LE MONDE,  26 août 2018, par Nicolas Santolaria


L’« happycratie » ou la dictature du bonheur

On le cultive, on le théorise, on en fait un business, des livres, des cours… Il est même le nouveau carburant de la productivité. En société et au travail, le bonheur est devenu une injonction.

La présence de plus en plus fréquente de crocodiles Haribo sur votre lieu de travail ne doit pas être prise à la légère. Loin de se réduire à un simple élément de décor, ces sauriens multicolores sont la manifestation tangible d’une nouvelle forme de gouvernement des conduites centrée sur les émotions positives. Dans Happycratie. Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies (Premier Parallèle, 260 p., 21 €), le docteur en psychologie Edgar Cabanas et la sociologue Eva Illouz décryptent cette nouvelle obsession venue d’outre-Atlantique qui, selon eux, balafrerait nos existences d’un sourire de plus en plus obligé. « Kratia en grec, c’est le pouvoir. Happycratie, c’est le pouvoir par l’injonction au bonheur », résume Eva Illouz.

Une nouvelle idée fixe

Aujourd’hui, cette invitation est partout, empreinte de la même sollicitude envahissante que celle de l’ami qui a entrepris de vous tirer énergiquement de votre dépression chronique, alors que vous vous en accommodiez fort bien. En 2013, le titre Happy, du chanteur américain Pharrell Williams, véritable hit planétaire, offrait une bande-son survitaminée à cette nouvelle idée fixe. A moi le bonheur ! L’art de rayonner de l’intérieur (Larousse, 283 p., 16,95 €), 50 activités pour un enfant heureux (De Boeck, à paraître en octobre), Le Bonheur sans illusions (Flammarion, 2017), Les tout petits bonheurs (Larousse, 168 p., 15 €), Journal intime d’un touriste du bonheur (La Martinière, 288 p., 16,90 €) : encombrant les présentoirs, les livres de développement personnel, censés nous aider à mieux vivre, sont quant à eux un genre florissant.
Activement investi dans la chasse aux perturbations du mental, l’ancien avocat d’affaires Jonathan Lehmann s’est lui aussi positionné sur ce front incandescent, proposant à ses 177 000 followers Facebook des méditations guidées, « Les Antisèches du bonheur ». Après tout, se dit-on, quel problème y a-t-il à vouloir être heureux ?
Que le bonheur soit une obsession ne veut pas forcément dire qu’il constitue le rouage d’un vaste système de domination, non ? « C’est vrai, concède Eva Illouz. Mais, chez Aristote, on ne peut séparer la vertu du bien-être. Le bien-être découle du fait que nous faisons la chose bonne. Chez Spinoza, le bonheur est inséparable de la raison et de la connaissance de la vérité. La quête contemporaine du bonheur n’a plus rien à voir avec le discours des vertus ou de la raison. Elle a été remplacée par la vision de l’être humain proposée par la psychologie positive, un être qui vise à maximiser des utilités. »
Portée par l’idée d’un capital émotionnel à faire fructifier, l’« happycratie », lointaine héritière de l’utilitarisme du philosophe Jeremy Bentham (1748-1832), est en effet intimement liée aux avancées (contestables pour certains) de ce que l’on appelle la « science du bonheur ». C’est sous l’influence du chercheur Martin Seligman, ancien président de l’American Psychological Association, que la psychologie positive s’est affirmée il y a une vingtaine d’années en champ d’étude reconnu, influençant de nombreuses disciplines – économie, neurosciences, marketing – et imposant un nouveau paradigme centré non plus sur la pathologie, mais sur ce qui va bien chez l’individu.

Responsables de notre état intérieur

D’objectivable (grâce notamment à des projets internationaux de mesure, tels que « Track Your Happiness »), le bonheur en est devenu par extension productible, et reproductible. Petit à petit, l’idée que l’on est tous pleinement responsables de son état intérieur a fait son chemin, comme je l’ai découvert cet été, en embarquant une jeune auto-stoppeuse finlandaise dans ma Xantia à bout de souffle. « J’ai beaucoup d’amis qui sont déprimés, qui n’ont pas confiance en eux, me confiait alors Saima, 20 ans, en envoyant nerveusement des textos à son père. Moi aussi, j’étais mal dans ma peau auparavant, et j’ai compris il y a quelques années que je pouvais avoir une influence positive sur mon propre bonheur, si je le décidais. »
Le succès actuel du yoga ou de la méditation en pleine conscience participe de cette idée normative selon laquelle le bonheur est un pétrole émotionnel que nous devons activement faire surgir, et non plus un état qui déboule à l’improviste, un peu comme un copain poète. Diffusant ce credo, le cours intitulé « Psychology and the Good Life », lancé en janvier à l’université Yale, a connu un succès sans précédent, obligeant les organisateurs à déménager les 1 200 étudiants dans le plus vaste amphi du campus.

Il augmente la productivité de 12 %

La force, la pureté apparente, le caractère quasi incontestable de cette aspiration forment le cœur énergétique éminemment ambigu de l’happycratie. Comme l’exposaient déjà Barbara Ehrenreich, dans Smile or Die (2009, non traduit), ou encore William Davis, dans son ouvrage The Happiness Industry : How the Government and Big Business Sold Us Well-Being (2015, non traduit), ce n’est pas le bonheur en soi qui pose problème, mais le fait qu’il tend à se substituer à d’autres grilles de lecture. Puisque, finalement, tous les problèmes ont vocation à se régler à l’échelle du moi, pourquoi s’embêter avec ce vieux truc contraignant qu’est la politique ? En un mot, si vous n’êtes pas heureux, ce n’est pas parce que vous êtes victimes d’injustice, que vous appartenez à une classe défavorisée ou à un genre ostracisé, mais parce que vous vous laissez dominer par vos émotions.
Le Bhoutan, qui s’est fait connaître en faisant entrer dans sa Constitution l’indice du bonheur national brut (BNB) comme alternative au produit national brut (PNB) en 2008, est un bon exemple de cette dynamique viciée où l’évaluation subjective d’une humeur prend le pas sur les indicateurs objectifs. Tshering Tobgay, le premier ministre de ce petit royaume himalayen, regrettait que cette excessive focalisation sur le bonheur ait détourné son pays des « problèmes réels », chômage, pauvreté, corruption. Même si certains pionniers font grise mine, cela n’empêche pas gouvernements et institutions internationales d’embrasser à pleine bouche cette souriante utopie. En 2012, l’ONU faisait du 20 mars la Journée internationale du bonheur, érigeant cet état émotionnel un peu fourre-tout au rang d’« objectif universel ».
Chez nous, ce nouveau mode subtil de gouvernement des subjectivités s’inscrit dans une dynamique où la quête de sens personnelle répond, en un écho presque parfait, aux nécessités fonctionnelles des entreprises. Corroborant les visées de cet utilitarisme affectif, une étude menée par l’université de Warwick, au Royaume-Uni, a mis en lumière le fait qu’être heureux permettrait d’augmenter la productivité de 12 %. Sur le site de La Fabrique Spinoza, le « think-tank du bonheur citoyen », on peut lire : « A 38 °C de fièvre, un collaborateur qui se sent bien professionnellement viendra malgré tout travailler. A une époque de recherche de compétitivité, le chemin du bien-être (…) offre une opportunité inexplorée. »

La menace de l’« happycondrie »

Cette approche techniciste et instrumentale du bonheur s’appuie, in fine, sur l’idée que la récompense fonctionnera toujours mieux que la punition pour obtenir ce que l’on attend des gens. « Certaines organisations se disent effectivement qu’elles vont favoriser le bonheur de leurs collaborateurs pour augmenter la productivité, mais ça ne doit pas être l’objectif premier, juste une conséquence induite. Le bonheur sous forme cosmétique ne génère pas de véritable performance, il sert juste à faire du happy-washing », nuance le fondateur de la Fabrique Spinoza, Alexandre Jost, qui attribue à son capital génétique hors norme le fait d’être « plus heureux que la moyenne ». L’objectif véritable, c’est donc la maîtrise du « vrai » bonheur.
Encore confidentielle en France, la figure du Chief Happiness Officer (« responsable du bonheur ») traduit de façon emblématique cette psychologisation galopante des enjeux sociaux. « Si ces nouvelles exigences de bien-être ne sont pas prises en compte, il faut alors accepter les burn-out, les dépressions, les départs ou la non-implication personnelle dans une fonction, explique Arnaud Collery, responsable du bonheur dans de grands groupes internationaux et auteur de Mister Happiness (Larousse, 260 p., 15 €). Dans notre profession, nous ne pouvons pas forcer le bonheur, mais nous pouvons contribuer à une émergence de cet état. » Comment ?
Simplement grâce à un mélange empirique de techniques de stand-up made in Los Angeles et d’humeur épidémique. « Même s’il est nécessaire de générer des événements ludiques suscitant la joie, il faut savoir que les baby-foot, les couleurs au mur et les “happy drinks” du vendredi soir ne représentent que 5 % à 10 % du métier. Pour moi, le storytelling est le premier outil nécessaire à toute transformation. Comme j’ai aussi pu en faire l’expérience avec des tribus en Tanzanie, raconter son histoire à l’autre ou aux autres a un effet libérateur. J’expérimente à chaque fois ce processus lorsque je coache quelqu’un et qu’il prend ensuite la parole sur scène. Quelque chose de magique opère », assure celui qui se définit comme « 90 % chaman, 10 % showman ».
Considéré par ses zélateurs comme éminemment contagieux, le bonheur a désormais ses rendez-vous incontournables (le World Happiness Summit), ses stars (le moine Matthieu Ricard, le psychiatre Christophe André, le philosophe Bertrand Russell), ses labels (notamment « Happy at Work », qui répertorie les entreprises où il fait bon travailler). Signe de cette nouvelle portée stratégique, le Coca-Cola Happiness Institute a ouvert des antennes dans de nombreux pays, avec pour mission de publier des baromètres de l’humeur nationale (et, très accessoirement, de vendre du soda).
Mais l’ingénierie des émotions n’étant pas sans risque, le bonheur se conçoit aujourd’hui en corrélation avec sa pathologie émergente : l’happycondrie, soit l’angoisse de n’être jamais assez heureux. « L’injonction au bonheur s’accompagne de l’idée selon laquelle nous sommes tous capables de bonheur, si seulement nous savons activer de la positivité. Cela crée une nouvelle forme de responsabilisation des individus, qui sont désormais coupables de se sentir heureux ou malheureux », indique la sociologue Eva Illouz.

Smiley obligatoire

En happycratie, à défaut de véritablement nager dans le bien-être, il faudra au moins sourire aussi énergiquement que si une décharge de Taser venait de vous dérider les zygomatiques. Signe de votre « intelligence émotionnelle », le bonheur doit pouvoir s’extérioriser, sinon il n’a aucune valeur. « Dans les start-up, le smiley est omniprésent, qu’il soit dessiné ou qu’il ponctue chaque échange par mail. Il est devenu un standard pour exprimer ses émotions ou même ses intentions ; une communication qui n’en comporte pas paraît immédiatement suspecte », souligne Mathilde Ramadier, auteure de Bienvenue dans le nouveau monde. Comment j’ai survécu à la coolitude des start-up (Premier Parallèle, 2017).
Durant ses années passées à travailler dans une jeune pousse berlinoise, Mathilde Ramadier a pu éprouver les effets concrets de l’happycratie. Elle a vite compris que le bonheur qu’on exigeait d’elle ne consistait pas à se vautrer dans une félicité contemplative à la Alexandre le Bienheureux, mais à participer à une vaste comédie de bureau, pas si éloignée de Truman Show (Peter Weir, 1998). « La DRH connaissait notre date d’anniversaire et s’occupait d’organiser une “surprise” le jour J, en général un gâteau au chocolat décongelé accompagné d’un coupon de réduction Amazon, se souvient-elle. En réalité, il n’y avait aucune spontanéité ni même de sincérité derrière tout cela. Les apéros hebdomadaires et autres activités étaient également inévitables, pour ne pas dire obligatoires. En entreprise, on ne veut pas votre bonheur pour votre bonheur, mais pour vous faire tenir, pour que vous restiez bien productif. Tout cela n’est en somme qu’un bonheur factice, un peu comme le bien-être procuré par la consommation d’antidépresseurs. »
Cette fiction contraignante ne se cantonne pas à la sphère professionnelle, ayant trouvé avec les réseaux sociaux un puissant vecteur de contamination des consciences. Abreuvés au quotidien d’images de vacances idéales et d’apéritifs édéniques, nous nous retrouvons dès lors à portée de tir du bonheur de chacun. Une étude menée par Mai-Ly Steers, chercheuse de l’université de Houston, a montré que le fait d’être exposé, par le biais de Facebook, au bonheur des autres accentuerait même, en raison de la tendance à se comparer socialement, le risque de dépression.
Au final, si l’on y réfléchit un peu, personne ne nous a vraiment demandé si nous voulions de ce bonheur-là, de cette pseudo-transcendance émotionnelle poussivement suscitée par des bouquins de parcours de vie à la typographie enfantine et par de déprimantes soirées karaoké passées à chanter Y’a d’la joie. Dans une série d’entretiens accordés à Noël Simsolo, en 1982, Serge Gainsbourg déclarait : « L’idée du bonheur m’est étrangère, je ne la conçois pas, donc je ne le cherche pas. » No comment.

LE MONDE, 12 mars 2020, par Florent Georgesco


« Les Maladies du bonheur », d’Hugues Lagrange : du malheur d’être moderne

Anxiété, alcoolisme, drogues… Le sociologue dresse un ambitieux et stimulant tableau clinique des troubles qui accablent les Occidentaux.

Parmi les innombrables manières que nous avons de tomber malades, les grandes épidémies, au long du XXe siècle, n’ont cessé de refluer, et leur part dans la gamme de nos maux est désormais minoritaire presque partout dans le monde. Il n’est pas certain que le moment présent soit idéal pour le rappeler. En ouvrant son nouvel essai, Les Maladies du bonheur, sur cette évidence, Hugues Lagrange met pourtant en lumière ce qu’il faut bien considérer comme une des transformations les plus décisives de la condition humaine dans l’histoire récente.
Désormais, écrit le sociologue, chercheur au CNRS, « le sort commun est fait de maladies individualisées – cancers, maladies cardiovasculaires, diabètes et, dans la foulée, pathologies mentales et comportementales ». Les maux, quittant la sphère transcendante de la fatalité collective, ont gagné le territoire de l’intime. Aussi sont-ils devenus un lieu d’observation anthropologique capital, trop peu exploré encore par les sciences sociales, une lacune qu’Hugues Lagrange semble avoir voulu compenser d’un coup dans ce livre aussi passionnant qu’irritant, qui frise souvent le trop-plein.

Troubles mentaux et comportementaux

Il s’agit ni plus ni moins que d’établir un tableau clinique de l’humanité contemporaine, en tout cas en Europe et aux Etats-Unis. De quoi souffre aujourd’hui l’homme occidental ? Les données recueillies, nombreuses, précises, touchent à l’histoire médicale et sociale, à la biologie, à la génétique, à la neurologie, à la psychiatrie, à la sociologie. L’ambition est vaste, et l’on ne peut qu’admirer l’élan qui porte cette enquête, à défaut d’être convaincu par l’ensemble de ses résultats.
En ressort une pression permanente des troubles mentaux et comportementaux – anxiété, dépression, alcoolisme, usage de drogues licites ou non… Maux et miroirs du siècle, ils relient, selon Hugues Lagrange, « le social et l’individuel, le subjectif et le somatique ». Les analyser n’a donc de sens que si l’on ouvre « les boîtes noires de nos malheurs » en sondant « les mœurs des modernes ».
L’enquête avance dès lors d’un cran. Le diagnostic est établi, place à l’étiologie – la recherche des causes – de la modernité occidentale, qu’Hugues Lagrange résume à une forme de désinstitutionnalisation : échappant progressivement aux « formes stables » d’appartenance, nous serions devenus seuls responsables de nos vies. Et fort angoissés de l’être. La modernité a apporté l’autonomie, a réduit la pauvreté, presque multiplié par deux en un siècle l’espérance de vie à la naissance, mais nous voilà, selon l’auteur, malades de nos conquêtes mêmes. Telles seraient les « maladies du bonheur » : des pathologies de la responsabilité, et de la solitude où nous a jetés l’effacement des cadres.
L’inégalité, à cette lumière, paraît encore plus cruelle. Si nous sommes censés être la cause de notre destin, que penser de nos échecs ? Or, plus la connaissance génétique avance, plus semble importante la part de l’héritage dans nos dispositions et nos aptitudes. Une contradiction se fait alors jour au cœur de l’idée de liberté, que le sociologue finit par considérer comme une quasi-fiction. Du moins estime-t-il qu’elle sert à justifier des inégalités qui en réalité prennent source en deçà des choix individuels.

Redonner le sens du destin commun

Reste donc à prescrire un traitement. « Réinstituer l’homme », lui redonner le sens du destin commun, chercher les voies d’une compensation des inégalités : les pistes qui mèneraient à l’instauration d’une « société décente » découlent directement du diagnostic et de l’étiologie. C’est d’ailleurs leur faiblesse, tant elles paraissent en quelque sorte déduites de ce qui précède, et former un système.
Tout se passe comme si, arrivé au terme de son enquête, l’auteur en oubliait la nature ouverte, hypothétique, comme si, sans doute obnubilé par la masse des données exploitées, il ne voyait plus qu’elles n’en restent pas moins parcellaires – il faudrait, par exemple, un tableau clinique de l’ère prémoderne aussi précis que celui de la modernité pour s’assurer, par comparaison, que celle-ci a bien donné naissance aux maux recensés, lequel, bien sûr, ne saurait exister.
Les Maladies du bonheur ne nous révèle pas la vérité de notre temps. Il ne nous donne donc pas non plus le moyen d’en guérir les pathologies médicales, morales ou politiques. Il apporte quelque chose qui, parce que cela au moins n’est pas chimérique, se révèle beaucoup plus précieux : une approche neuve, stimulante, nécessairement imparfaite et par bribes, des formes que prend la vie, aujourd’hui, en Occident.

L’EXPRESS, 12 mars 2020, propos recueillis par Claire Chartier et Matthieu Scherrero


« Pour être heureux, osez être vous-même »

En multipliant les normes et les injonctions, la société engendre de profondes frustations. Le philosophe Fabrice Midal explique comment se réconcilier avec soi et le monde.

Impossible de le manquer dans la grisaille parisienne. Fabrice Midal arrive, tout de jaune poussin vêtu. Philosophe, écrivain, éditeur, il s’applique à lui-même les conseils qu’il prodigue aux autres et ça lui réussit. Foutez-vous la paix!, paru en 2017, approche les 120000 exemplaires. Le suivant, Sauvez votre peau! Devenez narcissique, publié en janvier, suit les mêmes courbes. L’Express l’a rencontré pour une petite leçon de sagesse.

Quelle est votre définition du bonheur? 
Enfant, on m’expliquait que je serais heureux à condition d’avoir bien travaillé. Le bonheur était en quelque sorte la cerise sur le gâteau de l’existence. En réalité, c’est l’inverse: c’est lorsque je suis heureux que je travaille bien. Les enseignements de la psychologie positive, que j’ai contribué à introduire en France, nous ont aidés à changer notre vision des choses. Elle s’attache à définir les conditions d’une « vie bonne » en se fondant notamment sur les écrits d’Aristote dans l’Ethique à Nicomaque.
Qu’est-ce qui fait qu’une vie est accomplie? L’une des clefs, c’est de se sentir appartenir à la communauté des humains. Réduire le bonheur au seul bien-être est une erreur. On peut ainsi accompagner un parent malade et vivre des moments heureux malgré les circonstances douloureuses: la profondeur de la relation, le sens de ce que l’on fait alors, procurent un sentiment de plénitude.

« La tyrannie des normes et des moyennes »

Il serait donc lié à la paix intérieure?
Oui, mais gare au contresens. Ce sentiment de paix implique un effort pour que tout soit rassemblé avec justesse. Il ne correspond en rien à l’idéal véhiculé en Occident depuis l’époque d’Epicure et des stoïciens. Il n’est pas ce calme reposant sur une vision étroite, terne et donc fausse de la vie. Cette idée que je serai vraiment vivant si je ne ressens plus rien, quel cauchemar! La paix n’implique pas de se prémunir du tumulte des émotions, de la vie. Elle est au contraire une façon d’entrer en rapport, de façon patiente et douce, avec l’ensemble de la réalité.

Les injonctions à être parfait, à respecter des normes, sont-elles autant d’obstacles au bonheur?
Même si elles ne sont plus patriarcales ni sociales, mais plutôt comportementales et économiques, elles continuent de peser sur nous. Todd Rose, chercheur à Harvard, a ainsi écrit sur la tyrannie des normes et des moyennes. Il rappelle que les gens correspondant vraiment à des données ou des standards « moyens » peuvent ne représenter que 3 ou 4% de la population! Industriels et politiques tendent à simplifier la réalité pour faire en sorte que tout rentre dans des cases. Je suis le premier partisan de l’efficacité. Mais la manière dont on nous dit qu’il faut être efficace en rationalisant tout, en nous mettant sous pression, nous rend fous.

« L’altruisme vécu comme un sacrifice est une impasse »

N’y a-t-il pas, dans la pensée judéo-chrétienne, l’idée qu’il faut se sacrifier pour être heureux -ou du moins être sauvé?
C’est encore très présent. Ne sous-estimons pas non plus l’influence de la pensée kantienne. Selon Kant, un acte moral est un acte désintéressé, dans lequel je n’éprouve ni joie ni bonheur. Donc si aider quelqu’un me fait du bien, ce n’est plus un acte moral…
Si je dis à mes lecteurs « soyez narcissiques », c’est parce que je pense au contraire que l’altruisme vécu comme un sacrifice est une impasse. Il est légitime qu’un acte moral nous accomplisse. On fait culpabiliser les individus en leur répétant qu’ils sont trop tournés vers eux-mêmes, mais c’est faux. Ils ont le sentiment de n’en faire jamais assez et en souffrent.

Le narcissisme serait donc la solution?
Je pense que les gens vont très mal. Autour de moi je vois des épidémies de burn out, des personnes qui se sont sacrifiées au travail, brûlées de l’intérieur, incapables de se lever. Il leur faut des mois pour se reconstruire. Dans mon livre, je les invite à quelque chose de beaucoup plus profond que la recherche du bien-être. Je n’encourage pas à la vanité, à se regarder le nombril -ça, c’est un mécanisme de protection-, mais à oser être soi, à avoir confiance dans ce qui nous habite.

« L’idéologie dominante proscrit le fait de s’occuper de soi »

Le titre de votre dernier livre peut induire en erreur…
J’assume cette provocation. Si « narcissique » est perçu comme un terme péjoratif, c’est que l’idéologie dominante proscrit le fait de s’occuper de soi. Je m’inscris dans la lecture du mythe de Narcisse qu’effectue Lou Andreas-Salomé, l’égérie de Nietzsche et de Rilke. D’après elle, le lac dans lequel se mire le jeune homme reflète aussi la nature. Et il y voit l’unité entre lui et le monde. Sa démarche n’est pas égocentrique.  On peut parler de soi sans être coupé des autres et du collectif. Si l’on dénie à quelqu’un la nécessité narcissique de se réaliser dans des actions qui ont du sens pour lui, on l’amène à se réfugier dans des choses qui ne le combleront pas, comme la recherche de ce fameux bien-être.

« Plus je veux devenir efficace, moins je le suis »

En quoi la méditation peut-elle nous aider?
Il faut d’abord dire ce qu’elle n’est pas. Cette pratique a été trop souvent dévoyée. Ce n’est pas un exercice d’introspection, ni un moyen de se calmer ou un anxiolytique. Quand la mer est calme, les bateaux n’avancent plus! Ce n’est pas non plus un outil de productivité! Plus je veux devenir efficace, moins je le suis.
En réalité, elle donne les moyens de s’engager, de prendre des risques, de s’ouvrir. Lorsque je l’enseigne, je fais parfois écouter aux participants un morceau de musique. Puis je le repasse en leur demandant de se concentrer sur leur ressenti, de laisser venir les pensées, de ne pas s’en vouloir si celles-ci les distraient… Je leur demande ensuite s’ils font une différence entre les deux écoutes. Ils disent que la seconde les a bouleversés, qu’ils étaient davantage en rapport avec la musique. Personnellement, la méditation m’a aidé à faire face aux difficultés de la vie avec plus de douceur, de curiosité et de courage.

Vos succès et la notoriété ont-ils contribué à votre propre bonheur?
Non. Mais j’ai écrit ce livre différemment de mes précédents ouvrages: en me « foutant la paix », justement. En m’autorisant à être comme je suis. Et peut-être ce succès est-il la traduction d’un bonheur personnel préalable…

LE MONDE, 12 mars 2020, par Florent Georgesco


« Les Maladies du bonheur », d’Hugues Lagrange : du malheur d’être moderne

Anxiété, alcoolisme, drogues… Le sociologue dresse un ambitieux et stimulant tableau clinique des troubles qui accablent les Occidentaux.

Parmi les innombrables manières que nous avons de tomber malades, les grandes épidémies, au long du XXe siècle, n’ont cessé de refluer, et leur part dans la gamme de nos maux est désormais minoritaire presque partout dans le monde. Il n’est pas certain que le moment présent soit idéal pour le rappeler. En ouvrant son nouvel essai, Les Maladies du bonheur, sur cette évidence, Hugues Lagrange met pourtant en lumière ce qu’il faut bien considérer comme une des transformations les plus décisives de la condition humaine dans l’histoire récente.
Désormais, écrit le sociologue, chercheur au CNRS, « le sort commun est fait de maladies individualisées – cancers, maladies cardiovasculaires, diabètes et, dans la foulée, pathologies mentales et comportementales ». Les maux, quittant la sphère transcendante de la fatalité collective, ont gagné le territoire de l’intime. Aussi sont-ils devenus un lieu d’observation anthropologique capital, trop peu exploré encore par les sciences sociales, une lacune qu’Hugues Lagrange semble avoir voulu compenser d’un coup dans ce livre aussi passionnant qu’irritant, qui frise souvent le trop-plein.

Troubles mentaux et comportementaux

Il s’agit ni plus ni moins que d’établir un tableau clinique de l’humanité contemporaine, en tout cas en Europe et aux Etats-Unis. De quoi souffre aujourd’hui l’homme occidental ? Les données recueillies, nombreuses, précises, touchent à l’histoire médicale et sociale, à la biologie, à la génétique, à la neurologie, à la psychiatrie, à la sociologie. L’ambition est vaste, et l’on ne peut qu’admirer l’élan qui porte cette enquête, à défaut d’être convaincu par l’ensemble de ses résultats.
En ressort une pression permanente des troubles mentaux et comportementaux – anxiété, dépression, alcoolisme, usage de drogues licites ou non… Maux et miroirs du siècle, ils relient, selon Hugues Lagrange, « le social et l’individuel, le subjectif et le somatique ». Les analyser n’a donc de sens que si l’on ouvre « les boîtes noires de nos malheurs » en sondant « les mœurs des modernes ».
L’enquête avance dès lors d’un cran. Le diagnostic est établi, place à l’étiologie – la recherche des causes – de la modernité occidentale, qu’Hugues Lagrange résume à une forme de désinstitutionnalisation : échappant progressivement aux « formes stables » d’appartenance, nous serions devenus seuls responsables de nos vies. Et fort angoissés de l’être. La modernité a apporté l’autonomie, a réduit la pauvreté, presque multiplié par deux en un siècle l’espérance de vie à la naissance, mais nous voilà, selon l’auteur, malades de nos conquêtes mêmes. Telles seraient les « maladies du bonheur » : des pathologies de la responsabilité, et de la solitude où nous a jetés l’effacement des cadres.
L’inégalité, à cette lumière, paraît encore plus cruelle. Si nous sommes censés être la cause de notre destin, que penser de nos échecs ? Or, plus la connaissance génétique avance, plus semble importante la part de l’héritage dans nos dispositions et nos aptitudes. Une contradiction se fait alors jour au cœur de l’idée de liberté, que le sociologue finit par considérer comme une quasi-fiction. Du moins estime-t-il qu’elle sert à justifier des inégalités qui en réalité prennent source en deçà des choix individuels.

Redonner le sens du destin commun

Reste donc à prescrire un traitement. « Réinstituer l’homme », lui redonner le sens du destin commun, chercher les voies d’une compensation des inégalités : les pistes qui mèneraient à l’instauration d’une « société décente » découlent directement du diagnostic et de l’étiologie. C’est d’ailleurs leur faiblesse, tant elles paraissent en quelque sorte déduites de ce qui précède, et former un système.
Tout se passe comme si, arrivé au terme de son enquête, l’auteur en oubliait la nature ouverte, hypothétique, comme si, sans doute obnubilé par la masse des données exploitées, il ne voyait plus qu’elles n’en restent pas moins parcellaires – il faudrait, par exemple, un tableau clinique de l’ère prémoderne aussi précis que celui de la modernité pour s’assurer, par comparaison, que celle-ci a bien donné naissance aux maux recensés, lequel, bien sûr, ne saurait exister.
Les Maladies du bonheur ne nous révèle pas la vérité de notre temps. Il ne nous donne donc pas non plus le moyen d’en guérir les pathologies médicales, morales ou politiques. Il apporte quelque chose qui, parce que cela au moins n’est pas chimérique, se révèle beaucoup plus précieux : une approche neuve, stimulante, nécessairement imparfaite et par bribes, des formes que prend la vie, aujourd’hui, en Occident.

L’EXPRESS, février 2018, par Stéphanie BENZ


Neurosciences: sérotonine vs dopamine, la chimie du bien-être

En décortiquant toujours plus le fonctionnement de notre cerveau, les scientifiques dévoilent les constituants biologiques de la plénitude, mais aussi ce qui met en péril cet état de grâce.

Et si, en matière de bonheurles formidables avancées des neurosciences ces dernières décennies revenaient à valider… les leçons des grands philosophes du passé? Epicure en premier lieu -non pas pour l’hédonisme et la quête effrénée du plaisir, qui lui ont été attribués à tort, mais pour tout ce qui faisait le coeur de sa philosophie érigée en art de vivre: donner plutôt que recevoir, se contenter de peu, vivre pleinement l’instant présent, cultiver l’amitié autour de soi

Nombre d’antidépresseurs agissent en accroissant le taux de sérotonine

« Nous savons aujourd’hui que ces comportements participent à la production de sérotonine dans le cerveau », constate Pierre-Marie Lledo, directeur du département neurosciences de l’Institut Pasteur. Ce neurotransmetteur, impliqué dans le sentiment de plénitude et de contentement, se révèle essentiel à la régulation de nos humeurs: un cerveau baignant dans la sérotonine est indiscutablement un cerveau heureux. D’ailleurs, nombre de traitements de la dépression, à commencer par le plus célèbre d’entre eux, le Prozac, agissent en accroissant le taux de sérotonine dans notre encéphale.

A l’inverse, les neurosciences nous apprennent qu’il existe aussi une chimie particulière du mal-être, antagoniste à la production de cette précieuse molécule. Une chimie que nos sociétés occidentales semblent particulièrement enclines à favoriser. Ainsi en va-t-il de la dopamine, liée dans notre cerveau au plaisir et au circuit de la récompense.

Un neurotransmetteur indispensable à la survie de l’espèce, sans lequel nous perdrions tout simplement le goût de vivre, mais qui, aujourd’hui, se retourne contre nous, selon la thèse développée par le scientifique américain Robert Lustig : « La récompense, c’est ce qui nous pousse à agir: si nous n’aimions pas la nourriture et le sexe, nous ne mangerions pas et ne nous reproduirions pas. […] Mais quand la récompense devient notre but premier, elle fait le lit de l’addiction, qui est l’exact opposé du bonheur », écrit-il dans un ouvrage magistral récemment publié aux Etats-Unis, The Hacking of the American Mind (Penguin, non traduit).

Gare à la dictature des satisfactions éphémères

Or aujourd’hui, explique ce chercheur, nous sommes bel et bien sous l’emprise de la dopamine, générée par l’abondance de tout ce qui procure un plaisir immédiat — aliments sucrés, alcool, voire réseaux sociaux… Des sensations fugaces payées au prix fort: « Tout ce qui conduit à la hausse de la dopamine entraîne directement ou indirectement une diminution de la sérotonine », note Robert Lustig. Autrement dit, une diminution du bien-être. Entre excès de plaisirs et bonheur, il va falloir choisir!

Si en plus on mise sur ces satisfactions éphémères pour espérer échapper au stress, alors le cocktail devient franchement délétère. Le stress chronique constitue en effet l’autre grande menace pesant sur notre bien-être. Cet état, dont de nombreuses études montrent qu’il touche une part croissante de la population, affecte souvent le sommeil. Avec à la clef, là aussi, plus de dopamine et moins de sérotonine.

Le stress et les effets néfastes du cortisol

Mais il y a pire: ce stress se traduit également par une hausse du taux de cortisol dans notre organisme. En petite quantité, cette hormone permet de réagir face à un danger. Grâce à elle, par exemple, nos ancêtres préhistoriques détalaient à la vue d’un félin. Secrétée de façon permanente, elle devient au contraire néfaste: « Sous son emprise, le cerveau se ‘gèle’ littéralement. Les synapses, ces connexions entre les neurones normalement en perpétuel réarrangement, ne parviennent plus à évoluer en fonction des sollicitations extérieures », constate Pierre-Marie Lledo.

Dans ces conditions, notre capacité à mémoriser et surtout à nous adapter à notre environnement disparaît aussi, faisant le lit de l’anxiété, voire du burn-out. « Le stress chronique se révèle, de fait, incompatible avec la production de sérotonine, qui dépend également beaucoup de notre capacité à agir face à l’adversité, mais aussi à donner du sens au changement, à pouvoir se projeter dans l’avenir tout en simulant les conséquences positives de nos actions présentes sur notre futur », souligne ce neuroscientifique. Confirmant au passage les préceptes d’un autre grand penseur antique, Sénèque, selon lequel « il n’y a pas de vent favorable pour celui qui ne sait où il va »…

Méditation, yoga et massages favorisent la production de sérotonine

Pour nous aider à nous sortir des affres de la vie moderne, c’est encore à un sage des temps anciens que les neurosciences nous renvoient aujourd’hui: Bouddha, notamment pour son éloge de la méditation. « Un nombre croissant de recherches suggère qu’elle peut aider à développer un sentiment de bien-être général, voire contribuer à traiter la dépression, en apprenant à mieux résister au stress et aux impulsions, et à se libérer de la rumination« , souligne Antoine Lutz, spécialiste de l’étude de l’effet de cette pratique sur le cerveau (Centre de recherches en neurosciences de Lyon, Inserm).

Chez les méditants les plus chevronnés, l’activité et la structure de l’encéphale se modifient: certaines aires liées à la sensibilité au stress et à la peur (amygdale) s’amincissent, tandis que celles impliquées dans l’attention et la régulation des émotions (l’insula et le cortex préfrontal) semblent gagner en volume. « Or l’insula joue un rôle dans l’empathie et la bonne compréhension de ses propres états émotionnels et de ceux d’autrui, qui sont autant d’ingrédients essentiels aux relations sociales, elles-mêmes nécessaires au bien-être », précise Philippe Fossati, neuro-psychiatre à l’Institut du cerveau et de la moelle épinière.

Les dernières découvertes sur les liens entre l’encéphale et le corps contribuent à expliquer ces effets de la méditation. « Loin d’être isolé, le cerveau décrypte en permanence les signaux chimiques et électriques envoyés par l’organisme. Si vous montez des marches rapidement parce que vous êtes en retard à un rendez-vous, vous allez arriver tout haletant, et vous risquez de perdre vos moyens, car votre corps indique à votre cerveau la présence d’un danger », explique Pierre-Marie Lledo.

En revanche, en respirant doucement, lentement, en synchronisant respiration et rythme cardiaque, l’organisme adresse à l’encéphale, via le nerf vague, le message que tout va bien. Là aussi, la production de sérotonine en sera favorisée -tout comme, par exemple, avec le yoga et les massages. Comme quoi, à en croire les neurosciences, il en faut vraiment peu pour être heureux…

LE MONDE, octobre 2016, par Annie KAHN


Bonheur contraint, malheur certain

Il faudrait être tout le temps heureux et épanoui, y compris au travail. Mais cette injonction au bien-être perpétuel, devenue une tendance lourde des services de ressources humaines dans certaines entreprises, peut s’avérer contre-productive.

Après l’engouement suscité par les nombreuses publications consacrées au bonheur au travail, le balancier repartirait-il dans l’autre direction ? Sous le titre Against happiness (« Contre le bonheur »), l’auteur de la renommée chronique Schumpeter du magazine britannique The Economist du 24 septembre s’élève contre cet oukase, qui voudrait faire du bonheur une nouvelle norme.
Cette rubrique de notre confrère britannique étant bien souvent annonciatrice de tendance, il importe d’y prêter attention. L’auteur s’y moque des « jolly good fellows » (« bons camarades ») de Google, chargés de diffuser bonne humeur et empathie parmi les salariés. Ou de ces directeurs des relations humaines transformés en « chief happiness officers » (« chefs du bonheur »), selon leur carte de visite.
Ils ne sont plus des exceptions. De nombreux consultants, organisateurs de séminaires et autres conférenciers ont fait de l’initiation à cette attitude managériale un business rentable et prêchent la bonne parole. Ce qui en accélère la diffusion.
On pourrait s’en réjouir s’il n’y avait effectivement que des bons côtés à l’affaire. Mieux vaut travailler dans la joie et la bonne humeur. Sans aucun doute. Mais ce n’est évidemment pas toujours le cas. Car, quand le bonheur devient un objectif à atteindre, au sens business du terme, c’est-à-dire, à plus ou moins longue échéance, un critère qui pourra être quantifié et sur lequel chacun pourra être jugé, il y a danger.
Le superbe film Divines vient nous le rappeler. Dans une des premières scènes, l’héroïne, Dounia, se rebelle contre ce sourire qu’on veut lui imposer à elle et aux autres élèves de cette formation pour hôtesse d’accueil. Elle exprime une situation bien réelle. De très nombreuses études universitaires ont démontré à quel point les injonctions à se montrer heureux peuvent s’avérer douloureuses…
On pourra prétexter que les métiers analysés sont souvent des métiers de service mal considérés, mal rémunérés (hôtesse d’accueil comme Dounia, mais aussi serveuse, caissière, vendeuse…) et que cette « souffrance émotionnelle » leur est propre. Qu’il en serait tout autrement pour des postes de cadre plus intéressants à tout point de vue. Car il est différent d’afficher un sourire forcé face à une clientèle – cas de l’hôtesse – et d’être heureux sans avoir à le manifester physiquement en permanence, face à son écran d’ordinateur.

Comportements délétères

On pourrait aussi argumenter que ce qui est compréhensible, car rationnel, pour des professionnels du ­service, en contact permanent avec la clientèle qu’il importe de bien ­accueillir, ne l’est pas pour nombre d’autres professions, qui n’ont aucune relation avec l’extérieur. Et que la pression à la bonne humeur affichée serait donc moindre dans ces métiers aux faibles dimensions commerciales. Il n’en est rien, dans la mesure où l’idée que le bien-être au travail ­améliore la productivité, dans tous les secteurs d’activité et pour toutes les fonctions, a été amplement ­démontrée et est donc bien ancrée dans les esprits.
Ce qui est évidemment une conclusion encourageante ! A condition qu’elle ne conduise pas à des comportements délétères, selon lesquels pour avoir de bons résultats il faut être heureux au boulot. Et gare aux employés qui n’y parviendraient pas. Et à leurs manageurs. Car, alors, paradoxalement, ne pas être heureux deviendrait un manque, une faiblesse, un défaut à éliminer pour ne pas nuire à l’équipe toute entière.
La bonne nouvelle, c’est que, les dirigeants français étant particulièrement éloignés de cet objectif de bien-être professionnel, tout excès en la matière, dans l’Hexagone, est peu probable. Il n’y aurait donc pas péril en la demeure. Dans leur rapport « La qualité de vie au travail : un levier de compétitivité », publié le 11 octobre par La Fabrique de l’industrie, Terra Nova et l’Anact – disponible gratuitement en ligne –, les auteurs, Emilie Bourdu, Marie-Madeleine Péretié et Martin Richer, analysent les résultats d’une étude de France Stratégie qui fait apparaître les piètres caractéristiques du « management à la française » en matière de qualité de vie au travail.
Ainsi en est-il, par exemple, de la faculté de rendre chacun responsable et ­autonome. « Le développement de l’autonomie se heurte à un point faible de la relation de travail en France : sa très forte imprégnation de distance hiérarchique », expliquent-ils. Leur conclusion est, donc, très mesurée. « Plutôt que de demander aux entreprises de faire le bonheur des salariés, mieux vaut exiger d’elles d’agir sur ce qu’elles maîtrisent : le travail et son organisation. »
Le coup de barre nécessaire aux dirigeants français pour améliorer leur score ne devrait ainsi pas provoquer de sortie de route.

LE FIGARO, 16 février 2019, par Paul SUGY


«L’idéologie du bien-être anesthésie notre liberté!»

Selon le philosophe Benoît Heilbrunn, le bien-être a été substitué au bonheur et prévaut désormais comme un impératif absolu. Devenu un objectif de marketing, il est au cœur d’une idéologie qui promeut la recherche du confort sensoriel et endort ainsi peu à peu la liberté des individus.

«Le bonheur», écrivez-vous, «est une des promesses non tenues de la modernité». Pourquoi?
Benoît HEILBRUNN.- La modernité s’appuie sur des grands récits qui sont notamment le progrès, la liberté et le bonheur. La plupart des hommes des Lumières – et notamment Condorcet – sont en effet convaincus que le progrès technique est synonyme de progrès moral et que l’homme est capable en comprenant les ressorts du bonheur de vivre plus heureux. Il n’y a d’ailleurs pas de siècle qui ne se soit plus intéressé à la question du bonheur que celui des Lumières. Pour les hommes du XVIIIe siècle, il existe un lien évident, intime entre la liberté et le bonheur. Non seulement la liberté est le fondement d’un nouveau projet politique émancipateur, mais elle est aussi le maillon essentiel d’un contrat qui va structurer la société de consommation et qui postule que le libre choix est la condition sine qua non du bonheur ; c’est d’ailleurs pourquoi certains, assimilant la société au marché, ont fait du marketing (synonyme du libre choix des marchandises) un garant de la démocratie.
Mais force est de constater que la modernité n’a pu tenir ses promesses de félicité: l’homme n’a pas fait de progrès historique significatif quant au bonheur. Les mesures montrent que nous ne sommes pas plus heureux que nos ancêtres, alors que nous disposons de plus de temps libre, de davantage de loisirs et d’une espérance de vie plus élevée grâce aux progrès de la médecine. La quête du bonheur est donc – avec la perte des illusions quant à la possibilité d’un progrès moral – l’un des échecs évidents du projet des Lumières. Mais que promettre aux individus si le bonheur n’est plus un horizon plausible? Le capitalisme a trouvé une réponse on ne peut plus claire à cette question: il s’agit de proposer à des individus globalement incapables d’être heureux un avatar qui est le bien-être. Toutefois, alors que le bonheur est un état durable qui induit l’idée de désir, d’attente et de perspective, le bien-être est une émotion passagère qui est essentiellement sensorielle. C’est pourquoi il y a une tradition philosophique du bonheur, mais pas du bien-être.

Or le bien-être, comme l’argent, ne fait donc pas le bonheur ?
Contrairement à ce que véhicule le fameux dicton, l’argent fait bel et bien le bonheur… mais jusqu’à un certain point. Comme l’a montré l’économiste Richard Esterlin dès les années 60, une augmentation du revenu s’accompagne d’un accroissement du bonheur individuel jusqu’à un revenu de l’ordre de 50 000 dollars, puis a tendance à stagner ensuite. Autrement dit, un revenu supérieur à ce seuil ne permet pas d’accroître significativement son niveau de félicité.
Mais l’essentiel n’est pas là. L’économie du bonheur est structurée par l’idée que les facteurs externes n’ont finalement pas de prise sur le bonheur des individus. La psychologie hédonique promeut l’idée que le revenu et les circonstances extérieures influent peu sur le niveau de bonheur perçu d’un individu. Cela signifie que l’on fait entièrement porter aux individus le poids de leur malheur. Non seulement ils sont tenus pour responsables s’ils ne se sentent pas heureux, mais en plus de cela on les culpabilise de ne pas être heureux dans une société qui valorise justement le bonheur comme une quête indiscutable. C’est donc le système de la double peine dont la technologie sous-jacente n’est autre que le marketing… Car finalement, qu’est-ce que le marketing? C’est une technologie surpuissante qui fait miroiter la félicité aux individus, tout en leur montrant en permanence qu’ils ne sont pas heureux car non conformes à ce qu’il faudrait être ou ce qu’ils voudraient être. Le marketing est cette mécanique insidieuse qui fragilise psychologiquement les individus en leur signifiant en permanence un écart entre une situation désirée et leur condition réelle d’existence. Cet écart incessamment creusé par l’imagerie et les discours de marques permet, par un effet de miroitement, de vendre du plaisir ou du bien-être en les faisant passer pour du bonheur. Ce tour de passe-passe qui renforce l’insatisfaction pour relancer le désir consommatoire et qui confond sournoisement le plaisir, le bonheur et le bien-être est le moteur essentiel du capitalisme émotionnel, c’est-à-dire d’un capitalisme qui considère que l’utilité de consommation se réduit à l’émotionnalisation de la marchandise.
Je soutiens l’idée que le bien-être est devenu la marchandise iconique d’un capitalisme émotionnel qui a définitivement renoncé au bonheur comme horizon et comme projet de société.

Vous citez régulièrement Tocqueville, comme un témoin privilégié de ce changement de paradigme…
Tocqueville est effectivement très frappé lors de son voyage en Amérique par l’importance considérable prise par ce qu’il appelle le «Dieu confort» auquel nous vouons selon lui un culte immodéré. La recherche du confort est l’une des caractéristiques majeures des sociétés démocratiques. L’amour du bien-être est selon lui une passion que l’égalité dépose dans le cœur de chacun. C’est bel et bien le trait saillant et indélébile des âges démocratiques. Mais c’est aussi le premier à comprendre la dimension anesthésiante du bien-être. La poursuite du bien-être est, nous dit-il, centrée sur des intérêts égoïstes qui tendent à nous faire craindre toute manifestation de liberté. C’est pourquoi le fait que le bien-être devienne un horizon est le ferment d’une possible tyrannie, dans la mesure où quand l’on jouit du bien-être, c’est la peur d’être dérangé qui devient la principale préoccupation. Autrement dit, la passion du bien-être n’incite pas à la révolte et au combat. La jouissance du bien-être nous conduit selon lui à la recherche d’un gouvernement autoritaire, seul capable de maintenir cette répartition des biens matériels. En fait, la jouissance du confort peut pousser l’individu à abdiquer sa liberté.

«L’obsession du bien-être» semble aussi une conséquence de l’entrée de l’Occident dans le matérialisme. Selon vous, c‘est ce qu’illustre l’aventure de Robinson Crusoë ?
Il faut faire attention à ce que recouvre la notion de matérialisme. Beaucoup l’assimilent à la possession de biens matériels, ce qui est en fait un contresens. Originellement le matérialisme est une philosophie qui ramène tout principe à la matière et ses modifications, rejetant de ce fait tout principe spirituel. L’aspiration au confort pose en effet la question de notre rapport à la matière, considérée sous l’angle de la nécessité. Avec l’essor de l’économie politique au XVIIIe siècle, on commence à se poser la question de savoir quelles sont les possessions irréductibles permettant de vivre décemment.
C’est en effet Daniel Defoe qui va le premier répondre à cette question, en montrant quels sont les biens absolument nécessaires à Robinson pour que celui-ci puisse vivre de façon confortable. Robinson se procure en priorité: des vivres, des vêtements, de l’alcool, des livres, du tabac, des outils en métal, de quoi fabriquer un toit ; il remplit même ses poches d’argent, ce qui est évidemment une critique larvée de la logique d’accumulation puisque l’échange monétaire n’est justement plus possible sur l’île. Robinson Crusoé annonce d’ailleurs l’une des problématiques essentielles d’une idéologie du confort, puisque c’est finalement le premier ouvrage littéraire à poser la question de la société en supposant un être humain qui est irréductiblement seul. Il ne s’agit plus de savoir comment vivre avec ses semblables, mais de poser la question de l’individu face aux biens matériels. Parmi ces biens, quels sont ceux qui vont justement le ré-conforter?

En quoi « l’injonction au bien-être » est-elle un subterfuge de la société de consommation ?
C’est un subterfuge, car il s’agit de prendre pour finalité ce qui ne devrait être qu’un moyen de l’existence. Notre culture est essentiellement téléologique – c’est-à-dire qu’elle conçoit nos comportements selon une articulation des moyens et des fins. C’est pourquoi les psychologues distinguent très clairement les valeurs instrumentales (les moyens) des valeurs terminales (celles qui ont leur fin en soi). Ainsi la fonctionnalité, la rapidité et la sécurité sont du ressort instrumental alors que l’amour, l’amitié et la liberté sont du ressort terminal. Or Milton Rokeach, qui fut le premier à établir cette distinction dans les années 60, signifia clairement que le confort était une valeur terminale, une fin en soi. C’est justement en considérant le confort comme une finalité que la société de consommation a pu transformer le bien-être en marchandises… en le faisant passer pour du bonheur, alors qu’il s’agit de vendre du plaisir.

Le bien-être est également devenu un objectif des politiques publiques, aussi bien qu’une notion-clé du management en entreprise. Vous le déplorez: pourquoi?
L’idéologie du bien-être prend notamment source dans la charte fondatrice de l’OMS, qui date de 1948, et qui étend le registre de la santé en considérant le bien-être dans sa dimension physique, psychologique et sociale. La conséquence de cette extension du domaine du bien-être est une psychologisation à outrance de la notion. Le bien-être devient un horizon indépassable de toute politique publique de santé et de société. D’où par exemple le déploiement d’une idéologie du care (mot anglais pour «sollicitude» ou «soin») dont certains ont même voulu faire un programme politique.
Que la décence ordinaire et l’attention à autrui soient des idéaux politiques incontournables ne me semble pas discutable! Par contre, ne nous leurrons pas sur l’instrumentalisation de cette idéologie par les organisations marchandes. La croyance selon laquelle les entreprises se préoccuperaient désormais du bonheur de leurs salariés (comme de l’environnement, d’ailleurs) est une fable, qui a pour seul objectif de suspendre notre incrédulité. Le bien-être a d’abord une valeur marchande, car c’est une marchandise émotionnelle dont on peut accroître la valeur économique dans une économie de l’expérience. Mais c’est aussi un moyen d’accroître l’efficience et la productivité des salariés. Un salarié qui se sent bien dans son environnement professionnel sera plus coopératif, plus performant et moins revendicatif. L’emprise du bien-être s’adosse bien évidemment à une idéologie de la performance. Le bien-être n’est pas le nouvel opium du peuple, mais il permet d’endormir les salariés et de désamorcer toute velléité d’opposition, car ce qui caractérise l’idéologie du bien-être, c’est bien l’horizon d’une société n’opposant plus guère de résistance. Le bien-être est le plus puissant des anesthésiants quand il devient une idéologie dominante.

Qu’est-ce que la « yogaïsation de l’Ouest » ? Et quels sont vos griefs à l’encontre du yoga ?
Je n’ai absolument aucun grief à l’encontre du yoga ; je questionne l’usage qu’en fait notre société rongée par le stress, le narcissisme et la vacuité. J’observe simplement, comme l’ont fait d’autres avant moi, qu’il est une pratique importée de l’Orient qui a été digérée par la culture occidentale en le travestissant de son sens originel. Le yoga a d’abord été vidé de sa dimension spirituelle et philosophique quand il a été importé en Occident à la fin des années 40. Or la «yogaïsation» fait partie de ces pratiques qui ne découplent pas le corps et l’esprit. Même si le yoga a été dans un second temps respiritualisé en Occident, il demeure une pratique quasi-sportive qui est une sorte de parenthèse, de respiration dans la vie de la plupart de ses adeptes. Il est souvent conçu (comme d’ailleurs la méditation) comme une pratique de détente et de décélération, dans une société anxiogène dans laquelle tout s’accélère. On décloisonne donc cette pratique de la vie séculière, ce qui est totalement aux antipodes de sa signification originelle.

L’arrivée du New Age souligne aussi un paradoxe: alors que l’Occident s’est largement sécularisé, nos contemporains semblent aspirés par une quête frénétique de spiritualité. En somme, c’est comme si le bien-être était une manière de faire descendre la promesse chrétienne du Ciel, mais sur Terre?
L’idéologie du bien-être est en effet une des conséquences de l’orientalisation de l’Occident. L’un des dispositifs de transfert culturel de cette pratique est sans conteste le New Age qui postule une spiritualisation de l’existence. Il s’agit de retrouver une sorte de source originaire, un soi qui serait authentique en se dégageant des affres de la matière et des perversions de la société de consommation. Donc c’est une quête d’un sacré, mais d’un sacré qui aurait exclu toute idée de transcendance et d’extériorité d’un Dieu tout-puissant.
Pour les adeptes du New Age, nous faisons partie d’un tout du fait d’une sorte d’équivalence de tous les êtres qui sont faits de la même matière. La conséquence de ce principe d’équivalence est que le sacré – et donc dieu – se loge en chacun de nous, en toute chose de l’existence. Tel est le principe des religions immanentes dont procède celle du bien-être. Mais à la différence du christianisme, il ne saurait y avoir de promesse et a fortiori de vie éternelle car c‘est une religion sans origine, sans récit et sans promesse. C’est pourquoi les adeptes de cette religion ne peuvent croire à l’immortalité et se focalisent sur la longévité. Quel terreau idéologique serait plus fertile pour nous vanter les mérites de la santé connectée…?

Selon vous enfin, le bien-être nous plonge dans une expérience intérieure, qui nous isole de l’Autre et renforce l’individualisme?
L’emprise du bien-être nous confronte à un monde sans autre dans lequel compte la seule expérience sensorielle et solipsiste. L’emprise du bien-être signe l’apologie d’un monde sans bord, dans lequel tout est finalement indifférencié car tout se vaut. C’et un monde qui délite justement l’individu au sens où l’autonomie de jugement, la pensée critique et la résistance caractériseraient justement ce qu’est un individu. C’est finalement l’ultime tour de passe-passe de l’économie du bien-être que de faire passer ce qui est en définitive de l’égoïsme pour de l’individualisme…

Qu’opposer au bien-être? C’est tout de même difficile de souhaiter moins de confort !
Le bien-être n’est pas répréhensible en soi. Le problème n’est pas le bien-être mais le fait qu’il soit devenu une finalité et un horizon indépassable. Or il n’est pas envisageable de construire un projet de société sur le confort ou le bien-être! Le bien-être sacrifie l’impulsion vitale à la conservation de soi. Il joue le repos de l’âme et du corps contre l’exploration et l’envie que quelque chose nous arrive. C’est cette puissance de dépense et d’action qui seule caractérise la grande vie, si l’on en croit Nietzsche.