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La conscience dans la littérature

Mary SHELLEY, Frankenstein (1831)

« Les accidents variés de la vie ne sont pas aussi sujets au changement que les sentiments humains. Depuis près de deux ans, j’avais travaillé sans relâche dans le seul but de communiquer la vie à un corps inanimé. Je m’étais privé de repos et d’hygiène. Mon désir avait été d’une ardeur immodérée, et maintenant qu’il se trouvait réalisé, la beauté du rêve s’évanouissait, une horreur et un dégoût sans bornes m’emplissaient l’âme. Incapable de supporter la vue de l’être que j’avais créé, je me précipitai hors de la pièce, et restai longtemps dans le même état d’esprit dans ma chambre, sans pouvoir goûter de sommeil. La lassitude finit par succéder à l’agitation dont j’avais auparavant souffert, et je me précipitai tout habillé sur mon lit, essayant de trouver un instant d’oubli. Mais ce fut en vain : je dormis, il est vrai, mais d’un sommeil troublé par les rêves les plus terribles. […] Je tressaillis et m’éveillai dans l’horreur ; une sueur froide me couvrait le front, mes dents claquaient, tous mes membres étaient convulsés : c’est alors qu’à la lumière incertaine et jaunâtre de la lune traversant les persiennes de ma fenêtre, j’aperçus le malheureux, le misérable monstre que j’avais créé. Il soulevait le rideau du lit ; et ses yeux, s’il est permis de les appeler ainsi, étaient fixés sur moi. Ses mâchoires s’ouvraient, et il marmottait des sons inarticulés, en même temps qu’une grimace ridait ses joues. Peut-être parla-t-il, mais je n’entendis rien ; l’une de ses mains était tendue, apparemment pour me retenir, mais je m’échappai et me précipitai en bas. Je me réfugiai dans la cour de la maison que j’habitais, et j’y restai tout le reste de la nuit, faisant les cent pas dans l’agitation la plus grande, écoutant attentivement, guettant et craignant chaque son, comme s’il devait m’annoncer l’approche du cadavre démoniaque à qui j’avais donné la vie de façon si misérable. »

Victor HUGO, Les Misérables (1862)

« Javert appuya ses deux coudes sur le parapet, son menton dans ses deux mains, et, pendant que ses ongles se crispaient machinalement dans l’épaisseur de ses favoris, il songea.
Une nouveauté, une révolution, une catastrophe venait de se passer au fond de lui-même; et il y avait de quoi s’examiner.
Javert souffrait affreusement.
Depuis quelques heures Javert avait cessé d’être simple. Il était troublé; ce cerveau, si limpide dans sa cécité, avait perdu sa transparence; il y avait un nuage dans ce cristal. Javert sentait dans sa conscience le devoir se dédoubler, et il ne pouvait se le dissimuler. Quand il avait rencontré si inopinément Jean Valjean sur la berge de la Seine, il y avait eu en lui quelque chose du loup qui ressaisit sa proie et du chien qui retrouve son maître.
Il voyait devant lui deux routes également droites toutes deux, mais il en voyait deux; et cela le terrifiait, lui qui n’avait jamais connu dans sa vie qu’une ligne droite. Et, angoisse poignante, ces deux routes étaient contraires. L’une de ces deux lignes droites excluait l’autre. Laquelle des deux était la vraie?
Sa situation était inexprimable.
Devoir la vie à un malfaiteur, accepter cette dette et la rembourser, être, en dépit de soi-même, de plain-pied avec un repris de justice, et lui payer un service avec un autre service; se laisser dire : Va-t’en, et lui dire à son tour : Sois libre; sacrifier à des motifs personnels le devoir, cette obligation générale, et sentir dans ces motifs personnels quelque chose de général aussi, et de supérieur peut-être; trahir la société pour rester fidèle à sa conscience; que toutes ces absurdités se réalisassent et qu’elles vinssent s’accumuler sur lui-même, c’est ce dont il était atterré.
Une chose l’avait étonné, c’était que Jean Valjean lui eût fait grâce, et une chose l’avait pétrifié, c’était que, lui Javert, il eût fait grâce à Jean Valjean.
Où en était-il? Il se cherchait et ne se trouvait plus.
Que faire maintenant? Livrer Jean Valjean, c’était mal; laisser Jean Valjean libre, c’était mal. Dans le premier cas, l’homme de l’autorité tombait plus bas que l’homme du bagne; dans le second, un forçat montait plus haut que la loi et mettait le pied dessus. Dans les deux cas, déshonneur pour lui Javert. Dans tous les partis qu’on pouvait prendre, il y avait de la chute. La destinée a de certaines extrémités à pic sur l’impossible et au delà desquelles la vie n’est plus qu’un précipice. Javert était à une de ces extrémité-là.
Une de ses anxiétés, c’était d’être contraint de penser. La violence même de toutes ces émotions contradictoires l’y obligeait. La pensée, chose inusitée pour lui, et singulièrement douloureuse.
Il y a toujours dans la pensée une certaine quantité de rébellion intérieure; et il s’irritait d’avoir cela en lui.
La pensée, sur n’importe quel sujet en dehors du cercle étroit de ses fonctions, eût été pour lui, dans tous les cas, une inutilité et une fatigue; mais la pensée sur la journée qui venait de s’écouler était une torture. Il fallait bien cependant regarder dans sa conscience après de telles secousses, et se rendre compte de soi-même à soi-même. »

Victor HUGO, La Légende des siècles (1859)

Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Caïn se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l’homme sombre arriva
Au bas d’une montagne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d’haleine
Lui dirent : « Couchons-nous sur la terre, et dormons. »
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres,
Il vit un oeil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l’ombre fixement.
« Je suis trop près », dit-il avec un tremblement.
Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l’espace.
Il marcha trente jours, il marcha trente nuits.
Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits,
Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve,
Sans repos, sans sommeil; il atteignit la grève
Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
« Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. »
Et, comme il s’asseyait, il vit dans les cieux mornes
L’oeil à la même place au fond de l’horizon.
Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
« Cachez-moi ! » cria-t-il; et, le doigt sur la bouche,
Tous ses fils regardaient trembler l’aïeul farouche.
Caïn dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
« Etends de ce côté la toile de la tente. »
Et l’on développa la muraille flottante ;
Et, quand on l’eut fixée avec des poids de plomb :
« Vous ne voyez plus rien ? » dit Tsilla, l’enfant blond,
La fille de ses Fils, douce comme l’aurore ;
Et Caïn répondit : « je vois cet oeil encore ! »
Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs
Soufflant dans des clairons et frappant des tambours,
Cria : « je saurai bien construire une barrière. »
Il fit un mur de bronze et mit Caïn derrière.
Et Caïn dit « Cet oeil me regarde toujours! »
Hénoch dit : « Il faut faire une enceinte de tours
Si terrible, que rien ne puisse approcher d’elle.
Bâtissons une ville avec sa citadelle,
Bâtissons une ville, et nous la fermerons. »
Alors Tubalcaïn, père des forgerons,
Construisit une ville énorme et surhumaine.
Pendant qu’il travaillait, ses frères, dans la plaine,
Chassaient les fils d’Enos et les enfants de Seth ;
Et l’on crevait les yeux à quiconque passait ;
Et, le soir, on lançait des flèches aux étoiles.
Le granit remplaça la tente aux murs de toiles,
On lia chaque bloc avec des nœuds de fer,
Et la ville semblait une ville d’enfer ;
L’ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes ;
Ils donnèrent aux murs l’épaisseur des montagnes ;
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d’entrer. »
Quand ils eurent fini de clore et de murer,
On mit l’aïeul au centre en une tour de pierre ;
Et lui restait lugubre et hagard. « Ô mon père !
L’oeil a-t-il disparu ? » dit en tremblant Tsilla.
Et Caïn répondit :  » Non, il est toujours là. »
Alors il dit: « je veux habiter sous la terre
Comme dans son sépulcre un homme solitaire ;
Rien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. »
On fit donc une fosse, et Caïn dit « C’est bien ! »
Puis il descendit seul sous cette voûte sombre.
Quand il se fut assis sur sa chaise dans l’ombre
Et qu’on eut sur son front fermé le souterrain,
L’oeil était dans la tombe et regardait Caïn.

Guy de MAUPASSANT, Pierre et Jean (1888)

« Je suis fou, pensa-t-il, je soupçonne ma mère.» Et un flot d’amour et d’attendrissement, de repentir, de prière et de désolation noya son cœur. Sa mère ! La connaissant comme il la connaissait, comment avait-il pu la suspecter ? Est-ce que l’âme, est-ce que la vie de cette femme simple, chaste et loyale, n’étaient pas plus claires que l’eau ? Quand on l’avait vue et connue, comment ne pas la juger insoupçonnable ? Et c’était lui, le fils, qui avait douté d’elle ! oh ! s’il avait pu la prendre en ses bras en ce moment, comme il l’eût embrassée, caressée, comme il se fût agenouillé pour demander grâce ! Elle aurait trompé son père, elle ?… Son père ! Certes, c’était un brave homme, honorable et probe en affaires, mais dont l’esprit n’avait jamais franchi l’horizon de sa boutique. Comment cette femme, fort jolie autrefois, il le savait et on le voyait encore, douée d’une âme délicate, affectueuse, attendrie, avait-elle accepté comme fiancé et comme mari un homme si différent d’elle ? Pourquoi chercher ? Elle l’avait épousé comme les fillettes épousent le garçon doté que présentent les parents. Ils s’étaient installés aussitôt dans leur magasin de la rue Montmartre; et la jeune femme, régnant au comptoir, animée par l’esprit du foyer nouveau, par ce sens subtil et sacré de l’intérêt commun qui remplace l’amour et même l’affection dans la plupart des ménages commerçants de Paris, s’était mise à travailler avec toute son intelligence active et fine à la fortune espérée de leur maison. Et sa vie s’était écoulée ainsi, uniforme, tranquille, honnête, sans tendresse !… Sans tendresse ?… Était-il possible qu’une femme n’aimât point ? Une femme jeune, jolie, vivant à Paris, lisant des livres, applaudissant des actrices mourant de passion sur la scène, pouvait-elle aller de l’adolescence à la vieillesse sans qu’une fois, seulement, son cœur fût touché ? D’une autre il ne le croirait pas, – pourquoi le croirait-il de sa mère ? Certes, elle avait pu aimer, comme une autre ! car pourquoi serait-elle différente d’une autre, bien qu’elle fût sa mère ? Elle avait été jeune, avec toutes les défaillances poétiques qui troublent le cœur des jeunes êtres ! Enfermée, emprisonnée dans la boutique à côté d’un mari vulgaire et parlant toujours commerce, elle avait rêvé de clairs de lune, de voyages, de baisers donnés dans l’ombre des soirs. Et puis un homme, un jour, était entré comme entrent les amoureux dans les livres, et il avait parlé comme eux. Elle l’avait aimé. Pourquoi pas ? C’était sa mère ! Eh bien ! fallait-il être aveugle et stupide au point de rejeter l’évidence parce qu’il s’agissait de sa mère ? S’était-elle donnée ?… Mais oui, puisque cet homme n’avait pas eu d’autre amie ; – mais oui, puisqu’il était resté fidèle à la femme éloignée et vieillie, – mais oui, puisqu’il avait laissé toute sa fortune à son fils, à leur fils !… Et Pierre se leva, frémissant d’une telle fureur qu’il eût voulu tuer quelqu’un ! Son bras tendu, sa main grande ouverte avaient envie de frapper, de meurtrir, de broyer, d’étrangler ! Qui ? tout le monde, son père, son frère, le mort, sa mère ! Il s’élança pour rentrer. Qu’allait-il faire ? Comme il passait devant une tourelle auprès du mât des signaux, le cri strident de la sirène lui partit dans la figure. Sa surprise fut si violente qu’il faillit tomber et recula jusqu’au parapet de granit. Il s’y assit, n’ayant plus de force, brisé par cette commotion. »

James JOYCE, Ulysse (1922)

« Oui, puisqu’avant il n’avait jamais fait une chose pareille de demander son petit déjeuner au lit avec deux œufs depuis l’hôtel de la Cité quand ça lui arrivait de faire semblant d’être souffrant au lit avec sa voix geignarde jouant le grand jeu pour se rendre intéressant de cette vieille tourte de madame Riordan qu’il pensait ans ces petits papiers et qu’elle ne nous a pas laissé un sou tout en messes pour elle et son âme ce qu’elle pouvait être pingre embêtée d’allonger huit sous pour son alcool à brûler me racontant toutes ses maladies elle en faisait des discours sur la politique et les tremblements de terre et la fin du monde payons-nous un peu de bon temps d’abord et quel enfer serait le monde si toutes les femmes étaient de cette espèce-là à déblatérer contre les maillots de bain et les décolletés que bien sûr personne n’aurait voulu la voir avec je suppose qu’elle était pieuse parce qu’aucun homme n’aurait voulu la regarder deux fois j’espère bien que je ne serais jamais comme ça c’est étonnant qu’elle ne nous ait pas demandé de nous couvrir la figure mais tout de même c’était une femme bien élevée et ses radotages sur Mr. Riordan par-ci et M. Riordan par-là je pense qu’il a été content d’en être débarrassé et son chien qui sentait ma fourrure et se faufilait pour se fourrer sous mes jupes surtout quand d’ailleurs j’aime assez ça chez lui malgré tout qu’il soit poli avec les vieilles dames comme ça et les domestiques et les mendiants aussi il n’est pas fier parti de rien mais quelquefois si jamais il attrapait quelque chose de grave c’est bien qu’ils aillent à l’hôpital où tout est si propre mais je suppose qu’il me faudrait bien un mois pour arriver à le persuader Oui et tout de suite une infirmière entrerait en scène et il s’incrusterait là jusqu’à ce qu’on le mette à la porte ou encore une religieuse comme cette photo cochonne qu’il a qui n’est pas plus religieuse que moi Oui parce qu’ils sont si faibles et si pleurnicheurs quand ils sont malades ils ont besoin d’une femme pour aller mieux si son nez saigne vous croiriez que c’est ô quel drame et cet air de moribond en descendant du South Circular quand il s’était foulé le pied à la fête de la chorale du Mont Pain de Sucre le jour que j’avais mis cette robe Miss Stack qui lui apportait les fleurs les plus fanées qu’elle pouvait trouver au rabais elle ferait n’importe quoi pour entrer dans la chambre à coucher d’un homme avec sa voix de vieille fille elle essayait de s’imaginer qu’il était en train de mourir pour l’amour d’elle ne jamais te revoir mais il avait plutôt l’air d’un homme qui a laissé poussé sa barbe au lit papa c’était la même chose et puis je déteste faire des bandages et donner des potions quand il avait coupé son doigt avec le rasoir en grattant ses cors il avait peur d’avoir un empoisonnement du sang mais si c’était moi par exemple qui tombais malade alors on verrait comme je serais soignée seulement la femme ne se plaint pas pour ne pas donner tout le mal qu’il donnent eux. »