L’inconscient : actualités

L’inconscient : actualités2021-03-26T22:23:29+01:00

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L’inconscient : actualités

 CHARLIE HEBDO,


Un monde après Freud

Quand j’entends quelqu’un, dans une manif ou sur le divan, dire qu’il a envie de tout casser, ou qu’il veut en finir, ou se détruire, je pense à Marguerite Duras, à son livre publié il y a cinquante ans : Détruire, dit-elle. J’y pense d’autant plus que Duras avait déclaré à l’époque, à propos de ce livre qui avait particulièrement dérouté la critique : « J’ai essayé de montrer un monde plus tard, après Freud, un monde qui aurait perdu le sommeil. » Je me demande encore ce qu’elle a voulu dire.

Détruire, dit-elle est un dialogue entre deux hommes et deux femmes. On assiste d’une part au rapprochement des deux femmes, Élisabeth Alione, engluée dans son mariage, et Alissa, qui s’affranchit des convenances, et d’autre part au rapprochement des deux hommes, tous les deux voyeurs et « chasseurs ». Le décor : un hôtel, et son parc. Un hôtel qui ressemble plutôt à une clinique (Élisabeth Alione tourne les pages d’un livre sans le lire, et prend des médicaments, ostensiblement). Le parc de l’hôtel borde une forêt qui fonctionne tout au long du livre comme une métaphore de l’inconscient et de la sexualité. Nous sommes en 1969, il est question de tout bouleverser, y compris les circuits de la libido.
Comme ce texte lui était resté un peu opaque à elle-même, Duras en fait un film, dont le sujet – très implicite – est la révolution. Philippe Sollers lui consacre une critique dithyrambique et hyperpsychanalytique. François Nourissier, plus classique et plus drôle, écrit dans L’Express que le film pourrait surprendre les militants cégétistes… s’ils avaient l’occasion de le voir (Cité dans C’était Marguerite Duras, de Jean Vallier aux éd. Le Livre de Poche. Un peu plus tard, Pierre Desproges déclarera, goguenard : « Marguerite Duras n’a pas écrit que des conneries… elle en a aussi filmé. »)
Duras agace ou fascine la critique, les journalistes lui demandent d’expliciter son propos : « Dans Détruire, j’essaye de situer le changement de l’homme, le stade révolutionnaire, au niveau de la vie intérieure. Je pense que si on ne fait pas ce pas intérieur, si l’homme ne change pas dans sa solitude, rien n’est possible, toutes les révolutions seront truquées. »
Alors, comment ça, « un monde après Freud? »?? En 1930, le vieux maître viennois publiait Malaise dans la civilisation, et montrait comment les pulsions de mort sont partout présentes dans la vie humaine : « Le progrès de la civilisation saura-t-il, et dans quelle mesure, dominer les perturbations apportées à la vie en commun par les pulsions humaines d’agression et d’autodestruction?? […] Les hommes d’aujourd’hui ont poussé si loin la maîtrise des forces de la nature qu’avec leur aide il leur est devenu facile de s’exterminer mutuellement jusqu’au dernier. »
Aujourd’hui, quatre-vingt-dix ans après la publication de ­Malaise dans la civilisation, nous ne nous sommes toujours pas exterminés avec l’aide des forces de la nature, mais nous avons bel et bien entrepris de détruire cette nature. En commençant par la forêt : une manière de s’attaquer d’abord à l’inconscient et à la sexualité. »

Que reste-t-il de Sigmund Freud ?

La science fondée par Freud est partout dans nos vies, mais elle est défiée ces temps-ci par l’approche comportementale. Venue d’Amérique, cette mode dévalue, hélas, le dialogue de chacun avec son inconscient.

Dans le Siècle de Freud, paru en 2006, l’historien de la psychanalyse Eli Zaretsky prédisait qu’au XXIe siècle la découverte de l’inconscient ne jouerait sans doute pas « un rôle aussi décisif » qu’au XXe. Cette prudence voire ce pessimisme sont-ils fondés en raison ? C’est ce que Marianne tente d’élucider, en revisitant, près de cent vingt ans après sa fondation, les héritages de la science de la « pénombre des âmes », comme disait l’ami de Freud et son double, l’écrivain viennois Arthur Schnitzler.
Il n’y a pas d’héritage sans droit d’inventaire : si la psychanalyse s’est inscrite au cœur de notre culture, visible jusqu’aux psys de la télé-réalité, lisible jusque dans les pages conseils des magazines féminins, bouleversant de fond en comble le champ des sciences humaines, elle ne cesse de subir des assauts théoriques et polémiques pour la chasser de son piédestal. Rien de neuf puisque Freud avait prévu, et même théorisé, ces « résistances ».
Ses disciples s’en sont souvenus. Lacan, dans son séminaire ou à la télévision, jouait avec tous ceux qui doutaient de lui. Souvenez-vous de ce qu’il disait, pince-sans-rire, en 1977 : « Notre pratique est une escroquerie. Bluffer, faire ciller les gens, les éblouir avec des mots qui sont du chiqué, c’est quand même ce qu’on appelle d’habitude du chiqué… Du point de vue éthique, c’est intenable, notre profession… Il s’agit de savoir si oui ou non Freud est un événement historique. Je crois qu’il a raté son coup. C’est comme moi, dans très peu de temps, tout le monde s’en foutra, de la psychanalyse. » Jung, moins drôle mais plus précis, avait même inventé un mot, le « misonéisme », pour traduire la peur qu’éprouvaient certains devant des théories nouvelles.
Enfin : malgré la mode actuelle du cognitivisme, la discipline fondée par le Dr Freud tient bon. En France, notamment, comme en témoigne une abondante actualité éditoriale en cette rentrée. Et, aussi, dans plusieurs bastions d’Amérique du Sud, comme l’attestent les puissants relais de la psychanalyse lacanienne à Buenos Aires ou à Rio (on pense à Emilio Rodrigué, Angel Garma ou Horacio Etchegoyen). A la frontière de la philosophie, de l’anthropologie et de l’éthique, la psychanalyse a de toute façon provoqué une vaste révolution culturelle dont les ondes de choc se font encore sentir. De la libido au complexe d’Œdipe, de la dépression aux ridicules pervers narcissiques, elle a reformulé les termes de notre compréhension de l’humain tout en changeant l’approche du fait social – la fameuse Kultur, qui désigne, sous la plume de Freud, le processus de civilisation.

« Son œuvre reste une « œuvre ouverte » qui n’a cessé de s’enrichir au gré des apports successifs de Freud lui-même et de ses successeurs. » (Jean-Michel Quinodoz) Dans un nouveau « Que sais-je ? » consacré à Freud, le psychanalyste suisse Jean-Michel Quinodoz salue encore l’ampleur de la découverte psychanalytique : « Les contributions majeures de Sigmund Freud sont vivantes aujourd’hui comme hier. Lorsque nous les découvrons à notre tour, elles n’ont rien perdu de la fraîcheur qu’elles possédaient le jour où il les a décrites pour la première fois. » Et pour cause : sensible à la beauté des commencements de cette discipline, Quinodoz la reparcourt comme une œuvre ouverte, inachevée : « Loin d’être refermée sur elle-même, son œuvre reste une « œuvre ouverte » qui n’a cessé de s’enrichir au gré des apports successifs de Freud lui-même et de ses successeurs. »
On sait en effet que Freud théorisa différents topiques avant de parvenir à la célèbre division moi/ça/surmoi, et qu’à la fin de la Première Guerre mondiale il admit même quelque chose « au-delà du principe du plaisir » – et c’était la pulsion de mort. Les continuateurs du pilonnage nietzschéen peuvent donc ébrécher la statue à coups de marteau : Freud lui-même a ébréché son œuvre à chaque nouveau livre, conscient qu’il tâtonnait et que peut-être il se trompait. Il n’était assuré que d’une chose : Copernic avait humilié les hommes en démontrant que la Terre n’était pas au centre de l’Univers ; Darwin les avait humiliés en expliquant qu’ils étaient le produit d’une simple évolution animale ; lui, Freud, humiliait les hommes en prouvant qu’ils obéissaient tous à l’inconscient.
La « blessure narcissique » infligée par la psychanalyse à l’autosuffisance du sujet a été mise en scène, avec une ineffable drôlerie, par un romancier austro-hongrois, le Triestin Italo Svevo. Son roman, paru en 1923, s’intitule la Conscience de Zeno. Son personnage principal, Zeno Cosini, entamant une cure psychanalytique, se regimbe fondamentalement contre la nouvelle approche de l’humain qu’elle implique, puisque la théorie freudienne proclame que le sujet n’est plus maître en sa propre demeure. Que reste-t-il de soi si on s’écorche vif ? Voilà, pour Zeno une mutilation insupportable, une désappropriation menaçante, dont se rit Svevo : « En psychanalyse, jamais les mêmes images ne se reproduisent deux fois, ni les mêmes mots. Il faudrait donc l’appeler autrement. J’aimerais mieux aventure psychique. C’est bien cela : au début d’une séance, on a l’impression d’entrer dans un bois où l’on ne sait trop si on tombera sur un ami ou sur un brigand. L’aventure terminée, on n’en sait d’ailleurs pas davantage. En quoi la psychanalyse s’apparente au spiritisme… »

Notre civilisation est mortelle

Autre étage, décisif, de la fusée théorique freudienne : la théorie de la culture et de la civilisation. On s’en souvient : à la suite de la Première Guerre mondiale, le fondateur de la psychanalyse élargit la perspective au-delà de l’inconscient individuel, pour mettre en évidence un mécanisme semblable au niveau de la civilisation. A ce propos, le psychanalyste Philippe Grimbert notait : « La question cruciale pour le genre humain me semble de savoir, comme l’écrit Freud dans le Malaise dans la civilisation, si et dans quelle mesure l’évolution de sa civilisation parviendra à venir à bout des perturbations de la vie collective par l’agressivité des hommes et leur pulsion d’autodestruction. Sous ce rapport, peut-être que précisément l’époque actuelle mérite un intérêt particulier. Freud expliquait : « Les hommes sont arrivés maintenant à un tel degré de maîtrise des forces de la nature qu’avec l’aide de celles-ci il leur est facile de s’exterminer les uns les autres jusqu’au dernier. Ils le savent, d’où une bonne part de leur inquiétude actuelle, de leur malheur, de leur angoisse. Il faut dès lors espérer que l’autre des deux puissances célestes, l’éros éternel, fera un effort pour l’emporter dans le combat contre son non moins immortel adversaire, thanatos. Mais qui peut prédire le succès et l’issue ? »» 

Le Malaise est donc l’un des rares ouvrages où Freud utilise sa métapsychologie dans une perspective sociale. Livre ambitieux, pessimiste, et sans doute testamentaire, comme le suggère Quinodoz : « Rédigé au moment de la Grande Dépression de 1930 et de la montée du nazisme en Allemagne, cet ouvrage est souvent regardé comme un testament sociologique sombre mais lucide. » Angoissé par les actualisations politiques de la pulsion de mort (Todestrieb), Freud développait, dans son ouvrage, cinq postulats.

  1. Notre civilisation est édifiée sur du renoncement pulsionnel, car la vie en commun suppose une restriction inévitable de la liberté individuelle.
  2. Le respect des exigences sociales est assuré d’abord par le père puis par le surmoi (père intériorisé, faculté à s’autocontraindre).
  3. Les tensions entre le principe de plaisir et le principe de réalité, ou entre le ça et le surmoi, sont parfois insupportables, engendrant au pis un sentiment de culpabilité, au mieux une conscience morale.
  4. Ces exigences et ces tensions se multiplient à outrance dans la bien-pensance, la morale (même la moraline), l’étiquette, la politesse, la religion.
  5. Dès lors, la civilisation sera toujours animée par un « combat entre la pulsion de vie et celle de mort » parce que cette pulsion de mort permet, seule, d’annuler toutes ces folles tensions, et de rendre sa toute-puissance au moi. Heureusement, « nul ne peut présumer du succès et de l’issue» de ce combat. Grimbert, à nouveau : « Le pessimisme freudien s’affirme dans l’idée que l’organisation sociale, avec son cortège de renoncements, de refoulements et d’impératifs ne peut rendre l’homme heureux ; mais tout cela lui est tout de même indispensable. »

A la lumière de l’ébranlement causé par les charniers de la Première Guerre mondiale et de l’effroi que suscite en lui le projet diabolique du national-socialisme, Freud voit que toutes les civilisations, même celles tenues pour les plus modernes et élaborées, sont guettées par le spectre de l’autodestruction. Intuition essentielle : répondant par avance à Paul Valéry qui concluait dans une apostrophe célèbre à la finitude des formes culturelles, Freud met en évidence le caractère mortel de la civilisation comme telle. Qui ne perçoit, huit décennies plus tard, l’extrême actualité de cette vigilance ? Qui ne perçoit que l’anthropologie sombre du Malaise dans la civilisation fournit une grille d’analyse efficace pour comprendre les issues contemporaines tragiques du conflit des pulsions ? Qui ne saisit que le regard de Freud permet de comprendre autant les personnalités autoritaires triomphantes de sadisme dans l’hitlérisme que les personnalités narcissiques de l’ère postmoderne, avec leur moi grandiose et dilaté et leur comportement de prédation individualiste, qu’analysent, de concert, l’essayiste américain Christopher Lasch et le psychanalyste Heinz Kohut ?
La lecture de Freud ne sert plus à percer les mystères des chambres à coucher : elle permet de comprendre les drames politiques de notre temps. On pensait qu’il visait l’intime ? Freud dévoilait les grandes combines du monde extérieur. Le grand psychanalyste est devenu un grand ethnologue, un grand politologue – et c’est peut-être cette seconde vie qui prévaudra sur la première.

Cures interminables, résultats invérifiables

Mais, tout de même, que reproche-t-on à Freud ? Si le médecin viennois n’a jamais été autant traduit, lu ou commenté (surtout depuis 2010, où ses écrits sont passés dans le domaine public), si ses théories n’ont jamais autant infiltré l’espace social et médiatique, jusque dans la caricature dévoyée de sa pensée, il faut reconnaître que l’inventeur de la psychanalyse subit encore et toujours un rejet brutal. De Mensonges freudiens : histoire d’une désinformation séculaire au Livre noir de la psychanalyse, du Réel escamoté en passant par le Réalisme et la science, ils sont légion ceux qui s’opposèrent à lui et à ses théories jugées tour à tour décadentes, perverses, bourgeoises ou totalitaires. Benoîte Groult l’accusait même de machisme : « Freud a fait perdre cent ans à la cause des femmes » ; « Freud regarde la femme du haut de ses testicules ».
Daniel Widlöcher, un grand psychiatre, qui présida longtemps l’International Psychoanalytical Association, a concédé que « la psychanalyse ayant été appliquée larga manu dans une grande période de popularité, elle a déclenché une large insatisfaction, en raison de cures non réussies ». Et il a ajouté qu’en tout état de cause, « il ne faut pas demander à cette pratique d’écoute de l’esprit humain ce qu’elle ne peut pas donner. La pratique freudienne reste très productive dans le champ des débats scientifiques. Que certains tentent de la réduire à de l’idéologie pure ne me semble pas vraiment digne d’intérêt. »
Passons sur les accusations de pansexualisme (« Pour Freud, tout est sexuel ! »), passons sur Wittgenstein qui ne voyait chez Freud qu’une belle mythologie. Passons sur Sartre qui ne décolérait pas de voir appauvri le sujet cartésien. Passons même sur les élucubrations d’Adolf Grünbaum qui n’a pas hésité à présenter le freudisme comme un placebo. Plus fondamentale est la lame de fond cognitiviste, qui dure encore et qui l’emportera peut-être. On se souvient que Freud lui-même, commentant l’« exportation » de la psychanalyse vers les Etats-Unis en 1910, était conscient, selon sa formule restée célèbre, de leur « apporter la peste ». Un siècle après, tout se passe comme si les « empestés » retournaient violemment son cadeau à l’expéditeur.
Exit les cures sur le divan, qui duraient des années, et qui cherchaient patiemment à extraire la racine du mal ! Vive les thérapies brèves fondées sur la consolidation du moi !
Exit les cures sur le divan, qui duraient des années, et qui cherchaient patiemment à extraire la racine du mal ! Vive les thérapies brèves (en 10 ou 15 séances), fondées sur la consolidation du moi ! L’hypnose éricksonienne – alors que Freud avait rejeté l’hypnose au début de ses découvertes, au profit de l’association libre. La programmation neurolinguistique (PNL), pour lutter contre les problèmes relationnels – mais tout de même : qui a envie d’être programmé ? Les thérapies comportementales et cognitives (TCC), qui délaissent le passé et ne s’intéressent qu’au présent. Elles effacent donc les symptômes, sans annuler la cause de ces symptômes. Les thérapies corporelles (sophrologie, yoga), qui modifient les rapports qu’un individu entretient avec son enveloppe. L’Amérique a, semble-t-il, inventé, en moins de cinquante ans, mille astuces pour ne plus dialoguer avec l’inconscient ; ses psychologues ne cherchent plus qu’à améliorer un tout petit peu l’état mental de leurs patients afin de leur permettre de retourner au travail. De l’autre côté de l’Atlantique, les médecins de l’âme ont une obligation de résultat. Time is money ! Et tant pis si le résultat est maigre.
Voilà : les véritables adversaires de Freud seraient donc au bout du compte ses enfants, ceux qu’il a éduqués et qui se retournent désormais contre lui. Cela aussi, il l’avait prévu. C’est ce qu’il appelait « tuer le père » – et c’est indispensable, à condition que le meurtre soit propre, symbolique et bien fait. Lacan, qui fut en France le meilleur lecteur de Freud, nous a prévenus, à travers un assez bon jeu de mots, de ce qui arrive à ceux qui tuent trop vite ou trop brutalement leur père symbolique. Alors « les non-dupes errent » de ne plus entendre « le non du père ». Et l’errance n’est pas la liberté recouvrée. Il y a fort à parier que le XXIe siècle sera le lieu de cette grande bataille théorique et éthique, entre l’Europe et l’Amérique : la négation de l’inconscient nous rendra-t-elle tous plus heureux ?

LE NOUVEL OBS,  18 avril 2012


Faut-il brûler la psychanalyse ?

Autisme, dépression, troubles bipolaires… les réponses de la psychanalyse sont remises en cause. Elisabeth Roudinesco et Alain Badiou lancent un cri d’alarme. La psychanalyste et le philosophe, coauteurs de  « Jacques Lacan, passé présent » (Seuil), sonnent l’alarme?: la psychanalyse s’est coupée de la société. Mais, plus que jamais, il faut défendre sa dimension libératrice.

A la fin de l’un ouvrage que vous avez écrit ensemble, vous lancez un appel pour sauver la psychanalyse. Que se passe-t-il de si grave??
Alain Badiou. La psychanalyse est, avec le darwinisme et le marxisme, l’une des révolutions majeures de notre temps. Dans les trois cas, il ne s’agit ni de sciences exactes, ni de croyances philosophiques ou religieuses, mais de « pensées »?: matérialistes, liées à des pratiques, elles ont changé notre vision du monde et subissent le même type de critiques. Les attaques contre la psychanalyse doivent être donc comprises dans le cadre d’une crise globale de l’intellectualité. Une crise qui, si l’on veut la résumer, se caractérise par la tentative de remplacer le « sujet » par l’individu. Qu’est-ce que le « sujet »?? C’est l’être humain compris comme un réseau de capacités qui lui permettent de penser, créer, partager, agir collectivement, aller au-delà de ses singularités, ce qui est la condition de la liberté. Bien sûr, le sujet est porté par l’individu et ses singularités –?un corps, une identité, une position sociale, des pulsions – mais ne s’y réduit pas. Etre sujet, c’est circuler entre la singularité et l’universalité, et c’est sur cet écart que la psychanalyse fonde son action?: elle aide l’individu à devenir pleinement un sujet. En cela, c’est une discipline émancipatrice avant d’être thérapeutique.

Cette dimension est-elle vraiment menacée??
A. Badiou. Aujourd’hui, on nous dit qu’être un individu suffit largement. C’est le discours du libéralisme soi-disant démocratique et libéral, mais qui produit des individus malléables, soumis, enfermés, incapables d’actions communes?: des individus privés de la capacité d’être sujet. Car le capitalisme n’a que faire des sujets?: seul l’intéresse l’appétit animal des individus. Mais c’est aussi le discours de la neurologie, qui veut réduire l’individu à sa dimension neuronale. Se moquant des savants qui, au XIXe siècle, croyaient pouvoir déduire les caractères d’un individu de la forme du crâne, Hegel disait que, pour eux, « l’esprit est un os ». Aujourd’hui, la neurologie dit?: « L’homme est un gros sac de neurones. » Ce n’est pas mieux?! Nous avons affaire à un nouveau scientisme, asservi cette fois au déploiement du capital. Dans le champ du psychisme, seule la psychanalyse, je crois, est en mesure de nous en préserver. Mais –?c’est là le deuxième volet de notre appel?– je n’ai pas le sentiment que les psychanalystes, pris dans leurs querelles intestines, fassent ce qu’il faut pour se défendre. Ils doivent trouver le moyen de satisfaire la nouvelle demande qui leur est adressée sans céder à ce néo-positivisme. Ils sont immobiles, à eux de faire un pas en avant.

Elisabeth Roudinesco, vous qui défendez la psychanalyse depuis longtemps, comment en est-on arrivé là??
Elisabeth Roudinesco. D’abord, la psychanalyse, comme formation de psychopathologie, est enseignée dans les départements de psychologie, laquelle n’est pas prête à prendre en charge l’inconscient et n’a pas la culture liée à sa compréhension. Dominée par les sciences médicales, la psychologie obéit à des évaluations qui n’ont rien à voir avec les sciences humaines. Autrefois, pour devenir psychanalyste, il fallait une formation clinique et une solide culture philosophique, historique et littéraire. En inscrivant la psychanalyse dans une logique de professionnalisation, on a détruit sa transmission comme pensée. Par ailleurs, il y a trente ans, l’essentiel des psychanalystes étaient psychiatres, et donc cliniciens de l’âme?; aujourd’hui, ils sont psychologues. La psychiatrie s’est ralliée aux thérapies cognitivistes et comportementalistes (TCC) qui renvoient à une conception de l’homme réduit à ses neurones. Bien sûr, les pathologies peuvent avoir une dimension organique. Mais, même là, le médicament ne suffit pas?: il faut aussi prendre en compte la part subjective du patient.

Quelle est la part de responsabilité des psychanalystes eux-mêmes??
E. Roudinesco. Ils ne produisent plus d’œuvre théorique. Leurs sociétés fonctionnent comme des corporations professionnelles. Condamner l’homoparentalité, la procréation assistée ou la toute-puissance des mères contre la fonction paternelle, c’est grave?: les psychanalystes n’ont pas à s’instaurer en gendarmes de la bonne conduite au nom du complexe d’Œdipe. Ils font des diagnostics en direct dans les médias et ont abandonné la question politique?: majoritairement, ils sont des esthètes sceptiques désengagés de la société. Surtout, ils prétendent soigner les souffrances sur un modèle ancien. Or, les pathologies ont changé. La psychanalyse est née de la névrose et de l’hystérie, deux symptômes propres aux sociétés marquées par la frustration sexuelle. Aujourd’hui, ce qui fait souffrir, c’est la relation à soi?: on le voit avec l’importance accordée au narcissisme et aux perversions. Au temps de Freud, les patients étaient de grands bourgeois, qui avaient le temps et l’argent, ce que n’a pas le nouveau public, moins élitiste.

Comment s’adapter, alors??
E. Roudinesco. Le « pas en avant » dont parle Alain Badiou serait de se mettre à l’écoute de cette nouvelle demande. Je crois possible, dans le cadre de la psychanalyse, de mener des thérapies courtes avec des séances longues, comme le faisait Freud, et où l’on parle aux gens avec empathie. L’analyse classique serait réservée à ceux qui le veulent. Tout le monde n’a pas envie d’explorer le tréfonds de son inconscient. Nous ne sommes plus en 1900, la psychanalyse est passée dans la culture et les gens savent qu’ils ont un inconscient. Leur demande n’est plus de le découvrir, mais souvent de résoudre une situation concrète. La nouvelle génération de praticiens devra le faire, faute de quoi elle n’aura plus de patients. C’est à elle que nous nous adressons. […]

Propos recueillis par Eric Aeschimann

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LE FIGARO, 19/09/2016, par Anne Prigent


 

Un inconscient sous influence consciente

Le traitement sémantique inconscient d’un mot est soumis à de fortes influences conscientes. Cette découverte ouvre des perspectives pour explorer l’état cognitif de malades incapables de communiquer.

Depuis plusieurs années le Pr Lionel Naccache, neurologue à la Pitié-Salpêtrière (Paris) et chercheur à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM), sonde avec son équipe la profondeur et la diversité des opérations mentales qui sont réalisées à notre insu, c’est-à-dire inconsciemment. «Car pour comprendre ce qui se passe dans notre cerveau lorsque nous sommes conscients, nous devons étudier l’inconscient d’un point de vue cognitif», rappelle le chercheur. C’est-à-dire, comprendre comment un individu traite, stocke et utilise des informations reçues de façon non volontaire et sans s’en apercevoir. Ces recherches ont deux objectifs: mieux comprendre le fonctionnement général de notre esprit et son ancrage cérébral, mais surtout appliquer ces connaissances en pratique clinique chez des patients dont la conscience est altérée.
Avec le Dr Benjamin Rohaut, neurologue et également chercheur à l’ICM, ils viennent de franchir une nouvelle étape en démontrant que le traitement sémantique inconscient d’un mot existe, mais qu’il est soumis à des influences conscientes très fortes.
Pour parvenir à leur fin, les chercheurs, dont les résultats sont publiés dans la revue Neuroscience of Consciousness, ont croisé les neurosciences avec la psycholinguistique de la langue française. Pour mener leurs expérimentations, ils ont utilisé des mots polysémiques, c’est-à-dire ayant au moins deux sens. La langue française en regorge: glace, grue, avocat, bande, bar… Mais lorsque nous sommes confrontés à l’un de ces mots, nous percevons consciemment une seule signification à la fois. Le sens du mot qui nous vient consciemment à l’esprit sera évidemment influencé par le contexte dans lequel il est utilisé, et aux mots auxquels il est associé. Ainsi, si «sorbet» est évoqué en même temps que «glace», il y a peu de chance que vous pensiez à un miroir.
Parallèlement, nous savons depuis les années 1990 que le sens d’une image, d’un nombre ou d’un mot subliminaux peut être représenté inconsciemment dans notre cerveau.
Les auteurs ont présenté aux volontaires des triplets de mots les uns à la suite des autres. Le premier mot était toujours visible et permettait de définir un contexte sémantique particulier (exemple: oiseau ou tracteur). Le second était le mot polysémique (exemple: grue). Il était présenté soit de manière subliminale, trop brièvement pour être perçu de façon consciente, soit consciemment visible. Le troisième mot, toujours visible, était soit un vrai mot (exemple: chantier), soit une suite de lettres dépourvue de sens. Les participants devaient appuyer sur un bouton pour dire si ce troisième mot «cible» avait un sens ou non.

Une signature cérébrale

Lorsque le mot du milieu était relié sémantiquement au mot cible, les sujets répondaient plus rapidement. On parle d’effet d’amorçage, mesuré par l’activité cérébrale des sujets. Ici, lorsque le mot polysémique était visible, un effet d’amorçage n’était présent que lorsque la signification du premier mot était cohérente avec le contexte. Par exemple, l’amorçage du mot «chantier» était bien présent dans le triplet «tracteur-grue-chantier», mais pas dans le triplet «oiseau-grue-chantier». La signification non contextualisée du mot polysémique n’était tout simplement pas analysée par les personnes. Le traitement sémantique conscient est donc bien influencé par le contexte conscient.

Mais, plus étonnant, les résultats étaient identiques lorsque le mot polysémique était présenté de manière subliminale. «Cette série d’expériences démontre ainsi que la cognition inconsciente se montre extrêmement sensible aux influences conscientes. À chaque instant, notre posture consciente influence la nature des opérations mentales qui se déroulent en nous inconsciemment», souligne le Pr Naccache. Un inconscient qui se révèle très complexe, puisqu’il est capable de comprendre le sens des mots.

Approches scientifiques multidisciplinaires

Ces résultats ouvrent de nouvelles perspectives pour explorer l’état de conscience de patients incapables de communiquer. En effet, depuis quelques années, l’équipe de la Pitié-Salpêtrière propose un test de l’état de conscience d’un patient basé sur une signature cérébrale de l’analyse des mots, présente uniquement chez les sujets sains conscients ou chez certaines personnes en état de conscience minimale.
« Les malades montrant ces marqueurs présentaient un bon pronostic de retour à la conscience et de récupération d’un langage fonctionnel. Ces résultats publiés en 2014 nous laissaient toutefois sur notre faim, car la valeur individuelle de ce test reste limitée: nous sommes capables de repérer ces signatures uniquement chez la moitié des sujets sains conscients », commente Lionel Naccache. En détectant si le traitement cérébral inconscient d’un mot ayant plusieurs sens est influencé par le contexte dans lequel il est délivré, le chercheur espère pouvoir obtenir des marqueurs plus sensibles pour explorer l’état cognitif des malades dont on a du mal à déterminer l’état de conscience.»

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LE MONDE, Tribune, 12 mars 2012. Par Michel Maffesoli, sociologue.


Un politique en phase avec l’inconscient collectif

L’émotion détrône la raison.

Sarkozy, un président postmoderne ? Certainement ! Et c’est bien pour cela qu’il chagrine la majeure partie de l’opinion publiée. Sous ses diverses formes (journalistes, intellectuels, décideurs de tous poils), celle-ci reste obnubilée par les grandes valeurs qui marquèrent les temps modernes : être ensemble rationnel, Etat-providence, économie prédictible. De plus, cette intelligentsia se souvient que c’est la France qui « inventa » la modernité et a du mal à reconnaître que le monde change. Elle a du mal à accepter l’étrange qui est au coeur même de la postmodernité naissante.

Freud, dans L’Inquiétante Etrangeté, rappelle que celle-ci vient du fait que ce qui devait rester dans l’ombre est révélé. N’est-ce point là ce que l’opinion publiée reproche à Nicolas Sarkozy : il dévoile ce qui est là, même si cela contrevient au conformisme officiel, celui sur lequel repose l’assise des corps intermédiaires.
D’où son appel au peuple qui risque d’être plus efficace que l’on ne croit. Car l’opinion publique, elle, fût-ce d’une manière inconsciente « sent » bien que l’on vit une mutation de fond.
L’homme de la providence, trouvant une solution à tout problème est en train de laisser la place à un homme du destin sachant s’accommoder de ce qui se présente. A l’assistanat vertical succèdent de nouvelles formes de solidarités horizontales, c’est cela que Nicolas Sarkozy, au diapason avec l’esprit du temps, s’emploie à mettre en exergue dans sa campagne actuelle.
Bien sûr, les commentateurs politiques ne manquent pas de se plaindre du bas niveau de celle-ci dont témoigneraient l’absence de bilan systématique, le manque de projet. C’est à cette critique d’ailleurs que tentent de répondre les candidats « plus sérieux », qui préparent des propositions en tous sens. Chaque série de propositions obéit à une logique du changement, à une vision rationnelle de la société que met à mal le président-candidat. Lui, sur le même sujet, pourra être un jour élogieux, le lendemain critique, enthousiaste et plein d’illusions, puis lucide et plus sérieux. C’est parce qu’il prend un malin plaisir à brouiller les codes en usage dans la classe politique et parce qu’il dévoile l’étrangeté de la situation postmoderne que le président Sarkozy est en phase avec l’atmosphère du moment.
C’est ainsi que Nicolas Sarkozy échappe au radar de la logique classique. Mais le phénomène des sincérités successives, n’est-ce point cela qui est au coeur même de la vie de tous les jours ? Sont-ils d’ailleurs sincères, tous ces candidats qui savent bien eux que si l’on mettait en oeuvre l’ensemble des propositions, beaucoup d’entre elles se neutraliseraient ou entreraient en contradiction. Car la complexité ne se laisse plus réduire à une logique fonctionnaliste et universalisante.
De même pour ce qui a trait à la désacralisation de la fonction présidentielle. Les Français, ayant tué leur roi trop tôt, l’ont remplacé par un substitut, le « président monarque » symbole de la « loi du père ». Il se trouve que l’esprit du temps ayant changé, c’est la loi des frères qui tend à prévaloir. Ce qu’a bien senti Nicolas Sarkozy quand il s’adresse aux Français par-dessus la tête de leurs représentants, employant une langue volontairement triviale plutôt que la grande rhétorique classique.

LE PACTE ÉMOTIONNEL

C’est qu’à l’opposé du discours purement rationnel propre au « contrat social », l’atmosphère est en attente de l’émotionnel. Le pathos est à l’ordre du jour. Marches blanches, collectes lors des catastrophes, indignations diverses, pleurer ensemble, sympathiser sont les manifestations actuelles du collectif plus que les combats pour un avenir meilleur.
Voilà ce qui explique que le président soit toujours en phase avec l’inconscient collectif. Ce que les sondages ne repèrent pas forcément. Ainsi, au-delà de ce qu’en pensent les divers intermédiaires institutionnels ou médiatiques, ce qui est à l’ordre du jour est bien le pacte émotionnel. Du coup, il est possible que l’appel au peuple et à la communauté de destin que préconise le président en campagne soit, tout simplement, l’expression d’une empathie sociétale dont les effets insoupçonnés risquent d’en étonner plus d’un ! »