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Vérité et mensonge au sens extra-moral : §3

§3 En tant que moyen de conservation de l’individu, l’intellect déploie l’essentiel de ses forces dans la dissimulation ; car elle est le moyen de conservation des individus plus faibles et moins robustes, dans la mesure où il leur est impossible de mener une lutte pour l’existence avec des cornes ou avec une mâchoire acérée des bêtes de proie. C’est chez l’homme que cet art de la dissimulation atteint son point culminant : la tromperie, la flatterie, le mensonge et l’abus, le commérage, l’ostentation, le fait de parer sa vie d’un éclat d’emprunt et de porter le masque, le voile de la convention, le fait de jouer la comédie devant les autres et devant soi-même, bref, le perpétuel voltige autour d’une flambée de vanité sont chez lui à tel point la règle et la loi qu’il n’est presque rien de plus inconcevable que l’apparition, chez les hommes, d’un instinct de vérité honnête et pur. Ils sont profondément plongés dans les illusions et les rêves, leur œil ne fait que glisser à la surface des choses et ne voit que des « formes », leur sensation ne conduit en aucune manière à la vérité, mais se borne à recevoir des excitations et joue en quelque sorte à tâtons sur le dos des choses. En outre, durant toute sa vie, l’homme se laisse tromper la nuit par ses rêves sans que jamais son sens moral ne cherche à l’en empêcher : alors qu’il doit bien y avoir des hommes qui, à force de volonté, ont réussi à se débarrasser du ronflement. Mais que sait en vérité l’homme de lui-même ! Et serait-il même capable de se percevoir une fois intégralement lui-même, comme exposé dans la lumière d’une vitrine ? La nature ne lui dissimule-t-elle pas la plupart des choses, même en ce qui concerne son propre corps, afin de le retenir prisonnier d’une conscience fière et trompeuse, à l’écart des replis de ses intestins, à l’écart du cours précipité du sang dans ses veines et du jeu complexe des vibrations de ses fibres! Elle a jeté la clef : et malheur à la curiosité fatale qui voudrait un jour lancer un coup d’œil par une fente hors de la chambre de la conscience, et qui, dirigeant ses regards vers le bas, pressentirait alors sur quel fond impitoyable, avide, insatiable et meurtrier, l’homme repose, indifférent à sa propre ignorance et accroché en quelque sorte à ses rêves comme au dos d’un tigre. D’où proviendrait, au sein de ce monde et dans cette constellation, l’instinct de vérité ?