Texte complet §1 §2 §3 §4 §5 §6 §7 §8 §9 §10 §11 §12 §13 §14 §15
Vérité et mensonge au sens extra-moral : §9
§9 De même que les Romains et les Étrusques divisaient le ciel à l’aide de lignes mathématiques rigides et imploraient un dieu dans cet espace rigoureusement délimité qu’est un templum [un temple], de même chaque peuple a au-dessus de lui un tel ciel de concepts mathématiquement distribués et il entend désormais que, conformément à l’exigence de la vérité, tout dieu conceptuel soit cherché dans sa sphère propre. On peut bien sur ce point admirer l’homme pour le puissant génie de l’architecture qu’il est : il réussit à ériger une cathédrale conceptuelle infiniment compliquée sur des fondations mouvantes, en quelque sorte sur de l’eau courante. À vrai dire, pour tenir bon sur de telles fondations, il faut que ce soit une construction équivalente à une toile d’araignée, si fine qu’elle peut suivre le courant du flot qui l’emporte, si solide qu’elle ne peut être dispersée au gré du vent. En tant que génie de l’architecture, l’homme surpasse de beaucoup l’abeille : celle-ci construit avec la cire qu’elle recueille dans la nature, l’homme avec la matière bien plus fragile des concepts qu’il est obligé de fabriquer à partir de lui-même. L’homme est en cela bien digne d’être admiré mais sûrement pas pour son instinct de vérité, ni pour la pure connaissance des choses. Si quelqu’un dissimule quelque chose derrière un buisson, puis le cherche à cet endroit précis et finit par le trouver, on ne va pas spécialement glorifier cette recherche et cette découverte : mais c’est pourtant ce qui se passe lors de la recherche et de la découverte de la « vérité » dans le domaine de la raison. Lorsque je donne la définition du mammifère et qu’après avoir examiné un chameau, j’explique ensuite : « voici un mammifère », une vérité a certes bien été mise au jour, mais sa valeur est limitée ; je veux dire par là qu’elle est anthropomorphique de part en part et qu’elle ne contient aucun point qui fût « vrai en soi », réel et universel, indépendamment de l’homme. Celui qui est à la recherche de telles vérités ne cherche au fond que la métamorphose du monde dans les hommes ; il se bat pour une compréhension du monde en tant que chose humaine, et conquiert dans le meilleur des cas le sentiment d’une assimilation. Semblable à l’astrologue aux yeux de qui les étoiles sont au service des hommes et en rapport avec leur bonheur ou leur malheur, un tel chercheur considère le monde entier comme attaché aux hommes, comme l’écho toujours déformé d’un son originel, celui de l’homme, et comme la copie multipliée et diversifiée d’une image originelle, celle de l’homme. Sa méthode consiste en ceci : prendre l’homme comme mesure de toutes choses ; mais ainsi, il part de l’erreur qui consiste à croire que ces choses lui seraient données immédiatement en tant que purs objets. Il oublie donc que les métaphores originales de l’intuition sont des métaphores, et les prend pour les choses mêmes.