COURS TEXTES CITATIONS LITTÉRATURE CINÉMA ART ACTUALITÉS AUDIO

TEMPS : ACTUALITÉS

LE MONDE, le 13 avril 2014


L’avenir n’a pas besoin de nous

L’éclairage. Pour Jean-Pierre Dupuy, philosophe, notre responsabilité ne s’adresse pas aux « générations futures », êtres anonymes et virtuels, mais à nous-mêmes, ici et maintenant.

Pendant que la France se livrait à l’un de ses psychodrames politiques favoris, de mauvaises nouvelles nous arrivaient du Japon. Elles concernaient l’avenir du monde, certes peu de chose en regard du remaniement de l’exécutif hexagonal. Réuni à Yokohama, le Groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) préparait son nouveau rapport et laissait filtrer ce qu’en seront les grandes lignes.
Nous devrions nous y habituer : chaque fois, les nouvelles évaluations sont pires que le pire des scénarios précédents. Et pourtant, nous ne faisons rien. Pourquoi ? Je voudrais suggérer une réponse, rarement avancée. C’est que notre souci pour l’avenir est mal placé. La Charte de l’environnement, qui a depuis 2004 valeur constitutionnelle, nous fait une obligation de nous soucier des « besoins » et des « intérêts » des générations futures. Je crois que c’est prendre le problème de l’avenir par le mauvais bout.

LA LOGIQUE COURT-CIRCUITE LA PSYCHOLOGIE

Fonder cette obligation sur des raisons psychologiques mène rapidement à une impasse. L’avenir de mes enfants et de mes petits-enfants me concerne au plus haut point. Par transitivité, je peux peut-être pousser ce souci un cran plus loin. Mais cinq ou dix générations ? D’ailleurs, la logique court-circuite ici la psychologie. La façon la plus sûre de remplir notre obligation à leur égard, c’est de faire qu’il n’y ait pas de générations futures, en détruisant les conditions nécessaires à leur existence.
Que dit la philosophie ? Témoin de son embarras, la Théorie de la justice de John Rawls (Seuil, 1987) se présente comme la synthèse et le dépassement de toute la philosophie morale et politique moderne. Ayant fondé et établi rigoureusement les principes de justice qui doivent gérer les institutions de base d’une société démocratique, Rawls est obligé de conclure que ces principes ne s’appliquent pas à la justice entre les générations.
A cette question, il n’offre qu’une réponse floue et non fondée. La source de la difficulté est l’irréversibilité du temps. Une théorie de la justice qui repose sur le contrat incarne l’idéal de réciprocité. Mais il ne peut y avoir de réciprocité d’intérêts entre générations différentes. La plus tardive reçoit quelque chose de la précédente, mais elle ne peut rien lui donner en retour.
Il y a plus grave. Dans la perspective d’un temps linéaire qui est celle de l’Occident, la notion de progrès, héritée des Lumières, présuppose que les générations futures seraient plus heureuses et plus sages que les générations antérieures. La théorie de la justice, elle, incarne l’intuition morale fondamentale qui nous amène à donner la priorité aux plus faibles.
L’impasse est dès lors en place : entre les générations, ce sont les premières qui sont moins bien loties, et pourtant ce sont les seules qui peuvent donner aux autres ! Kant, qui raisonnait ainsi, trouvait énigmatique que la marche de l’humanité pût ressembler à la construction d’une demeure que seule la dernière génération aurait le loisir d’habiter.

ETRES ANONYMES ET VIRTUELS

Notre situation est aujourd’hui très différente, puisque notre problème majeur est d’éviter la catastrophe suprême. Est-ce à dire qu’il nous faut substituer à la pensée du progrès une pensée de la régression et du déclin ?
C’est ici qu’une démarche complexe est requise. Progrès ou déclin ? Ce débat n’a pas le moindre intérêt. On peut dire les choses les plus opposées au sujet de l’époque que nous vivons, et elles sont également vraies. Mais le plus exaltant et le plus effrayant, c’est qu’il nous faut penser à la fois l’éventualité de la catastrophe et la responsabilité peut-être cosmique qui échoit à l’humanité pour l’éviter.
Non, notre responsabilité ne s’adresse pas aux « générations futures », ces êtres anonymes et à l’existence purement virtuelle, au bien-être desquels on ne nous fera jamais croire que nous avons une quelconque raison de nous intéresser. C’est par rapport au destin de l’humanité que nous avons des comptes à rendre, donc par rapport à nous-mêmes, ici et maintenant.
Au Chant X de L’Enfer, Dante écrit : « Tu comprends ainsi que notre connaissance sera toute morte à partir de l’instant où sera fermée la porte du futur. » Si nous devions être la cause de ce que la porte de l’avenir se referme, c’est le sens même de toute l’aventure humaine qui serait à jamais, et rétrospectivement, détruit.
Pouvons-nous trouver des ressources conceptuelles hors de la tradition occidentale ? La sagesse amérindienne nous a légué la très belle maxime : « La Terre nous est prêtée par nos enfants. » Nos enfants, les enfants de nos enfants, à l’infini, n’ont d’existence ni physique ni juridique, et cependant, la sentence nous enjoint de penser, au prix d’une inversion temporelle, que ce sont eux qui nous apportent la Terre, ce à quoi nous tenons.
Nous ne sommes pas les propriétaires de la nature, nous en avons l’usufruit. De qui l’avons-nous reçu ? De l’avenir ! Que l’on réponde : « Mais il n’a pas de réalité ! » et l’on ne fera que pointer la pierre d’achoppement de toute philosophie de la catastrophe future : nous n’arrivons pas à donner un poids de réalité suffisant à l’avenir.
Or la maxime amérindienne ne se limite pas à inverser le temps : elle le met en boucle. Nos enfants, ce sont en effet nous qui les faisons, biologiquement et surtout moralement. Nous sommes donc invités à nous projeter dans l’avenir et à voir notre présent avec l’exigence d’un regard que nous aurons nous-mêmes engendré. C’est par ce dédoublement, qui a la forme de la conscience, que nous pouvons peut-être établir la réciprocité entre le présent et l’avenir. Il se peut que l’avenir n’ait pas besoin de nous, mais nous, nous avons besoin de l’avenir, car c’est lui qui donne sens à tout ce que nous faisons.

 

LE MONDE, le 08 juin 2015, par Anne-Sophie Novel


Carlo Rovelli : « On ne voit jamais le temps, mais on voit les choses changer »

Professeur à l’Université d’Aix-Marseille, l’Italien Carlo Rovelli dirige le groupe de recherches en gravité quantique du Centre de physique théorique de Luminy. Il est considéré comme l’un des pères de la théorie quantique à boucles. Pour lui, l’espace-temps est discontinu et fait d’atomes, comme peut l’être la matière.

Comment le physicien que vous êtes perçoit-il le temps ?
Mes travaux m’ont amené à changer de regard sur le temps. Il y a eu deux étapes à cela : la première fut de reconnaître que le temps est plus compliqué qu’on ne le pense d’ordinaire. Les travaux d’Einstein ont entraîné un changement fondamental dans notre compréhension du temps, et sa théorie a été vérifiée : le temps passe à une vitesse différente en fonction de l’endroit où l’on se situe et en fonction de la rapidité avec laquelle on bouge. Aussi, le temps passe plus vite à la montagne qu’à la mer, et l’on vieillit donc plus vite en hauteur. Chaque entité et chaque personne possède son propre temps, il n’y a pas de temps universel.
La seconde étape fut de comprendre comment cette étrange structure du temps est affectée par la mécanique quantique : au niveau fondamental, il n’y pas de temps local ni de temps commun, on ne peut parler que de la façon dont les choses bougent les unes par rapport aux autres. Cela signifie que le temps ne permet pas de décrire le monde au niveau fondamental. On ne voit jamais le temps, mais on voit les choses changer. On voit le soleil monter et descendre, on peut décrire les faits sans parler du temps, seulement en mettant en avant comment les choses changent. Ainsi, les horloges nous donnent-elles un repère temporel commun et pas de repères généraux.

Qu’est-ce que cela change pour vous ?
Si je vous réponds sérieusement, je dirai que cela ne change rien. Mon savoir scientifique m’enseigne qu’il n’y a pas de temps mais cela ne change rien à ma vie quotidienne. Ce n’est pas parce qu’il n’y a ni haut ni bas que je marche au plafond. Nous vivons dans le temps et ces notions physiques fondamentales n’influencent pas ce vécu.
De manière plus intuitive, je dirai que ma façon de vivre le temps a quelque chose d’arbitraire. Quand son ami Michele Besso est décédé, Einstein a écrit une lettre à sa famille pour lui apporter son soutien : « Voilà qu’il m’a précédé de peu, en quittant ce monde étrange. Cela ne signifie rien. Pour nous, physiciens dans l’âme, cette séparation entre passé, présent et avenir ne garde que la valeur d’une illusion, si tenace soit-elle ». Il utilise là la physique fondamentale pour dire que le passage du temps a quelque chose d’irréel, c’est une façon de nier la mort. C’est très beau.
Cette angoisse du temps qui s’en va relève plus de notre façon de vivre, illusoire, que de notre réalité profonde. Il y a quelque chose de serein dans cette affirmation mais c’est de la psychologie, pas de la physique bien sûr…

Pouvez-vous me parler de votre rapport au temps ?
Je crois que je partage l’expérience commune d’accélération du temps. Je me rappelle des étés qui duraient à l’infini quand j’étais gamin. Le futur était loin. Maintenant tout s’accélère et tout va vite. Mes amis ont 70 à 80 ans pour certains, et 30 à 40 ans pour d’autres. Je me rends compte que, pour les plus âgés, la vie est plus brève, alors que c’est encore un monde infini pour les plus jeunes. Avec l’âge, les années semblent plus courtes.
Mais à titre personnel, je ne voudrais pas retourner à mes 20 ans, car la vie était très dure à ce moment-là. Je suis aussi content et respectueux de la vie : elle nous offre une juste longueur et je n’ai pas envie de vivre plus. Le temps de la vie est un temps juste.

Cela vous empêche-t-il d’avoir peur du temps qui passe ?
J’ai surtout peur de le perdre. Je redoute de faire des choses stupides pendant des heures. C’est la raison pour laquelle je déteste la télévision, car je suis stressé par le temps qui passe sans être utilisé au mieux.

Quelles sont les contraintes de temps qui vous sont les plus désagréables ?
Toutes, absolument toutes ! Les courses, les cours, les avions à prendre, le fait d’aller rendre visite à quelqu’un… Il faut le faire donc je le fais, mais tout me dérange : j’aime décider au dernier moment, car il y a toujours quelque chose de plus important.
Le fond de mon problème est que je n’aime pas le temps structuré, j’ai détesté l’école pour cette raison. J’ai étudié à l’université sans aller en cours, j’étudiais chez moi selon mon rythme, un sujet à la fois. Et je ne comprends toujours pas comment on peut apprendre plusieurs choses en même temps. En Italie, on peut déterminer des périodes de temps par sujet. J’ai choisi mon métier aussi parce que je suis maître de mon temps. Sur Internet, après avoir préparé mes cours, je les mets en ligne : de la sorte, les étudiants les regardent quand ils veulent et je réponds quand je veux, c’est précieux.

Dans ces conditions, comment se découpe votre quotidien ?
Je n’ai pas de journée-type. Il y a des jours où je suis immergé dans le travail pour finaliser des choses, des jours au labo avec les étudiants, des déplacements à l’international… C’est la beauté de la vie de scientifique, mais je suis toujours en train de courir. D’ailleurs, mon rêve de vacances est de rester et de ne pas bouger. Les vacances, c’est quand je me réveille chez moi en n’ayant rien à faire, juste regarder la mer…

Quelle serait pour vous la journée idéale ?
L’idéal serait de faire l’amour avec ma compagne toute la journée (rires). Après, on irait à la plage nager un peu. Plus sérieusement, mes meilleures journées sont celles sans contrainte, à travailler sur la physique, en pleine tranquillité chez moi. Quand je peux me réveiller et travailler quand je veux aussi. J’aimerais que les contraintes extérieures disparaissent que je passe mon temps à lire, écrire, faire mes calculs.

Quel est votre moment préféré de la journée ?
Il y en a deux. Le matin tôt, au réveil, je regarde les plantes sur la terrasse avant de m’immerger dans le reste, c’est une façon de recueillir mes pensées. Le soir, quand il y a encore de la lumière mais qu’il ne fait plus jour. C’est un moment de passage. La bataille de la journée s’est accomplie, c’est le moment où l’on se rappelle de soi.