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Vérité et mensonge au sens extra-moral : §1

§1 « Il y eut un jour, au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’“histoire universelle”, mais ce ne fut cependant qu’une minute. Après quelques soupirs de la nature, la planète se figea dans la glace et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. — Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir toutefois à illustrer suffisamment l’aspect lamentable, fantomatique et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature ; des éternités durant, il n’était pas ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé de plus. Car il n’y a pas pour cet intellect de mission qui dépasserait le cadre de la vie humaine. Il n’est qu’humain, et seul son possesseur et son producteur le traite avec autant de passion que s’il était l’axe autour duquel tournait le monde. Mais, si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent en elle voler le centre du monde. Il n’est rien de si condamnable et de si insignifiant dans la nature qui ne s’enfle aussitôt comme une outre au moindre souffle de cette force du connaître ; et de même que tout portefaix veut aussi avoir son admirateur, l’homme le plus fier, le philosophe, s’imagine lui aussi avoir les yeux de l’univers braqués comme un télescope sur son action et sa pensée. »

[Présentation générale de “Vérité et mensonge au sens extra-moral”] «Vérité et mensonge au sens extra-moral” est un des premiers ouvrages de Nietzsche. Il y aborde un problème qui restera central dans la suite de son œuvre, à savoir le caractère fondamentalement illusoire du langage et au-delà, de tous les contenus de la conscience : l’être humain est naturellement enfermé dans « cette cellule qu’est la conscience », ignorant tout ce qui se joue dans son corps. Sa perception et son langage sont limités de sorte qu’il puisse accepter son sort à travers les illusions et les mensonges que le langage lui permet de fabriquer. De ce fait, l’être humain non seulement n’a pas fondamentalement besoin de “la” vérité, celle qui parviendrait à faire correspondre un discours à la réalité, mais seulement de mensonges utiles qui, tenant lieu de vérité, c’est-à-dire admis dans son milieu comme étant vrai, lui permette de supporter la médiocrité de sa vie.

[Explication de ce paragraphe]

Dans le premier paragraphe du texte, Nietzsche va s’efforcer de “remettre l’homme à sa place réelle” dans la nature, de le placer devant une réalité qu’il préfère ignorer — à savoir que non seulement il n’est pas le centre du monde, mais qu’il n’en est qu’un détail éphémère, dont l’apparition était assez improbable et dont la disparition ne laissera probablement aucune trace dans l’histoire de l’univers. C’est là une vérité mais, puisqu’elle ruinerait l’“orgueil” (subjectif) qui nous permet de supporter notre insignifiance (objective), nous préférons l’oublier et vivre dans l’illusion de notre “importance”. Nous avons besoin du mensonge pour supporter notre condition.

« Il y eut un jour, au détour de quelque coin de l’univers inondé des feux d’innombrables systèmes solaires, une planète sur laquelle des animaux intelligents inventèrent la connaissance. »
Pour établir l’importance du mensonge dans le fonctionnement de la conscience humaine, Nietzsche commence par replacer l’existence humaine dans l’histoire de l’univers, ce qui constituerait un point de vue objectif, se rapprochant de la vérité. Il s’agit de nous contraindre à “décentrer” notre conception du monde, à dépasser nos conceptions anthropocentristes pour pouvoir considérer la place réelle que nous occupons dans l’univers. D’un point de vue temporel, la durée de l’existence de notre espèce, relativement à l’idée que notre esprit limité peut se faire du temps, ne vaudrait qu’“un jour” ; d’un point de vue spatial, nous nous trouvons comme échoués dans “quelque coin de l’univers”, dans l’un de ses “innombrables systèmes solaires”. Nietzsche renforce encore cette leçon de modestie en rappelant l’homme à sa nature animale : nous sommes des “animaux intelligents”. C’est précisément cette intelligence qui nous permet la connaissance, autrement dit la possibilité de produire une représentation de notre monde et de juger de sa pertinence, c’est-à-dire de sa vérité.

« Ce fut la minute la plus orgueilleuse et la plus mensongère de l’“histoire universelle”, mais ce ne fut cependant qu’une minute. »

« Après quelques soupirs de la nature, la planète se figea dans la glace et les animaux intelligents n’eurent plus qu’à mourir. »

« Telle est la fable qu’on pourrait inventer, sans parvenir toutefois à illustrer suffisamment l’aspect lamentable, fantomatique et fugitif, l’aspect vain et arbitraire de cette exception que constitue l’intellect humain au sein de la nature ; des éternités durant, il n’était pas ; et s’il disparaît à nouveau, il ne se sera rien passé de plus. »

« Car il n’y a pas pour cet intellect de mission qui dépasserait le cadre de la vie humaine. »

« Il n’est qu’humain, et seul son possesseur et son producteur le traite avec autant de passion que s’il était l’axe autour duquel tournait le monde. »

« Mais, si nous pouvions comprendre la mouche, nous nous apercevrions qu’elle évolue dans l’air animée de cette même passion et qu’elle sent en elle voler le centre du monde. »

« Il n’est rien de si condamnable et de si insignifiant dans la nature qui ne s’enfle aussitôt comme une outre au moindre souffle de cette force du connaître ; »

« et de même que tout portefaix veut aussi avoir son admirateur, l’homme le plus fier, le philosophe, s’imagine lui aussi avoir les yeux de l’univers braqués comme un télescope sur son action et sa pensée. »