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Vérité et mensonge au sens extra-moral : §11

§11 Tout homme familier de telles considérations a évidemment éprouvé une méfiance profonde à l’égard de tout idéalisme de ce type, chaque fois qu’il s’est bien clairement persuadé de la conséquence, de l’universalité et de l’infaillibilité éternelles des lois de la nature ; et il en a tiré cette conclusion : là, aussi loin que nous pénétrions dans la hauteur du monde télescopique et dans la profondeur du monde microscopique, tout est si sûr, si élaboré, si infini, si régulier, si dépourvu de faille. La science aura éternellement à creuser ce puits avec profit, et tout ce qu’elle aura trouvé concordera et rien ne se contredira. Comme cela ressemble peu à un produit de l’imagination ! Car si c’en était un, il faudrait bien que l’illusion et l’irréalité se trahissent quelque part. À cela, il convient pour une fois de dire ceci : si nous avions chacun de notre côté une sensibilité perceptive distincte, nous ne pourrions nous-même percevoir que tantôt comme un oiseau, tantôt comme un ver de terre, tantôt comme une plante ; ou bien si l’un de nous percevait la même excitation comme rouge, si l’autre la percevait comme bleue et si même un troisième l’entendait comme un son, personne ne dirait que la nature est ainsi réglée par des lois, mais on ne la concevrait au contraire que comme une construction conçue de manière hautement subjective. Ensuite : qu’est-ce d’ailleurs pour nous qu’une loi de la nature ? Elle ne nous est pas connue en soi, mais seulement dans ses effets, c’est-à-dire dans ses relations à d’autres lois de la nature qui, à leur tour, ne nous sont connues qu’en tant que relations. Ainsi toutes ces relations ne font jamais que renvoyer les unes aux autres et nous sont absolument incompréhensibles de part en part. Seul ce que nous y mettons, le temps et l’espace, c’est-à-dire des rapports de succession et des nombres, nous en est réellement connu. Mais tout ce qui précisément nous étonne dans les lois de la nature, qui réclame notre explication et qui pourrait nous porter à la méfiance envers cet idéalisme, ne réside précisément que dans la seule rigueur mathématique et dans la seule inviolabilité des représentations du temps et de l’espace, et pas ailleurs. Or c’est nous qui produisons celles-ci en nous et en dehors de nous, avec la même nécessité que l’araignée qui tisse sa toile. Si nous sommes contraints de concevoir toutes choses exclusivement selon ces formes, il n’y a plus rien alors de merveilleux dans le fait que nous ne concevions proprement dans les choses que justement ces mêmes formes : car elles doivent toutes porter en elles les lois du nombre, et le nombre est justement ce qu’il y a de plus étonnant dans les choses. Toute la conformité aux lois qui nous impressionne tant dans le cours des astres et dans le processus chimique coïncide au fond avec ces propriétés que nous apportons nous-mêmes aux choses, de sorte qu’ainsi nous nous impressionnons nous-mêmes. Il en résulte sans aucun doute que cette création artistique de métaphores, par laquelle commence en nous toute sensation, présuppose déjà ces formes et, par voie de conséquence, elle s’effectue en elles. C’est seulement la persistance immuable de ces formes originelles qui explique la possibilité que se constitue par la suite un édifice conceptuel qui s’appuie à nouveau sur les métaphores elles-mêmes. Cet édifice est en effet une réplique des rapports de temps, d’espace et de nombre, reconstruite sur le terrain des métaphores.