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La conscience au fil de l’actualité

LE MONDE, Rémi Sussan,


La conscience, un phénomène historique ?

La conscience de soi nous apparaît comme une donnée essentielle de notre humanité, comme le fait d’avoir des bras et des jambes. Et si c’était un phénomène culturel, changeant ? Et si la conception du « soi » avait fluctué selon les époques ?

Dans The Atlantic, la journaliste Sigal Samuel interroge le spécialiste de la bible James Kugel, qui dans son dernier livre The Great Shift s’interroge sur la notion que les anciens Hébreux avaient des limites de leur individualité – et comment cela pourrait expliquer un phénomène comme le prophétisme.

Pour Kugel en effet, le moi des personnages de la Bible était « semi-perméable » autrement dit, il était en mesure d’être « envahi » par des entités extérieures (Dieu, dans le cas des prophètes, mais il y avait aussi des anges et des démons), et ils pouvaient alors « entendre des voix » leur disant quels actes accomplir. « Ainsi, quand la Bible dit que Dieu est apparu à Abraham en dehors de sa tente ou a parlé à Moïse depuis un buisson ardent, nous sommes portés à rejeter ces choses comme une sorte de langage figuratif, ou bien nous les ignorons. De telles choses se sont produites dans le passé, mais ne le font plus aujourd’hui. »

Les anciens avaient-ils deux esprits ?

Comme le souligne Deric Bownds dans son court post de blog sur cette interview, à aucun moment ni le journaliste ni Kugel ne mentionnent les théories de Julian Jaynes. Ce qui est étonnant, car Julian Jaynes, depuis la sortie de son livre en 1976, The Origin of Consciousness in the Breakdown of the Bicameral Mind (traduit en 1994 en français sous le titre La naissance de la conscience dans l’effondrement de l’esprit, la suppression du mot « bicaméral » rendant le titre incompréhensible), est considéré comme le géniteur de cette théorie du caractère historique de la conscience de soi.

Jaynes, lui n’a pas commencé ses recherches sur la Bible, mais sur le texte d’Homère, l’Iliade. Dans cette épopée il n’est pas rare non seulement pour les dieux d’apparaître aux différents protagonistes de l’histoire, mais aussi et surtout, d’inspirer les héros, de les pousser à commettre des actes dont certains auront d’ailleurs des conséquences catastrophiques. Pour employer le néologisme de Kugel, leur individualité était « semi-perméable ».

L’origine de cette caractéristique psychologique était, selon Jaynes, le caractère « bicaméral » de notre cerveau. Ce n’est plus un secret pour grand monde que notre cortex est divisé en deux hémisphères, le droit et le gauche. Mais, observe Jaynes dans son livre, alors qu’un bon nombre de fonctions mentales sont bilatéralisées, les aires du langage (celles de Wernicke et de Broca) se trouvent toutes les deux dans la partie gauche. Et ce, bien que rien n’empêcherait théoriquement d’avoir leur équivalent dans la partie droite. Il observe en effet qu’un enfant ayant une lésion de l’aire de Wernicke développera un remplacement dans l’hémisphère droit de son cerveau. Pourquoi donc, se demande-t-il, le langage ne s’est-il développé que dans la partie gauche ? A quoi servent les zones de l’hémisphère droit qui normalement auraient dû servir à la maîtrise du langage ?
Pour Jaynes : « Les pressions sélectives de l’évolution qui auraient pu produire un si puissant résultat sont celles exercées par les civilisations bicamérales. Le langage des hommes n’a été développé que dans un seul hémisphère pour laisser l’autre libre pour le langage des dieux. »

Le héros homérique n’a donc aucune volonté propre, aucune conscience de soi. Selon Jaynes, à part quelques passages interpolés tardivement, L’Iliade ne possède pas de référence à des concepts qui traduisent l’unité de l’être humain. Par exemple, le mot grec « psyche » qui par la suite en viendra à désigner l’âme, n’est employé que pour décrire des substances vitales comme le souffle ou le sang. Par exemple un guerrier agonisant est en train de perdre sa psyche qui se répand sur le sol. Mais, et c’est encore plus surprenant, pas de référence non plus au corps comme une unité unique et autonome. Le mot « soma » (corps) est employé exclusivement pour parler des cadavres. Homère ne mentionne que des parties du corps, les mains, les bras les jambes, etc., mais jamais le corps dans son ensemble.

Pour Jaynes les héros grecs étaient exempts de vie intérieure et étaient menés par les commandements des dieux, ces hallucinations auditives en provenance de leur cerveau droit. « C’étaient de nobles automates qui ne savaient pas ce qu’ils faisaient. »

Mais comment est-on passé de ce monde sans conscience de soi à l’esprit humain tel que nous le connaissons aujourd’hui ? Selon Jaynes, c’est parce qu’il s’est produit un « effondrement » de l’esprit bicaméral qui a marqué la naissance de l’individualité telle que nous la connaissons. Tant que les humains vivaient dans de petites communautés agricoles (Jaynes ne s’occupe pas des sociétés de chasseurs-cueilleurs), ce système fonctionnait à merveille. Chacun possédait un « leader intérieur », un Dieu ou un ancêtre puissant, qui lui disait à chaque instant comment agir. Mais lorsque les communautés se sont agrandies, que les premières cités et empires sont apparus, les prises de décisions sont devenues de plus en plus complexes et il a fallu développer une nouvelle forme de pensée, dans laquelle chaque individu était tenu de prendre des responsabilités personnelles. L’Odyssée, également attribuée à Homère, mais plus tardive que l’Iliade, nous montre des personnages dotés d’une conscience de soi déjà « moderne ».

Une théorie contestée, mais « pop »

Quel a été l’impact de la théorie de Jaynes ? Comme le dit Vaughan Bell sur Mind Hacks : « sa théorie de la conscience est très probablement fausse, mais si terriblement originale qu’elle est largement admirée ». De fait, quelqu’un comme le biologiste Richard Dawkins a dit du livre de Jaynes qu’il était « soit du grand n’importe quoi, soit une œuvre de pur génie ». Le philosophe Daniel Dennett s’est aussi intéressé aux thèses de Jaynes et a même écrit un article assez long sur le sujet. Il est intéressant de voir que deux des grands hérauts du « nouvel athéisme » et de l’hyperrationalisme ont une attitude prudente et plutôt sympathique envers les thèses de Jaynes, qui pourraient paraître joyeusement délirantes.
De fait, la thèse de Jaynes n’a jamais été véritablement réfutée, elle a tout simplement été ignorée, note Marcel Kuijsten le directeur de la Julian Jaynes Society, dans une interview pour Inverse.
En fait l’impression générale est que la thèse de Jaynes séduit beaucoup de monde, mais qu’elle est trop excentrique, trop extrême pour être réellement soutenue.
En tout cas, si cette thèse reste assez marginale dans la psychologie aujourd’hui, elle a fait son chemin dans la pop culture.
Dans le comics Uncanny x-men, écrit par Chris Claremont au début des années 80, l’un des mutants, la Bête, se réjouit de lire le livre de Jaynes et se demande quand sortira le film. De fait, il y a bien aujourd’hui un film, ou plus exactement une série, puisque la théorie de l’esprit bicaméral se trouve au coeur d’une récente série de HBO, Westworld.

Westworld nous présente l’histoire d’un parc d’attractions futuriste construit à l’image du Far West, peuplés par des robots jouant de manière indéfiniment répétée leur rôle dans des scénarios interactifs de western à destination des visiteurs. Puis, comme toujours avec les robots, tout se détraque. Mais Westworld est plus fin et plus subtil que la plupart des « révoltes de robots » auxquelles la science-fiction nous a habitués (et certainement plus sophistiqué que le film de 1973 dont la série est tirée). C’est l’accession à la conscience qui est au cœur des épisodes.

La théorie de l’esprit bicaméral est mentionnée de façon explicite à plusieurs reprises lors de la première saison (« the bicameral mind » est même le titre de l’épisode final).
L’intrigue de Westworld repose sur une idée particulièrement importante de Jaynes. Ce serait le développement de notre langage et notre capacité à la métaphore qui aurait généré un « espace intérieur » propice au développement de la conscience de soi. Le langage serait donc un prérequis à l’acquisition de la conscience.
Selon le journaliste d’Inverse, Andrew Burmon : « En présentant le concept, les auteurs de Westworld montrent clairement que les robots dotés d’IA de la série ne sortent pas de la servitude préprogrammée à cause d’un pépin ou d’un virus – comme c’était le cas dans le film original. Ils se détraquent à cause de leur exposition à un langage de plus en plus complexe. »
Marcel Kuijsten, dans son interview avec Burmon, précise que « lorsque nous parlons de l’esprit bicaméral, nous parlons de cette période suivant le développement du langage, mais avant que nous apprenions la conscience. Au lieu d’un esprit-espace introspectif, nous entendions une voix dominante lorsque nous avions des décisions à prendre. À mesure que le langage s’est complexifié à travers la métaphore, nous avons développé la capacité d’introspection et, petit à petit, les hallucinations ont disparu. »
Une longue vidéo (en anglais, mais avec des sous-titres), nous donne encore quelques clés supplémentaires pour comprendre la façon dont Westworld s’inspire des thèses de Jaynes.
Pour l’auteur de ce petit film (attention spoilers !), en dehors du langage et de la métaphore, c’est une autre caractéristique de la conscience qui est mise en lumière par la série : la possibilité de créer des narrations avec nous-mêmes au centre. La conscience serait donc peut-être aussi la capacité de nous raconter nos propres histoires.

Entendre des voix, c’est normal, docteur ?

La thèse de Jaynes est elle convaincante ? A mon humble avis, pas toujours. Ce genre d’hypothèse repose souvent sur des présupposés interprétatifs qui sont difficiles à réfuter ou valider de façon certaine. Autrement dit, le biais de confirmation fonctionne à plein : si vous croyez aux idées de Jaynes, vous verrez le cerveau bicaméral partout. Si vous êtes sceptiques, rien ne pourra véritablement vous convaincre.
Ce qui est sûr, c’est que les civilisations non occidentales ont pour la plupart abrité dans leur sein des « spécialistes » qui recevaient des messages des « dieux » ou des esprits : shamans dans les groupes de chasseurs cueilleurs, « possédés » ou « oracles » dans les sociétés agricoles. Et il est certain que la parole de ces personnes était considérée avec le plus grand sérieux, et que ce comportement était donc encouragé, alors que dans notre civilisation, il serait rejeté comme hallucinatoire et pathologique. Faut il pour autant en déduire que TOUTE la population était sujette à de genre d’hallucination ?
Dans son interview avec Andrew Burmon, Marcel Kuijsten explique que beaucoup de gens critiquent l’idée de l’esprit bicaméral parce qu’elle implique une évolution bien trop rapide du cerveau, quelque chose que la théorie darwinienne ne peut justifier. Mais précise-t-il, « Jaynes n’affirme jamais qu’il s’agit d’un changement biologique et évolutif. Il parle d’un processus appris. Daniel Dennett, le professeur de philosophie, utilise une métaphore : c’est un changement de logiciel, pas un changement de matériel. C’est comme un nouveau système d’exploitation. »
Sans doute, mais un changement au sein de la société et de nouvelles normes sur les comportements provoqueraient sans doute une transition encore plus rapide que le changement d’un « système d’exploitation psychologique » touchant tous les individus.
Cela semble être la différence entre le récent travail de Kugel et la théorie de Jaynes. Si l’on suit son interview de The Atlantic, selon Kugel, le fait « d’entendre des voix » est toujours d’actualité dans de nombreux pays : « Il cite… une récente étude interculturelle lors de laquelle des chercheurs ont interviewé des auditeurs aux États-Unis, au Ghana et en Inde. Les chercheurs ont enregistré des « différences frappantes » dans la façon dont les différents groupes de personnes ressentaient les voix qu’ils entendaient : Au Ghana et en Inde, de nombreux participants ont insisté sur le fait que leur expérience prédominante ou même unique était positive. … Cela n’a été le cas pour aucun américain. » « Ces résultats », conclut Kugel, « suggèrent que les » données « d’une société ont beaucoup à voir avec la manière dont l’audition vocale est interprétée. »
Toujours selon Kugel, il existe aujourd’hui 15 % de personnes qui ont entendu des voix au moins une fois dans leur existence (aux Etats-Unis, ils ont même une association). Reporté à l’antiquité biblique, et sans aller chercher un nouveau type de conscience, cela aurait fait 15 % de prophètes, ce qui aurait été largement suffisant (et peut-être même un peu trop).
Évidemment, si la conscience de soi, n’est ni un phénomène biologique, ni même psychologique, mais repose avant tout sur un système de normes, cela veut dire que l’esprit bicaméral ne s’est jamais « effondré ». Et il peut toujours redevenir d’actualité en cas de changement ou de crise de notre logiciel social.

 

 

LE MONDE,  Diane Regny,


Une victime de violences et ses multiples « personnalités » ont témoigné devant la justice australienne

Pour se défendre face aux sévices qu’elle a endurés, Jeni Haynes s’est créé une myriade d’alter ego. Elle a pu les faire témoigner et obtenir justice.

Aujourd’hui âgée de 49 ans, Jeni Haynes a des lésions irréparables à la vue, à la mâchoire, aux intestins, à l’anus et au coccyx. Son père l’a violée, battue et torturée, physiquement comme psychologiquement, de l’âge de 4 ans à celui de 11 ans. Pour se défendre face à cette horreur indicible, Jeni Haynes s’est créé une myriade de personnalités. Deux mille cinq cents exactement d’après la BCC, qui l’a rencontrée.

Cette effroyable histoire, que la police australienne décrit comme l’un des pires cas de maltraitance que le pays ait connu, s’est produite à Sydney entre 1974 et 1981. Les violences ont commencé quand la famille de Jeni Haynes a quitté Londres pour l’Australie.

« Les maltraitances de mon père étaient calculées et planifiées. C’était voulu et il en appréciait chaque minute, a-t-elle raconté lors du procès, en mai dernier. Il m’entendait le supplier d’arrêter, il m’entendait pleurer, il voyait la douleur et la terreur qu’il m’infligeait, le sang et les blessures qui en résultaient. Et le jour suivant, il choisissait de recommencer. » Son père l’avait aussi convaincue qu’il pouvait lire dans ses pensées et que si elle venait à penser aux maltraitances, même seule, il tuerait sa mère, sa sœur, son frère et même son chat, Blackie, a aussi décrit Jeni Haynes.

Des personnalités multiples, une « stratégie de survie »

Jeni… mais aussi Symphony, Muscles ou Linda. Car face à la répétition des abus, la personnalité de Jeni Haynes s’est multipliée, et elle a développé un trouble dissociatif de l’identité. Il s’agit d’une « stratégie de survie » peu fréquente, en réponse « aux abus extrêmes et aux traumatismes que l’enfant a subis », a expliqué la psychologue Pam Stavropoulos. Incapable de gérer la violence des maltraitances, la petite fille qu’elle était passait le relais à un alter ego pour fragmenter ses douleurs. La première personnalité que Jeni a créée est Symphony. « Elle a enduré chaque minute des mauvais traitements de papa et quand il a abusé de moi, sa fille Jeni, il abusait en fait de Symphony », a expliqué la victime à la BBC.

Au fil du temps, Symphony a elle-même créé d’autres personnalités pour survivre, chacune d’entre elles devant gérer un élément des maltraitances, qu’il s’agisse d’une violence physique ou d’une odeur rappelant un traumatisme. Alors que la BBC interviewe Jeni, Symphony prend le relais. Sa voix devient plus aiguë, plus féminine et rapide. « Les mauvais traitements infligés par papa étaient extrêmes, violents, sadiques, inévitables, constants et potentiellement fatals », affirme-t-elle.

A part Symphony, qui a 4 ans, de multiples personnalités coexistent dans la tête de Jeni : Muscles est un grand adolescent, calme et protecteur ; Volcano, un rockeur habillé en cuir noir ; Ricky, un petit garçon de 8 ans vêtu d’un costume ; Judas, un petit roux, toujours sur le point de parler ; Linda, une jeune femme élégante… Des milliers de personnes contre des milliers de sévices.

Une première historique et judiciaire

Ce procès, au cours duquel une personne avec un trouble dissociatif de l’identité a pu faire témoigner ses alter ego, est une première en Australie, et peut-être même dans le monde. La cour de Sydney a en effet autorisé Jeni à convoquer une trentaine de ses personnalités pour qu’elles témoignent des violences que chacune a subies. « Nous n’avions pas peur. Nous avons attendu tellement longtemps pour dire au monde exactement ce qu’il nous a fait subir et maintenant, il ne peut plus nous faire taire », a lancé Jeni pendant le procès.

« La nature de l’affection est telle qu’elle engendre le scepticisme, l’incrédulité et le malaise quant à ses causes – en partie parce que les gens ont du mal à croire que les enfants peuvent être soumis à des abus aussi extrêmes », a estimé la psychologue Pam Stavropoulos. D’après elle, « le cas de Jeni est important parce qu’il permet une prise de conscience plus large de cet état de santé très difficile (…) qui n’est pas encore suffisamment connu ».

Confronté à sa fille, Richard Haynes a plaidé coupable au bout d’une dizaine d’heures d’une trentaine de charges, notamment pour des viols, des sodomies et des attouchements. Le 6 septembre, la cour de Sydney a rendu son verdict. L’homme de 74 ans a été condamné à quarante-cinq ans de prison, la plus lourde peine pour des abus sur enfant dans l’histoire du pays.

LE MONDE,


Ces patients frappés d’amnésie après un stress intense

Il est très rare qu’une série de cas d’amnésie dissociative soit publiée dans la littérature médicale. Une étude, parue en septembre 2017 dans la revue Brain, fait état de 53 cas examinés entre 1990 et 2008 au St Thomas’s Hospital de Londres par le Pr Michael Koperman et ses collègues. Il aura donc fallu près de vingt ans pour cumuler ces cas. On comptait trois hommes pour une femme.
Ces médecins ont analysé les différentes expressions de ce trouble de la mémoire, exploré son association avec certaines caractéristiques cliniques et psychosociales, et précisé le pronostic de ces patients amnésiques.

Fugue dissociative

La première catégorie est composée de personnes ayant présenté une fugue « dissociative ». Elles ont erré dans la rue, «?sans bagage », ne sachant pas où elles se trouvaient, ni pourquoi elles étaient là. L’une d’elles avait parcouru près de 650 km durant 7 heures, entre Londres à Glasgow, un trajet dont elle n’avait aucun souvenir. Parmi les 16 cas rapportés, 14 avaient également perdu leur identité. La mémoire est dans tous les cas revenue dans un délai de 4 semaines, souvent au bout de quelques heures ou quelques jours. Lors de la fugue dissociative, l’amnésie englobe la totalité de la vie de la personne. Après récupération, le patient présente néanmoins une amnésie résiduelle (de 2 heures à 21 jours) couvrant uniquement la période de la fugue. Les patients fugueurs (âge moyen : 48 ans), admis au St Thomas’ Hospital, avaient souvent été retrouvés par la police dans les parcs du centre de Londres ou dans des gares après avoir voyagé.
Les auteurs décrivent le cas d’un homme de 26 ans porté disparu et retrouvé par la police errant dans un parc de Londres. Il ne savait pas qui il était, où il était et ce qu’il faisait là. Les policiers trouvèrent son adresse dans son sac. Ramené dans sa famille, il ne reconnaissait pas ses proches. Lors de son hospitalisation, les médecins apprirent que leur patient avait de sérieux problèmes d’argent, notamment des dettes de loyer, et devait également s’occuper de sa mère malade.

De la fugue à l’amnésie rétrograde prolongée

Le deuxième groupe décrit par les cliniciens londoniens comprend 16 patients (âge moyen : 40 ans) présentant après leur fugue une longue période d’amnésie rétrograde. Celle-ci nécessite un réapprentissage de l’identité perdue (dans 81 % de cas). La perte de mémoire couvre une période d’au moins 6 mois mais peut englober la totalité de la vie. La mémoire antérograde, qui permet de fabriquer de nouveaux souvenirs à compter de l’événement traumatisant, est en revanche intacte ou très peu altérée.
Les auteurs rapportent le cas d’un homme de 28 ans amnésique depuis dix ans. Il avait été porté disparu au cours d’un entraînement en tant que soldat. Il s’était réveillé dans un bosquet, avait marché une soixantaine de kilomètres, et s’était retrouvé dans une station balnéaire. Il se souvenait avoir mendié pour acheter de quoi se nourrir et avoir dormi dans un cimetière. Retrouvé par la police à la sortie d’une banque, il ne pouvait donner aucune information sur ce qui lui était arrivé. Il ne reconnut pas ses parents lorsque ceux-ci lui rendirent visite à l’hôpital. Il ne se souvenait pas de sa vie d’avant et n’avait aucun souvenir précédant son réveil dans les bois. Il avait pourtant sorti toutes ses économies de son compte en banque avant d’être porté disparu et ses parents s’étaient séparés peu de temps auparavant. Il s’avère que ce patient ne désirait probablement pas, consciemment ou non, retrouver la mémoire, étant effrayé de ce qu’il pourrait trouver.

Amnésie rétrograde massive

Les auteurs décrivent un troisième groupe de patients (âge moyen : 43 ans) chez lesquels on observe une amnésie rétrograde massive, mais pas de fugue. Là encore, il n’existe pas d’amnésie antérograde, le sujet étant capable d’acquérir de nouveaux souvenirs normalement. Le début de l’amnésie rétrograde est brutal, survenant le plus souvent après un accident neurologique mineur ou un traumatisme crânien dont l’importance est sans commune mesure avec la sévérité de la perte de mémoire. Dans ces cas, l’amnésie ne disparaît pas en 4 semaines. Lorsqu’il y a perte d’identité (62 % de cas), celle-ci est transitoire. Mais celle-ci oblige néanmoins le patient à « réapprendre » qui il est. Dans trois des 16 cas rapportés dans cette catégorie, une amnésie résiduelle d’une durée inférieure à deux ans a été observée. Dans les autres cas, une amnésie couvrant la vie entière perdurait.

« Trous de mémoire »

Le quatrième groupe est composé de 5 patients (âge moyen : 46 ans) souffrant de « trous de mémoire » d’une durée de quelques heures à plusieurs jours. Deux personnes présentaient une seule période lacunaire tandis que trois autres souffraient de 2 à 5 trous de mémoire. Aucun des 3 patients décrits n’avait fugué. Ces patients diffèrent du troisième groupe dans la mesure où leur perte de mémoire n’englobe pas une longue période de la vie mais couvre un incident ou un événement particulier. Les pertes de mémoire les plus courtes ont duré moins de 6 heures, tandis que les plus longues ont persisté jusqu’à 90 jours. Une perte d’identité n’a été observée que chez un seul des 5 patients.
Les auteurs décrivent le cas d’un patient présentant des trous de mémoire ayant fait une dépression dont le point de départ était un stress intense au travail. Au chômage ces huit dernières années, il était stressé et de temps en temps dépressif.

Contexte de crise sévère

Après analyse des différents groupes de patients, il ressort que la perte d’identité a été plus fréquente dans les deux groupes de patients qui avaient fugué, en l’occurrence ceux du 1er groupe (fugue) et du 2e groupe (fugue et amnésie rétrograde prolongée). Quant à l’incapacité de reconnaître ses proches, elle a été plus fréquemment observée dans les 2e et 3e groupes (amnésie rétrograde prolongée avec et sans fugue).
Au total, l’analyse fait apparaître qu’une perte d’identité, une dépression ancienne ou actuelle, des problèmes familiaux ou relationnels, des difficultés financières ou des problèmes d’emploi, sont les facteurs le plus souvent associés à l’amnésie dissociative. Ces résultats sont en accord avec le constat souvent rapporté que cette dernière est fréquemment précédée par un facteur déclenchant de forte intensité émotionnelle.

Mémoires sémantique personnelle et autobiographique

En termes de pronostic, les auteurs ont analysé dans les trois premiers groupes de patients les performances de la mémoire sémantique personnelle, correspondant aux souvenirs génériques sur son passé (comme par exemple, « J’étais en pensionnat quand j’étais jeune »). De même, les chercheurs ont évalué dans ces groupes la mémoire autobiographique, qui permet de se souvenir des événements vécus avec leur contexte (date, lieu, état émotionnel) (« Je me souviens de mon appréhension lors de l’oral du bac de français dans mon lycée »).
Au terme du suivi, une amélioration notable des performances mnésiques a été observée dans les trois principaux groupes de patients, avec cependant des différences sur la mémoire sémantique personnelle et la mémoire autobiographique. Les patients « fugueurs » (1er groupe) sont ceux qui ont le mieux récupéré, à tel point que les performances de leur mémoire sémantique personnelle correspondent finalement à celles des sujets sains contrôles. De même, comparativement aux autres groupes, les patients « fugueurs » ont une meilleure mémoire autobiographique. Les scores, sans atteindre ceux des sujets sains contrôles, sont redevenus presque normaux. « En résumé, le pronostic de l’amnésie psychogène apparaît meilleur que ce que montrait antérieurement la littérature », concluent les auteurs.
NB :  Le terme dissociatif est apparu dans le DSM-IV, la classification des troubles mentaux de l’Association américaine de psychiatrie, pour remplacer celui de psychogène, trop vague. La dissociation a été définie en 1893 par le pyschologue et médecin français Pierre Janet comme un état « crépusculaire », caractérisé par un rétrécissement du champ de la conscience.

Les multiples facettes de l’amnésie dissociative

La principale caractéristique de ce trouble est l’amnésie rétrograde alors même que la mémoire antérograde, permettant de former de nouveaux souvenirs, est intacte ou très peu modifiée en comparaison avec l’oubli du passé, indique le Dr Catherine Thomas-Antérion, neurologue à Lyon, membre de l’Observatoire B2V des mémoires.
Si l’amnésie concerne la biographie des personnes, d’autres oublis peuvent parfois être observés. Il peut s’agir de perte de savoirs ou de savoir-faire appris antérieurement à la survenue de l’amnésie. « Il n’est pas rare que certains patients oublient certaines procédures, comme leur signature, la conduite d’une automobile, la pratique d’un instrument de musique. L’oubli concerne parfois les connaissances sémantiques, notamment la perte du savoir professionnel, ce qui empêche alors le retour au travail », fait remarquer la neurologue.
Sur le plan comportemental, les patients présentent, soit une grande perplexité et angoisse, soit une apparente insensibilité vis-à-vis des symptômes, ce que les neuropsychologues appellent « la belle indifférence affective ». Le risque suicidaire est important.
Le Dr Thomas-Antérion indique avoir curieusement observé à plusieurs reprises un changement de goût ou d’intérêt chez des patients atteints d’amnésie dissociative. « La situation la plus spectaculaire fut celle d’une patiente végétarienne qui se mit à consommer de la viande. Un autre patient s’est arrêté du jour au lendemain de fumer deux paquets de cigarettes par jour, et ne reprit pas son addiction quand il récupéra ! Enfin, un patient amnésique se prit de passion pour les bateaux, intérêt qu’il n’avait pas du tout jusque-là ».

Des cas surprenants d’amnésie dissociative

Le Dr Catherine Thomas-Antérion indique que l’amnésie dissociative survient très fréquemment dans un contexte de stress intense. « Il s’agit le plus souvent d’événements graves. Un homme avait ainsi projeté de s’associer à une bande de malfaiteurs pour commettre un hold-up sur son lieu de travail mais une amnésie s’installa le jour du rendez-vous avec ses complices. De même, une jeune femme qui avait subi une agression sexuelle de la part d’un proche de sa famille développa une amnésie à quelques jours de son mariage », me confie cette spécialiste. Enfin, des personnes, témoins de l’attentat du Bataclan, ont mis trois jours avant de se souvenir qu’elles y étaient.

Certains cas sont survenus à l’occasion d’un accident neurologique entraînant le plus souvent un changement de l’état de conscience. Il peut notamment s’agir d’un traumatisme crânien, d’une perte de connaissance, d’une syncope, d’une crise d’épilepsie. Un cas a été décrit au réveil d’une sieste.
La récupération de l’amnésie peut parfois être spectaculaire. Des neurologues italiens ont décrit en 1995 le cas d’un patient ayant récupéré exactement un mois après le début de son amnésie après un match de tennis. Au cours d’un échange, il réalisa brusquement qu’il était en train de commettre la même erreur que lors d’un match joué plusieurs années auparavant. Ceci déclencha le rappel de tous les détails du match en question, et par la suite de tous les autres. Quelques minutes plus tard, tous ses souvenirs lui revenaient, comme si, disait-il, « j’avais ouvert un robinet et laisser l’eau couler ».

Modèles d’amnésie dissociative

Plusieurs modèles neuropsychologiques ont été proposés pour tenter d’expliquer les mécanismes qui sous-tendent l’apparition d’une amnésie dissociative.
Il est en effet difficile de comprendre quels mécanismes empêchent l’accès aux souvenirs autobiographiques et sémantiques sans pour autant altérer la capacité à fabriquer de nouveaux souvenirs. En d’autres termes, ces patients ont une perte de leur passé, partielle ou totale, mais sont tout à fait aptes à réaliser de nouveaux apprentissages ou à vivre de nouvelles scènes de vie en les mémorisant. De même, comment vivre et mémoriser ce que l’on vit alors que son identité est altérée ou floue ?
Un modèle repose sur la théorie, nullement démontrée, qu’une énorme décharge de catécholamines (composés synthétisées sous l’influence du stress) serait responsable du blocage « fonctionnel » de la récupération de la mémoire, mais avec conservation des fonctions d’encodage et de la consolidation de nouveaux souvenirs.
Un autre modèle, plus récent, postule qu’une suractivation du cortex préfontal associée à une désactivation des structures temporales médiales (dont l’amygdale et l’hippocampe) intervient dans l’inhibition des capacités mnésiques. Ces deux phénomènes affecteraient la récupération de la mémoire autobiographique et entraîneraient une réduction de l’activation de l’hippocampe, ce qui favoriserait ultérieurement l’oubli de souvenirs à forte charge émotionnelle négative. En même temps que ces souvenirs douloureux sont inhibés, il y aurait un oubli des souvenirs ayant précédé le traumatisme psychique du fait du défaut antérieur de consolidation mnésique dans l’hippocampe. Ces mécanismes pourraient être déclenchés chez des individus présentant certaines caractéristiques psychosociales (conflits, problèmes financiers, etc).
Tout se passerait donc comme si les circuits de contrôle du cortex préfrontal perturbaient le fonctionnement de la mémoire jusqu’à bloquer certains rouages. L’amnésie servirait de mécanisme de protection permettant d’échapper, de façon consciente ou inconsciente, à une situation de vie qui apparaît ingérable ou délétère. Pour nous protéger, notre cerveau nous forcerait donc à oublier, créant une amnésie probablement salutaire. « Ceci n’est pas sans nous rappeler que le cerveau est autant programmé à se souvenir qu’à oublier », souligne le Dr Catherine Thomas-Antérion.

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BIBLIOGRAPHIE

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