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QU’EST-CE QUE LES LUMIÈRES ? : PARAGRAPHE 4

[Présentation de Kant] Kant (1724-1804) est un philosophe allemand de la période des Lumières. Son œuvre s’articule autour de trois questions :

  • « Que puis-je savoir ? » détermine une philosophie de la connaissance, avec en particulier son œuvre la plus importante, la « Critique de la raison pure ».
  • « Que puis-je faire ? » détermine une philosophie morale, avec en particulier la « Critique de la raison pratique » [« pratique » = en relation avec l’action donc avec la morale].
  • « Que puis-je espérer ? » détermine la méthode que Kant appelle « critique », à savoir que la raison doit parvenir à fixer ses propres limites, aussi bien dans le domaine de la connaissance que dans celui de la morale.

[Présentation du texte] Dans le texte « Qu’est-ce que les Lumières ? » publié en 1784, Kant :

  • caractérise les Lumières comme un progrès de l’humanité dans l’usage de la raison ;
  • puis il s’interroge sur les mécanismes qui maintiennent chaque individu et au-delà l’ensemble de l’humanité dans l’état de « minorité » (= de dépendance morale, d’absence d’autonomie morale) ;
  • il montre ensuite les limites nécessaires à la liberté d’expression pour que celle-ci ne soit pas source de conflits sociaux, avant de considérer cette question dans le cas particulier de la religion ;
  • enfin il insiste sur l’intérêt qu’ont les gouvernants à favoriser la liberté de penser et de s’exprimer des citoyens.

[4] Or, pour répandre ces Lumières, il n’est besoin de rien d’autre que de la liberté et à vrai dire de sa plus inoffensive manifestation, à savoir l’usage public de sa raison dans tous les domaines. Mais j’entends crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas ! ». Le militaire dit : « Ne raisonnez pas, faites vos exercices ! ». Le percepteur : « Ne raisonnez pas, payez ! ». Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez ! ». (Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise : « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! ») Dans tous ces cas il y a limitation de la liberté. Mais quelle limitation fait obstacle aux Lumières ? Et quelle autre ne le fait pas, voire les favorise peut-être ? Je réponds : l’usage public de notre raison doit toujours être libre, et lui seul peut répandre les Lumières parmi les hommes ; mais son usage privé peut souvent être étroitement limité, sans pour autant gêner sensiblement le progrès des Lumières. J’entends par « usage public de notre raison » celui que l’on fait en tant que savant devant le public qui lit. J’appelle « usage privé » de la raison celui qu’on a le droit de faire alors qu’on occupe telle ou telle fonction civile. En effet, pour diverses activités qui concernent l’intérêt de la communauté, un certain mécanisme est nécessaire qui oblige les membres de cette communauté à se comporter de manière strictement passive. Dirigés par le gouvernement au moyen d’une unanimité artificielle vers des fins publiques, les citoyens doivent à tout le moins être empêchés de s’opposer à ces fins. Dans ce cas il n’est pas permis de raisonner ; on doit au contraire obéir. »

Après avoir défini en introduction sa conception des Lumières (permettre à chacun de faire usage de sa raison, d’« oser savoir »), Kant a présenté les mécanismes qui contribuent à maintenir l’homme dans ce qu’il appelle « l’état de minorité » définie comme « l’incapacité de se servir de son entendement [= intelligence] sans être dirigé par un autre ». Si chacun est responsable de cet état et si « paresse et lâcheté sont les causes qui expliquent », il est difficile pour un individu donné de s’arracher par lui-même aux différentes autorités morales puisque ses efforts se heurteront aux préjugés du reste de la société, de sorte que ce n’est qu’à l’échelle d’une communauté (d’un «public») qu’il est possible de parvenir à l’émancipation des individus.
ans cette partie du texte, Kant considère la liberté de penser et de s’exprimer comme condition de l’émancipation de chacun hors de l’état de minorité et les limites qu’il faut néanmoins imposer à ces libertés.

Puisque l’incapacité à user de la raison entretenue par les autorités morales (les «tuteurs») est une des raisons pour lesquelles l’homme ne peut développer ses facultés rationnelles. Il se trouve, selon la métaphore utilisée dans la partie précédente, traité comme un bétail domestique et se réfugie lui-même volontiers dans cet enclos qu’est l’ensemble des règles et lois imposées par les «tuteurs». Il n’a pas le choix, puisqu’il ne sait faire usage de la seule faculté qui lui permettrait de choisir raisonnablement ses actions (en vue du bien). Il faut donc le placer dans des conditions telles qu’il soit en mesure d’utiliser sa raison, et donc lui donner suffisamment de liberté pour qu’il doive faire le choix de ses actions et à cette fin mobiliser sa raison : « pour répandre ces Lumières, il n’est besoin de rien d’autre que de la liberté ».
Et si laisser à chacun la liberté d’agir pourrait nuire à l’ensemble de la société, il y a néanmoins une forme de liberté qui pourrait s’avérer profitable à l’ensemble de la communauté : « sa plus inoffensive manifestation, à savoir l’usage public de sa raison dans tous les domaines ».  Si la liberté de penser par soi-même n’apparaît que comme «une inoffensive manifestation »  de la liberté individuelle, c’est que son usage (du moins tant qu’il demeure  purement intellectuel) ne peut aboutir pas comme une remise en cause violente (révolutionnaire) de l’ordre social, et donc comme un risque pour l’ensemble du corps social.

Or cette liberté de penser est est refusée  au citoyen : « Mais j’entends crier de tous côtés : « Ne raisonnez pas ! ». Le militaire dit : « Ne raisonnez pas, faites vos exercices ! ». Le percepteur : « Ne raisonnez pas, payez ! ». Le prêtre : « Ne raisonnez pas, croyez ! » ». Bref, toute la vie sociale s’organise autour d’un interdit : celui de faire usage de sa raison et donc de décider pour soi-même.
Néanmoins, Kant remarque qu’au moment où il écrit son opuscule, les choses commencent à changer, en particulier en Prusse où le roi Frédéric II a embrassé la philosophie des Lumières (il invite les plus grands philosophes, mathématiciens et physiciens d’Europe à séjourner à sa cour) : « Il n’y a qu’un seul maître au monde qui dise : « Raisonnez autant que vous voudrez et sur tout ce que vous voudrez, mais obéissez ! » » Mais Kant prend soin de souligner que si Fréréric II tolère la liberté de penser et de s’exprimer, il en fixe les limites, à savoir l’obéissance inconditionnelle aux lois. On peut donc critiquer certaines lois, réclamer leur transformation ou leur abrogation, mais tout en continuant à leur obéir tant qu’elles demeurent en vigueur. Ce n’est que lorsqu’elles auront effectivement eté transformées ou abrogées que l’on échappera à leur contrainte. La conservation de la société, la cohésion sociale, passe par l’isonomie du droit (les lois s’appliquent à tout et de la même façon).

Toutes les formes institutionalisées d’autorité morale (Kant a pris les exemples de l’armée, du fisc et de la religion) réclament une soumission inconditionnelle du citoyen, auttrement dit une limitation de la liberté d’expression : « Dans tous ces cas il y a limitation de la liberté ». Discuter du bien-fondé du discours des institutions constitue en soi une remise en cause de leur autorié. Toute critique, même pertinente et légitime dès lors qu’elle va bien dans le sens de l’intérêt général, est donc considérée comme séditieuse et traitée comme une menace pour la société – le progrès social se trouvant alors bloqué.
Pour Kant, il est de l’intérêt général de transformer progressivement la législation, et non brutalement : une évolution prudente vaut mieux qu’une révolution qui comporte le risque d’aboutir à la désgrégation de la société. Si la liberté de penser doit être entière, comment en réguler l’expression afin de n’en garder que les effets positifs, autrement dit en évitant les risques de conflits qu’elle induit (conflits religieux, politiques, sociaux) : « Mais quelle limitation fait obstacle aux Lumières ? Et quelle autre ne le fait pas, voire les favorise peut-être ? »

« Je réponds : l’usage public de notre raison doit toujours être libre, et lui seul peut répandre les Lumières parmi les hommes ; »

« mais son usage privé peut souvent être étroitement limité, sans pour autant gêner sensiblement le progrès des Lumières. «

« J’entends par « usage public de notre raison » celui que l’on fait en tant que savant devant le public qui lit. »

« J’appelle « usage privé » de la raison celui qu’on a le droit de faire alors qu’on occupe telle ou telle fonction civile. »

« En effet, pour diverses activités qui concernent l’intérêt de la communauté, un certain mécanisme est nécessaire qui oblige les membres de cette communauté à se comporter de manière strictement passive. »

« Dirigés par le gouvernement au moyen d’une unanimité artificielle vers des fins publiques, les citoyens doivent à tout le moins être empêchés de s’opposer à ces fins. »

« Dans ce cas il n’est pas permis de raisonner ; on doit au contraire obéir. »