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Vérité et mensonge au sens extra-moral : §14

§14 Mais l’homme lui-même a une invincible tendance à se laisser tromper, et il est comme enchanté par le bonheur lorsque le rhapsode lui récite comme s’ils étaient vrais des légendes épiques ou lorsqu’un acteur jouant le rôle d’un roi se montre plus royal sur scène qu’un roi dans la réalité. L’intellect en maître de la dissimulation, est libre et déchargé du travail d’esclave qu’il fournit d’ordinaire aussi longtemps qu’il peut tromper sans nuire ; il fête alors ses Saturnales et il n’est jamais plus exubérant, plus riche, plus fier, plus agile et plus audacieux. Avec un plaisir de créateur, il jette les métaphores pêle-mêle et déplace les bornes de l’abstraction au point qu’il désigne le fleuve comme le chemin mouvant qui porte l’homme là où il se rend d’ordinaire. Il s’est alors débarrassé du signe de la servitude : occupé habituellement par la sombre tâche d’indiquer à un pauvre individu qui aspire à l’existence le chemin et les moyens d’y parvenir, extorquant au service de son maître la proie et le butin, il est devenu maintenant le maître et peut effacer de son visage l’expression de l’indigence. Et tout ce qu’il fait désormais, comparé à la manière dont il agissait auparavant, implique la dissimulation comme ce qu’il faisait auparavant impliquait la contorsion. Il imite la vie de l’homme mais la tient pour une bonne chose et semble s’en montrer vraiment satisfait. Cette charpente et ce plancher gigantesque des concepts, auxquels l’homme nécessiteux se cramponne durant sa vie et ainsi se sauve, n’est plus pour l’intellect libéré qu’un échafaudage et qu’un jouet pour ses oeuvres d’art les plus audacieuses ; et lorsqu’il le casse, le met en pièces et le reconstruit en assemblant ironiquement les pièces les plus disparates et en séparant les pièces qui s’imbriquent le mieux, il révèle qu’il se passe fort bien de cet expédient qu’est l’indigence, et qu’il n’est plus désormais guidé par des concepts, mais par des intuitions. Aucun chemin régulier ne mène de ces intuitions au pays des schémas fantomatiques, au pays des abstractions : pour elles le mot n’a pas encore été forgé, l’homme devient muet quand il les voit ou ne parle que par métaphores interdites et enchaînements conceptuels inouïs jusqu’alors, pour répondre de façon créatrice à l’impression que fait la puissance de l’intuition présente, au moins par la dérision et par la destruction des vieilles barrières conceptuelles.