LUI.– Mais je crois que vous vous moquez de moi ; monsieur le philosophe, vous ne savez pas à qui vous vous jouez ; vous ne vous doutez pas que dans ce moment je représente la partie la plus importante de la ville et de la cour. Nos opulents dans tous les états ou se sont dit à eux-mêmes ou ne sont pas dit les mêmes choses que je vous ai confiées ; mais le fait est que la vie que je mènerais à leur place est exactement la leur. Voilà où vous en êtes, vous autres. Vous croyez que le même bonheur est fait pour tous. Quelle étrange vision ! Le vôtre suppose un certain tour d’esprit romanesque que nous n’avons pas ; une âme singulière, un goût particulier. Vous décorez cette bizarrerie du nom de vertu ; vous l’appelez philosophie. Mais la vertu, la philosophie sont-elles faites pour tout le monde. En a qui peut. En conserve qui peut. Imaginez l’univers sage et philosophe ; convenez qu’il serait diablement triste. Tenez, vive la philosophie ; vive la sagesse de Salomon : Boire de bon vin, se gorger de mets délicats, se rouler sur de jolies femmes ; se reposer dans des lits bien mollets. Excepté cela, le reste n’est que vanité.
MOI.– Quoi, défendre sa patrie ?
LUI.– Vanité. Il n’y a plus de patrie. Je ne vois d’un pôle à l’autre que des tyrans et des esclaves.
MOI.– Servir ses amis ?
LUI.– Vanité. Est-ce qu’on a des amis ? Quand on en aurait, faudrait-il en faire des ingrats ? Regardez-y bien, et vous verrez que c’est presque toujours là ce qu’on recueille des services rendus. La reconnaissance est un fardeau ; et tout fardeau est fait pour être secoué.
MOI.– Avoir un état dans la société et en remplir les devoirs ?
LUI.– Vanité. Qu’importe qu’on ait un état, ou non ; pourvu qu’on soit riche ; puisqu’on ne prend un état que pour le devenir. Remplir ses devoirs, à quoi cela mène-t-il ? A la jalousie, au trouble, à la persécution. Est-ce ainsi qu’on s’avance ? Faire sa cour, morbleu ; faire sa cour ; voir les grands ; étudier leurs goûts ; se prêter à leurs fantaisies ; servir leurs vices ; approuver leurs injustices. Voilà le secret.
MOI.– Veiller à l’éducation de ses enfants ?
LUI.– Vanité. C’est l’affaire d’un précepteur.
MOI.– Mais si ce précepteur, pénétré de vos principes, néglige ses devoirs ; qui est-ce qui en sera châtié ?
LUI.– Ma foi, ce ne sera pas moi ; mais peut-être un jour, le mari de ma fille, ou la femme de mon fils.
MOI.– Mais si l’un et l’autre se précipitent dans la débauche et les vices.
LUI.– Cela est de leur état.
MOI.– S’ils se déshonorent.
LUI.– Quoi qu’on fasse, on ne peut se déshonorer, quand on est riche.
MOI.– S’ils se ruinent.
LUI.– Tant pis pour eux.
MOI.– Je vois que, si vous vous dispensez de veiller à la conduite de votre femme, de vos enfants, de vos domestiques, vous pourriez aisément négliger vos affaires.
LUI.– Pardonnez-moi ; il est quelquefois difficile de trouver de l’argent ; et il est prudent de s’y prendre de loin.
MOI.– Vous donnerez peu de soins à votre femme.
LUI.– Aucun, s’il vous plaît. Le meilleur procédé, je crois, qu’on puisse avoir avec sa chère moitié, c’est de faire ce qui lui convient. A votre avis, la société ne serait-elle pas fort amusante, si chacun y était à sa chose ?
MOI.– Pourquoi pas ? La soirée n’est jamais plus belle pour moi que quand je suis content de ma matinée.
LUI.– Et pour moi aussi.
MOI.– Ce qui rend les gens du monde si délicats sur leurs amusements, c’est leur profonde oisiveté.
LUI.– Ne croyez pas cela. Ils s’agitent beaucoup.
MOI.– Comme ils ne se lassent jamais, ils ne se délassent jamais.
LUI.– Ne croyez pas cela. Ils sont sans cesse excédés.
MOI.– Le plaisir est toujours une affaire pour eux, et jamais un besoin.
LUI.– Tant mieux, le besoin est toujours une peine.
MOI.– Ils usent tout. Leur âme s’hébète. L’ennui s’en empare. Celui qui leur ôterait la vie, au milieu de leur abondance accablante, les servirait. C’est qu’ils ne connaissent du bonheur que la partie qui s’émousse le plus vite. Je ne méprise pas les plaisirs des sens. J’ai un palais aussi, et il est flatté d’un mets délicat, ou d’un vin délicieux. J’ai un coeur et des yeux ; et j’aime à voir une jolie femme. J’aime à sentir sous ma main la fermeté et là rondeur de sa gorge ; à presser ses lèvres des miennes ; à puiser la volupté dans ses regards, et à en expirer entre ses bras. Quelquefois avec mes amis, une partie de débauche, même un peu tumultueuse, ne me déplaît pas. Mais je ne vous dissimulerai pas, il m’est infiniment plus doux encore d’avoir secouru le malheureux, d’avoir terminé une affaire épineuse, donné un conseil salutaire, fait une lecture agréable ; une promenade avec un homme ou une femme chère à mon coeur ; passé quelques heures instructives avec mes enfants, écrit une bonne page, rempli les devoirs de mon état ; dit à celle que j’aime quelques choses tendres et douces qui amènent ses bras autour de mon col. Je connais telle action que je voudrais avoir faite pour tout ce que je possède. C’est un sublime ouvrage que Mahomet ; j’aimerais mieux avoir réhabilité la mémoire des Calas. Un homme de ma connaissance s’était réfugié à Carthagène. C’était un cadet de famille, dans un pays où la coutume transfère tout le bien aux aînés. Là il apprend que son aîné, enfant gâté, après avoir dépouillé son père et sa mère, trop faciles, de tout ce qu’ils possédaient, les avait expulsés de leur château, et que les bons vieillards languissaient indigents, dans une petite ville de la province. Que fait alors ce cadet qui, traité durement par ses parents, était allé tenter la fortune au loin, il leur envoie des secours ; il se hâte d’arranger ses affaires. Il revient opulent. Il ramène son père et sa mère dans leur domicile. Il marie ses sœurs. Ah, mon cher Rameau ; cet homme regardait cet intervalle, comme le plus heureux de sa vie. C’est les larmes aux yeux qu’il m’en parlait : et moi, je sens en vous faisant ce récit, mon coeur se troubler de joie, et le plaisir me couper la parole.
LUI.– Vous êtes des êtres bien singuliers !
MOI.– Vous êtes des êtres bien à plaindre, si vous n’imaginez pas qu’on s’est élevé au-dessus du sort, et qu’il est impossible d’être malheureux, à l’abri de deux belles actions, telles que celle-ci.
LUI.– Voilà une espèce de félicité avec laquelle j’aurai de la peine à me familiariser, car on la rencontre rarement. Mais à votre compte, il faudrait donc être d’honnêtes gens ?
MOI.– Pour être heureux ? Assurément.
LUI.– Cependant, je vois une infinité d’honnêtes gens qui ne sont pas heureux ; et une infinité de gens qui sont heureux sans être honnêtes.

« Je rencontrai dans mes voyages un vieux bramin, homme fort sage, plein d’esprit, et très savant ; de plus, il était riche, et, partant, il en était plus sage encore : car, ne manquant de rien, il n’avait besoin de tromper personne. Sa famille était très bien gouvernée par trois belles femmes qui s’étudiaient à lui plaire ; et, quand il ne s’amusait pas avec ses femmes, il s’occupait à philosopher.
Près de sa maison, qui était belle, ornée et accompagnée de jardins charmants, demeurait une vieille Indienne, bigote, imbécile, et assez pauvre.
Le bramin me dit un jour :
« Je voudrais n’être jamais né. » Je lui demandai pourquoi.
Il me répondit : « J’étudie depuis quarante ans, ce sont quarante années de perdues ; j’enseigne les autres, et j’ignore tout ; cet état porte dans mon âme tant d’humiliation et de dégoût que la vie m’est insupportable ; je suis né, je vis dans le temps, et je ne sais pas ce que c’est que le temps ; je me trouve dans un point entre deux éternités, comme disent nos sages, et je n’ai nulle idée de l’éternité ; je suis composé de matière ; je pense, je n’ai jamais pu m’instruire de ce qui produit la pensée ; j’ignore si mon entendement est en moi une simple faculté, comme celle de marcher, de digérer, et si je pense avec ma tête comme je prends avec mes mains.
Non seulement le principe de ma pensée m’est inconnu, mais le principe de mes mouvements m’est également caché : je ne sais pourquoi j’existe. Cependant on me fait chaque jour des questions sur tous ces points : il faut répondre ; je n’ai rien de bon à dire ; je parle beaucoup, et je demeure confus et honteux de moi-même après avoir parlé.
« C’est bien pis quand on me demande si Brama a été produit par Vitsnou, ou s’ils sont tous deux éternels. Dieu m’est témoin que je n’en sais pas un mot, et il y paraît bien à mes réponses. « Ah ! mon révérend père, me dit-on, apprenez-nous comment le mal inonde toute la terre. »
Je suis aussi en peine que ceux qui me font cette question : je leur dis quelquefois que tout est le mieux du monde ; mais ceux qui ont été ruinés et mutilés à la guerre n’en croient rien, ni moi non plus ; je me retire chez moi accablé de ma curiosité et de mon ignorance.
Je lis nos anciens livres, et ils redoublent mes ténèbres.
Je parle à mes compagnons : les uns me répondent qu’il faut jouir de la vie, et se moquer des hommes ; les autres croient savoir quelque chose, et se perdent dans des idées extravagantes ; tout augmente le sentiment douloureux que j’éprouve.
Je suis prêt quelquefois de tomber dans le désespoir, quand je songe qu’après toutes mes recherches je ne sais ni d’où je viens, ni ce que je suis, ni où j’irai, ni ce que je deviendrai. »
L’état de ce bon homme me fit une vraie peine : personne n’était ni plus raisonnable ni de meilleure foi que lui. Je conçus que plus il avait de lumières dans son entendement et de sensibilité dans son cœur, plus il était malheureux.
Je vis le même jour la vieille femme qui demeurait dans son voisinage : je lui demandai si elle avait jamais été affligée de ne savoir pas comment son âme était faite. Elle ne comprit seulement pas ma question : elle n’avait jamais réfléchi un seul moment de sa vie sur un seul des points qui tourmentaient le bramin ; elle croyait aux métamorphoses de Vitsnou de tout son cœur, et pourvu qu’elle pût avoir quelquefois de l’eau du Gange pour se laver, elle se croyait la plus heureuse des femmes.
Frappé du bonheur de cette pauvre créature, je revins à mon philosophe, et je lui dis :
« N’êtes-vous pas honteux d’être malheureux, dans le temps qu’à votre porte il y a un vieil automate qui ne pense à rien, et qui vit content ?
– Vous avez raison, me répondit-il ; je me suis dit cent fois que je serais heureux si j’étais aussi sot que ma voisine, et cependant je ne voudrais pas d’un tel bonheur. »
Cette réponse de mon bramin me fit une plus grande impression que tout le reste ; je m’examinai moi-même, et je vis qu’en effet je n’aurais pas voulu être heureux à condition d’être imbécile.
Je proposai la chose à des philosophes, et ils furent de mon avis.
« Il y a pourtant, disais-je, une furieuse contradiction dans cette façon de penser ; car enfin de quoi s’agit-il ? d’être heureux. Qu’importe d’avoir de l’esprit ou d’être sot ? Il y a bien plus : ceux qui sont contents de leur être sont bien sûrs d’être contents ; ceux qui raisonnent ne sont pas si sûrs de bien raisonner.
Il est donc clair, disais-je, qu’il faudrait choisir de n’avoir pas le sens commun, pour peu que ce sens commun contribue à notre mal-être. »
Tout le monde fut de mon avis, et cependant je ne trouvai personne qui voulût accepter le marché de devenir imbécile pour devenir content.
De là je conclus que, si nous faisons cas du bonheur, nous faisons encore plus de cas de la raison.
Mais, après y avoir réfléchi, il paraît que de préférer la raison à la félicité, c’est être très insensé. Comment donc cette contradiction peut-elle s’expliquer ? Comme toutes les autres. Il y a là de quoi parler beaucoup.

« J’étais absolument ivre, fou de bonheur et de joie. Ici commence une époque d’enthousiasme et de bonheur parfait. Ma joie, mon ravissement ne diminuèrent un peu que lorsque je devins dragon au 6e régiment et encore ce ne fut qu’une éclipse. Je ne croyais pas être alors au comble du bonheur qu’un être humain puisse trouver ici-bas. Mais telle est la vérité pourtant. Et cela quatre mois après avoir été si malheureux à Paris, quand je m’aperçus ou crus m’apercevoir que Paris n’était pas, par soi, le comble du bonheur. Comment rendrai-je le ravissement de Rolle ?… A Rolle, ce me semble, arrivé de bonne heure, ivre de bonheur de la lecture de La Nouvelle Héloïse et de l’idée d’aller passer à Vevey, prenant peut-être Rolle pour Vevey, j’entendis tout d’un coup sonner en grande volée la cloche majestueuse d’une église située dans la colline, à un quart de lieue au-dessus de Rolle ou de Nyon, j’y montai. Je voyais ce beau lac s’étendre sous mes yeux, le son de la cloche était une ravissante musique qui accompagnait mes idées et leur donnait une physionomie sublime. Là, ce me semble, a été mon approche la plus voisine du bonheur parfait. Pour un tel moment il vaut la peine d’avoir vécu. Dans la suite je parlerai de moments semblables, où le fond pour le bonheur était peut-être plus réel, mais la sensation était-elle aussi vive ? le transport du bonheur aussi parfait ? Que dire d’un tel moment sans mentir, sans tomber dans le roman ? […] Le coeur me bat encore en écrivant ceci trente-six ans après. Je quitte mon papier, j’erre dans ma chambre et je reviens à écrire. J’aime mieux manquer quelque trait vrai que de tomber dans l’exécrable défaut de faire de la déclamation comme c’est l’usage. »

Antigone, doucement :  Quel sera-t-il, mon bonheur ? Quelle femme heureuse deviendra-t-elle, la petite Antigone ? Quelles pauvretés faudra-t-il qu’elle fasse elle aussi, jour par jour, pour arracher avec ses dents sont petit lambeau de bonheur ? Dites, à qui devra-t-elle mentir, à qui sourire, à qui se vendre ? Qui devra-t-elle laisser mourir en détournant le regard ?
Créon hausse les épaules :  Tu es folle, tais-toi.
Antigone : – Non, je ne me tairai pas. Je veux savoir comment je m’y prendrai, moi aussi, pour être heureuse. Tout de suite, puisque c’est tout de suite qu’il faut choisir. Vous dites que c’est si beau la vie. Je veux savoir comment je m’y prendrai pour vivre.
Créon :  Tu aimes Hémon ?
Antigone :  Oui, j’aime Hémon. J’aime un Hémon dur et jeune ; un Hémon exigeant et fidèle, comme moi. Mais […] s’il doit devenir près de moi le monsieur Hémon, s’il doit apprendre à dire « oui », lui aussi, je n’aime plus Hémon !
Créon :  Tu ne sais plus ce que tu dis. Tais-toi.
Antigone :  Si, je sais ce que je dis, mais c’est vous qui ne m’entendez plus. Je vous parle de trop loin maintenant, d’un royaume où vous ne pouvez plus entrer avec vos rides, votre sagesse, votre ventre. (Elle rit.) Ah ! je ris, Créon, je ris parce que je te vois à quinze ans, tout d’un coup ! C’est le même air d’impuissance et de croire qu’on peut tout. La vie t’a seulement ajouté tous ces petits plis sur le visage et cette graisse autour de toi.
Créon la secoue :  Te tairas-tu, enfin ?
Antigone :  Pourquoi veux-tu me faire taire ? Parce que je sais que j’ai raison ? Tu crois que je ne lis pas dans tes yeux que tu le sais ? Tu sais que j’ai raison, mais tu ne l’avoueras jamais parce que tu es en train de défendre ton bonheur en ce moment comme un os.
Créon :  Le tien et le mien, oui, imbécile !
Antigone :  Vous me dégoûtez tous avec votre bonheur ! Avec votre vie qu’il faut aimer coûte que coûte. On dirait des chiens qui lèchent tout ce qu’ils trouvent. »

« Je n’aime pas parler sérieusement. Parce qu’alors, il n’y a qu’une chose dont on puisse parler : la justification qu’on apporte à sa vie. Moi, je ne vois pas comment je pourrais justifier à mes yeux mes jambes mutilées.
– Moi non plus », dit Mersault sans se retourner.
Le rire frais de Zagreus éclata soudain. « Merci. Vous ne me laisserez aucune illusion. » Il changea de ton : « Mais vous avez raison d’être dur. Pourtant il y a une chose que je voudrais vous dire. » Et sérieux il se tut. Mersault vint s’asseoir en face de lui.
« Écoutez, répéta Zagreus, et regardez-moi. On m’aide à faire mes besoins. Et après on me lave et on m’essuie. Pire, je paie quelqu’un pour ça. Et bien je ne ferai jamais un geste pour abréger une vie à laquelle je crois tant. J’accepterais pis encore, aveugle, muet, tout ce que vous voudrez, pourvu seulement que je sente dans mon ventre cette flamme sombre et ardente qui est moi et moi vivant. Je ne songerai qu’à remercier la vie pour m’avoir permis de brûler encore. »
Zagreus se rejeta en arrière, un peu essoufflé. On le voyait moins maintenant, seulement un reflet livide que ses couvertures laissaient sur son menton. Il dit alors : « Et vous, Mersault, avec votre corps, votre seul devoir est de vivre et d’être heureux.
– Ne me faites pas rire, dit Mersault. Avec huit heures de bureau. Ah ! si j’étais libre ! »
Il s’était animé en parlant et, comme parfois, l’espoir le reprenait, plus fort aujourd’hui de se sentir aidé. Une confiance lui venait de pouvoir enfin faire confiance. Il se calma un peu, commença à écraser une cigarette et reprit plus posément :
« Il y a quelques années, j’avais tout devant moi, on me parlait de ma vie, de mon avenir. Je disais oui. Je faisais même ce qu’il fallait pour ça. Mais alors déjà, tout ça m’était étranger. M’appliquer à l’impersonnalité, voilà ce qui m’occupait. Ne pas être heureux, « contre « . Je m’explique mal, mais vous comprenez, Zagreus.
– Oui, dit l’autre.
– Maintenant encore, si j’avais le temps… Je n’aurais qu’à me laisser aller. Tout ce qui m’arriverait par surcroît, eh bien, c’est comme la pluie sur un caillou. Ça le rafraîchit et c’est déjà très beau. Un autre jour, il sera brûlant de soleil. Il m’a toujours semblé que c’est exactement ça, le bonheur. »

« Je suis certain, commença-t-il, qu’on ne peut être heureux sans argent. Voilà tout. Je n’aime ni la facilité ni le romantisme. J’aime à me rendre compte. Eh bien, j’ai remarqué que chez certains êtres d’élite il y a une sorte de snobisme spirituel à croire que l’argent n’est pas nécessaire au bonheur. C’est bête, c’est faux, et dans une certaine mesure, c’est lâche.
« Voyez-vous, Mersault, pour un homme bien né, être heureux ça n’est jamais compliqué. Il suffit de reprendre le destin de tous, non pas avec la volonté du renoncement, comme tant de faux grands hommes, mais avec la volonté du bonheur. Seulement, il faut du temps pour être heureux. Beaucoup de temps. Le bonheur lui aussi est une longue patience. Et dans presque tous les cas, nous usons notre vie à gagner de l’argent, quand il faudrait, par l’argent, gagner son temps. Ça, c’est le seul problème qui m’ait jamais intéressé. Il est précis. Il est net. »
Zagreus s’arrêta et ferma les yeux. Mersault regardait le ciel obstinément. Un moment, les bruits de la route et de la campagne devinrent distincts et Zagreus reprit sans se presser :
« Oh ! je sais bien que la plupart des hommes riches n’ont aucun sens du bonheur. Mais ce n’est pas la question. Avoir de l’argent, c’est avoir du temps. Je ne sors pas de là. Le temps s’achète. Tout s’achète. Être ou devenir riche, c’est avoir du temps pour être heureux quand on est digne de l’être. »
Il regarda Patrice :
« À vingt-cinq ans, Mersault, j’avais déjà compris que tout être ayant le sens, la volonté et l’exigence du bonheur avait le droit d’être riche. L’exigence du bonheur me paraissait ce qu’il y a de plus noble au cœur de l’homme. À mes yeux, tout se justifiait par elle. Un cœur pur y suffisait. »

« On peut être heureux partout. Il y a seulement des endroits où il semble qu’on peut l’être plus facilement qu’à d’autres. Cette facilité n’est qu’illusoire : ces endroits soi-disant privilégiés sont généralement beaux, et il est de fait que le bonheur a besoin de beauté, mais il est souvent le produit d’éléments simples. Celui qui n’est pas capable de faire son bonheur avec la simplicité ne réussira que rarement à le faire, et à le faire durable, avec l’extrême beauté. On entend souvent dire : « Si j’avais ceci, si j’avais cela, je serais heureux », et l’on prend l’habitude de croire que le bonheur réside dans le futur et ne vit qu’en conditions exceptionnelles. Le bonheur habite le présent, et le plus quotidien des présents. Il faut dire : « J’ai ceci, j’ai cela, je suis heureux. » Et même dire : « Malgré ceci et malgré cela, je suis heureux. » Les éléments du bonheur sont simples, et ils sont gratuits, pour l’essentiel. Ceux qui ne sont pas gratuits finissent par donner une telle somme de bonheurs différents qu’au bout du compte ils peuvent être considérés comme gratuits.
Il n’est pas de condition humaine, pour humble ou misérable qu’elle soit, qui n’ait quotidiennement la proposition du bonheur : pour l’atteindre, rien n’est nécessaire que soi-même. Ni la Rolls, ni le compte en banque, ni Megève, ni Saint-Tropez ne sont nécessaires. Au lieu de perdre son temps à gagner de l’argent ou telle situation d’où l’on s’imagine qu’on peut atteindre plus aisément les pommes d’or du jardin des Hespérides, il suffit de rester de plain-pied avec les grandes valeurs morales. Il y a un compagnon avec lequel on est tout le temps, c’est soi-même : il faut s’arranger pour que ce soit un compagnon aimable. Qui se méprise ne sera jamais heureux et, cependant, le mépris lui-même est un élément de bonheur : mépris de ce qui est laid, de ce qui est bas, de ce qui est facile, de ce qui est commun, dont on peut sortir quand on veut à l’aide des sens.
Dès que les sens sont suffisamment aiguisés, ils trouvent partout ce qu’il faut pour découper les minces lamelles destinées au microscope du bonheur. Tout est de grande valeur : une foule, un visage, des visages, une démarche, un port de tête, des mains, une main, la solitude, un arbre, des arbres, une lumière, la nuit, des escaliers, des corridors, des bruits de pas, des rues désertes, des fleurs, un fleuve, des plaines, l’eau, le ciel, la terre, le feu, la mer, le battement d’un coeur, la pluie, le vent, le soleil, le chant du monde, le froid, le chaud, boire, manger, dormir, aimer. Haïr est également une source de bonheur, pourvu qu’il ne s’agisse pas d’une haine basse et vulgaire ou méprisable : mais une sainte haine est un brandon de joie. Car le bonheur ne rend pas mou et soumis, comme le croient les impuissants. Il est, au contraire, le constructeur de fortes charpentes, des bonnes révolutions, des progrès de l’âme. Le bonheur est la liberté.
Quand l’homme s’est fait une nature capable de fabriquer le bonheur, il le fabrique quelles que soient les circonstances, comme il fabrique des globules rouges. Dans les conjonctures où le commun des mortels fait son malheur, il y a toujours pour lui une sensation ou un sentiment qui le place dans une situation privilégiée. Pour sordide ou terrible que soit l’événement, il y a toujours dans son sein même, ou dans son alentour, de quoi se mettre en rapport avec les objets du dehors par le moyen des impressions que ces objets font directement sur les sens : si, par extraordinaire, il n’y en a pas, ou si l’adversaire a tout fait pour qu’il n’y en ait pas, reste l’âme et sa richesse.
C’est par l’âme que les rapports de couleur prennent leur saveur. C’est l’âme qui donne aux formes leurs valeurs sensuelles. C’est de l’âme que vient la puissance d’évocation des bruits, et l’architecture des sons. Ce bonheur ne dépend pas du social, mais purement et simplement de l’âme. À mesure que l’habitude du bonheur s’installe, un monde nouveau s’offre à la découverte, qui jamais ne déçoit, qui jamais ne repousse, dans lequel il suffit parfois d’un millimètre ou d’un milligramme pour que la joie éclate. Il ne s’agit plus de tout ployer à soi, il ne s’agit que de se ployer aux choses. Il ne s’agit plus de combattre (et s’il faut continuer à combattre sur un autre plan, on le fait avec d’autant plus d’ardeur), il s’agit d’aller à la découverte, et quand on a les sens organisés en vue de bonheur, les rapports à découvrir se proposent d’eux-mêmes.
L’aventure est alors ouverte de toute part. On n’attend plus rien puisqu’on va au-devant de tout, et on y va volontiers, puisque chaque pas, chaque regard, chaque attention est immédiatement payée d’un or qui ne s’avilit jamais, ne se dépense pas, mais se consume sur place au fur et à mesure, enrichissant le coeur et le flux du sang si bien que, plus la vie s’avance, plus on est doré et habillé, et plus tout ce qu’on touche se change en or.
S’il faut en tout de la mesure, c’est là qu’il la faut surtout : et ne pas croire qu’il soit question de quantités, qu’on ait besoin de Golconde, de Colchide, de Pérou, qu’il soit nécessaire de courir aux confins du monde, ou même de changer de place, que rien ne puisse se faire sans situation, que le bonheur soit l’apanage des premiers numéros. Non : la matière du monde est partout pareille, et c’est d’elle que tout vient. Un bel enterrement n’est jamais beau pour celui qui l’a cherché. Le sage cultive ses sentiments et ses sensations, connaît sur le bout du doigt le catalogue exact de leurs possibilités, et s’applique avec elles à utiliser les ressources du monde sensible. Naviguant à sa propre estime entre le bon et le mauvais, prenant un peu de celui-ci pour donner du sel à celui-là, ou l’inverse, cherchant la perle jusque dans l’huître pourrie, la trouvant toujours, puisqu’elle vient de lui-même, il se fait une belle vie et il en profite.

« Alors apparaissent les choses belles et mystérieuses. Des choses qu’elle n’a jamais vues ailleurs, qui la troublent et l’inquiètent. Elle voit l’étendue de sables couleur d’or et de soufre, immense, pareille à la mer, aux grandes vagues immobiles. Sur cette étendue de sable, il n’y a personne, pas un arbre, pas une herbe, rien que les ombres des dunes qui s’allongent, qui se touchent, qui font des lacs au crépuscule. Ici, tout est semblable, et c’est comme si elle était à la fois ici et, puis loin, là où son regard se pose au hasard, puis ailleurs encore, tout près de le limite entre la terre et le ciel. Les dunes bougent sous son regard, lentement, écartant leurs doigts de sable. Il y a des ruisseaux d’or qui coulent sur place, au fond des vallées torrides. Il y a des vaguelettes dures, cuites par la chaleur terrible du soleil, et de grandes plages blanches à la courbe parfaite, immobiles devant la mer de sable rouge. La lumière rutile et ruisselle de toutes parts, la lumière qui naît de tous les côtés à la fois, la lumière de la terre, du ciel, du soleil. Dans le ciel, il n’y a pas de fin. Rien que la brume sèche qui ondoie près de l’horizon, en brisant des reflets, en dansant comme des herbes de lumière – et la poussière ocre et rose qui vibre dans le vent froid, qui monte vers le centre du ciel. Tout cela est étrange et lointain, et pourtant cela semble familier. Lalla voit devant elle, comme avec les yeux d’un autre, le grand désert où resplendit la lumière. Elle sent sur sa peau le souffle du vent du sud, qui élève les nuées de sable, elle sent sous ses pieds nus le sable brûlant des dunes. Elle sent surtout, au-dessus d’elle, l’immensité du ciel vide, du ciel sans ombre où brille le soleil pur.