les hommes ont besoin de concevoir les dieux sous une forme humaine : c’est parce que nous avons tendance à accepter ce qui nous ressemble, ce qui est en accord avec nos habitudes, notre culture et à rejeter ce qui nous est étranger, ce qui remet en cause nos habitudes et notre cultures. La recherche du semblable et le rejet de la différence s’applique évidemment non seulement aux dieux mais aussi aux êtres humains.

Épicure a donc montré comment se justifie le premier précepte du tétrapharmakon : « les dieux ne sont pas à craindre ». Dans le paragraphe suivant il va faire le même travail pour le deuxième précepte : « la mort n’est pas à craindre ».

 

En complément, cette critique de Sextus Empiricus (160-210), qui s’en prend directement à la conception épicurienne « idéale » de la notion de dieu :

« Imaginez-vous, disent-ils, quelque chose d’incorruptible et d’heureux, et pensez que c’est là Dieu. Mais cela est insensé. Car, comme celui qui ne connaît pas Dieu ne peut pas s’imaginer des attributs qui lui conviennent, en tant qu’il est Dieu : ainsi, parce que nous ne connaissons pas la nature de Dieu, nous ne pouvons pas nous imaginer ni connaître les propriétés et les attributs qui lui conviennent. Ensuite qu’ils nous disent ce que c’est qu’une chose heureuse. Est-ce qui agit conformément à la vertu, et ce qui pourvoit aux choses qui lui sont assujetties ? Est-ce ce qui n’est dans aucune action, qui n’a aucune affaire, et qui ne se mêle aussi de rien ? Car ces Philosophes, ayant entre eux, sur ces questions, des controverses qui n’ont jamais pu être décidées, ils ont fait que cette chose heureuse et Dieu par conséquent est pour nous une chose impénétrable. Je dis plus. Quand on pourrait concevoir ce que c’est que Dieu, il faut néanmoins s’abstenir de décider s’il existe ou s’il n’existe pas. »