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La Justice & le Droit : textes
Mais si la justice n’est que la soumission à des lois écrites et aux institutions des peuples, et si […] tout se doit mesurer à l’intérêt, celui qui pensera avoir intérêt à mépriser et violer ces lois le fera, s’il le peut. Il en résulte qu’il n’y a absolument plus de justice, si celle-ci n’est pas fondée sur la nature, et si la justice établie en vue de l’intérêt est déracinée par un autre intérêt. »
Les hommes donc demeurent en l’état de guerre, tandis qu’ils mesurent diversement le bien et le mal, suivant la diversité des appétits qui domine en eux. Et il n’y en a aucun qui ne reconnaisse aisément que cet état-là, dans lequel il se voit, est mauvais, et par conséquent que la paix est une bonne chose. Ceux donc qui ne pouvaient pas convenir touchant un bien présent, conviennent en ce qui est d’un autre à venir ; ce qui est un effet de la ratiocination : car les choses présentes tombent sous les sens, mais les choses futures ne se conçoivent que par le raisonnement. De sorte que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il s’ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité, et qu’ainsi la modestie, l’équité, la fidélité, l’humanité, la clémence (que nous avons démontrées nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui composent les bonnes mœurs. Je conclus donc que la loi de nature commande les bonnes mœurs et la vertu, en ce qu’elle ordonne d’embrasser les moyens de la paix, et qu’à juste titre elle doit être nommée loi morale. »
La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »
Chaque société particulière vient à sentir sa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force ; ils cherchent à tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société ; ce qui fait entre eux un état de guerre.
Ces deux sortes d’état de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d’une si grande planète, qu’il est nécessaire qu’il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux ; et c’est le DROIT DES GENS [NB : “gens”= peuple] […].
Le droit des gens est naturellement fond. sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et, dans la guerre, le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.
L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens. »
De même, on ramène à son tour le droit à la loi. La dissolution de la communauté naturelle engendre le droit privé ainsi que la propriété privée, qui se développent de pair. Chez les Romains, le développement de la propriété privée et du droit privé n’eut aucune autre conséquence industrielle ou commerciale parce que tout leur mode de production restait le même [57]. Chez les peuples modernes où l’industrie et le commerce amenèrent la dissolution de la communauté féodale, la naissance de la propriété privée et du droit privé marqua le début d’une phase nouvelle susceptible d’un développement ultérieur. Amalfi [58], première ville du moyen âge qui eut un commerce maritime étendu, fut aussi la première à élaborer le droit maritime. En Italie d’abord et plus tard dans d’autres pays, dès que le commerce et l’industrie eurent amené un développement plus considérable de la propriété privée, on reprit immédiatement le droit privé des Romains déjà élaboré, qui fut élevé au rang d’autorité. Plus tard, lorsque la bourgeoisie eut acquis assez de puissance pour que les princes se chargent de ses intérêts, utilisant cette bourgeoisie comme un instrument pour renverser la classe féodale, le développement proprement dit du droit commença dans tous les pays — en France au XVI° siècle — et dans tous les pays, à l’exception de l’Angleterre, ce développement s’accomplit sur les bases du droit romain. Même en Angleterre, on dut introduire des principes du droit romain (en particulier pour la propriété mobilière) pour continuer à perfectionner le droit privé. (N’oublions pas que le droit n’a pas davantage que la religion une histoire qui lui soit propre.)
Dans le droit privé, on exprime les rapports de propriété existants comme étant le résultat d’une volonté générale. Le jus utendi et abutendi [59] lui-même exprime d’une part le fait que la propriété privée est devenue complètement indépendante de la communauté, et d’autre part l’illusion que la propriété privée elle-même repose sur la seule volonté privée, sur la libre disposition des choses. En pratique, l’abuti [60] a des limites économiques très déterminées pour le propriétaire privé, s’il ne veut pas voir sa propriété, et avec elle son jus abutendi, passer dans d’autres mains; car somme toute, la chose, considérée uniquement dans ses rapports avec sa volonté, n’est rien du tout, mais devient seulement dans le commerce, et indépendamment du droit, une chose, une propriété réelle (un rapport, ce que les philosophes appellent une idée [61]).
Cette illusion juridique, qui réduit le droit à la seule volonté, aboutit fatalement dans la suite du développement des rapports de propriété au fait que quelqu’un peut avoir un titre juridique à une chose sans détenir réellement la chose. Mettons, par exemple, que la rente d’un terrain soit supprimée par la concurrence, le propriétaire de ce terrain conserve bien son titre juridique à ce terrain ainsi que son jus utendi et abutendi. Mais il ne peut rien en faire, il ne possède rien en tant que propriétaire foncier, s’il lui arrive de ne pas posséder par surcroît assez de capitaux pour cultiver son terrain. Cette même illusion des juristes explique que, pour eux ainsi que pour tout code juridique, il apparaît comme une pure contingence que des individus entrent en rapports entre eux, par contrat par exemple, et qu’à leurs yeux des rapports de ce genre passent pour être de ceux auxquels on peut souscrire ou non, selon son gré, et dont le contenu repose entièrement sur la volonté arbitraire et individuelle des contractants. »