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Vérité et mensonge au sens extra-moral : §4

§4 Pour autant que l’individu tient à se conserver face à d’autres, il n’utilise son intelligence le plus souvent qu’aux fins de la dissimulation, dans l’état de nature : mais dans la mesure où l’homme à la fois par nécessité et par ennui veut vivre en société et en troupeau, il lui est nécessaire de conclure la paix et de faire en sorte, conformément à ce traité, qu’au moins l’aspect le plus grossier de « la guerre de tous contre tous » [bellum omnium contra omnes] disparaisse de son monde. Or ce traité de paix apporte quelque chose qui ressemble à un premier pas en vue de l’acquisition de cet énigmatique instinct de vérité. En effet, ce qui désormais doit être la « vérité » est alors fixé, c’est-à-dire qu’une désignation uniformément valable et obligatoire des choses est inventée, et que la législation du langage donne aussi les premières lois de la vérité : car, à cette occasion et pour la première fois, apparaît un contraste entre la vérité et le mensonge. Le menteur utilise les désignations valables, les mots, pour faire apparaître réel l’irréel ; il dit par exemple : « Je suis riche », alors que pour qualifier son état c’est justement « pauvre » qui serait la désignation correcte. Il maltraite les conventions établies en opérant des substitutions arbitraires ou même en inversant les noms. S’il agit ainsi de façon intéressée et, de plus, préjudiciable, la société ne lui fera plus confiance et par-là même l’exclura. En l’occurrence, les hommes fuient moins le mensonge que le préjudice provoqué par un mensonge. Fondamentalement, ils ne haïssent pas la tromperie, mais les conséquences fâcheuses et néfastes de certains types de tromperie. C’est seulement dans ce sens ainsi restreint que l’homme veut la vérité. Il désire les conséquences favorables de la vérité, celles qui conservent la vie ; mais il est indifférent à l’égard de la connaissance pure et sans conséquence, et il est même hostile aux vérités qui peuvent être préjudiciables ou destructrices. Mais d’ailleurs : qu’en est-il de ces conventions du langage ? Sont-elles d’éventuels produits de la connaissance, et du sens de la vérité ? Les choses et leurs désignations coïncident-elles ? Le langage est-il l’expression adéquate de toutes les réalités ?