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La Justice & le Droit : textes

 

« Une partie du droit politique est d’origine naturelle, l’autre fondée sur la loi. Ce qui est d’origine naturelle est ce qui, en tous lieux, a le même effet et ne dépend pas de nos diverses opinions ; quant à ce qui est fondé sur la loi, que les origines en aient été telles ou telles, peu importe ; ce qui importe c’est de le constater, une fois les lois établies […] Ainsi, les prescriptions de justice qui ne sont pas fondées sur la nature mais sur les conventions entre les hommes, ne sont pas semblables partout, non plus que les formes de gouvernement, quoiqu’il n’y en ait qu’une seule qui se montre partout en accord avec la nature, à savoir la meilleure. »

« En menant une existence relâchée les hommes sont personnellement responsables d’être devenus eux-mêmes relâchés, ou d’être devenus injustes ou intempérants, dans le premier cas par leur mauvaise conduite, dans le second en passant leur vie à boire ou à commettre des excès analogues : en effet, c’est par l’exercice des actions particulières qu’ils acquièrent un caractère du même genre qu’elles. On peut s’en rendre compte en observant ceux qui s’entraînent en vue d’une compétition ou d’une activité quelconque : tout leur temps se passe en exercices. Aussi, se refuser à reconnaître que c’est à l’exercice de telles actions particulières que sont dues les dispositions de notre caractère est-il le fait d’un esprit singulièrement étroit. En outre, il est absurde de supposer que l’homme qui commet des actes d’injustice ou d’intempérance ne veuille pas être injuste ou intempérant ; et si, sans avoir l’ignorance pour excuse, on accomplit des actions qui auront pour conséquence de nous rendre injuste, c’est volontairement qu’on sera injuste. Il ne s’ensuit pas cependant qu’un simple souhait suffira pour cesser d’être injuste et pour être juste, pas plus que ce n’est ainsi que le malade peut recouvrer la santé, quoiqu’il puisse arriver qu’il soit malade volontairement en menant une vie intempérante et en désobéissant à ses médecins : c’est au début qu’il lui était alors possible de ne pas être malade, mais une fois qu’il s’est laissé aller, cela ne lui est plus possible, de même que si vous avez lâché une pierre vous n’êtes plus capable de la rattraper. Pourtant il dépendait de vous de la jeter et de la lancer, car le principe de votre acte était en vous. Ainsi en est-il pour l’homme injuste ou intempérant : au début il leur était possible de ne pas devenir tels, et c’est ce qui fait qu’ils le sont volontairement ; et maintenant qu’ils le sont devenus, il ne leur est plus possible de ne pas l’être. »

« SCe qui est complètement insensé, c’est de considérer comme étant « juste » tout ce qui figure dans les institutions et les lois des peuples, ou même, les lois (en admettant qu’il en soit !) portées par des tyrans. Si les Trente d’Athènes* avaient eu la volonté d’imposer des lois ou si leurs lois tyranniques avaient plu au peuple athénien tout entier, serait-ce une raison pour les considérer comme « justes » ? À aucun titre, je crois, – pas plus que cette loi qui porta chez nous un interroi [= chef exerçant le pouvoir entre deux règnes] donnant à un dictateur le pouvoir de tuer nominativement et sans procès celui des citoyens qu’il voudrait. Il n’y a en effet qu’un droit unique, qui astreint la société humaine et que fonde une Loi unique : Loi, qui est la juste raison dans ce qu’elle commande et dans ce qu’elle défend. Qui ignore cette loi est injuste, qu’elle soit écrite quelque part ou non.
Mais si la justice n’est que la soumission à des lois écrites et aux institutions des peuples, et si […] tout se doit mesurer à l’intérêt, celui qui pensera avoir intérêt à mépriser et violer ces lois le fera, s’il le peut. Il en résulte qu’il n’y a absolument plus de justice, si celle-ci n’est pas fondée sur la nature, et si la justice établie en vue de l’intérêt est déracinée par un autre intérêt. »
« Des hommes d’une science profonde ont décidé de prendre comme point de départ la Loi : sans doute ont-ils eu raison, si du moins selon leur définition, la loi est la raison souveraine, incluse dans la nature, qui nous dicte nos obligations et nous interdit le contraire. Cette raison, lorsqu’elle trouve appui et accomplissement dans l’esprit humain, est la Loi. Aussi sont-ils d’avis que la mise en œuvre de la sagesse n’est autre qu’une loi qui aurait pour effet de nous ordonner de bien agir et ce principe, selon eux, a été appelé en grec nomos du fait de l’attribution due à chacun de ce qui lui revient, tandis que nous lui donnons le nom de loi [lex] du fait de choisir [legere]. Car de même qu’ils fondent la loi sur l’idée de « partage égal », nous la fondons sur celle de « choix distinct » et cependant ce sont là deux caractères qui définissent la loi. Si ce sont là deux façons justes de présenter la question, comme cela me paraît d’une manière générale être habituellement le cas, le principe du droit [iuris exordium] doit être tiré de la loi [a lege ducendum]. Car elle est la force de la nature [naturae uis], l’esprit et la raison du sage [mens ratioque prudentis], la norme de ce qui est juste et de ce qui est injuste. Toutefois, puisque tout notre langage s’appuie sur des conceptions communes, nous devons entre-temps nous exprimer comme tout le monde, et appeler loi, comme le fait le commun des mortels, le texte écrit qui sanctionne l’expression d’une volonté par un ordre ou par une défense. Mais, s’agissant des fondements du droit, prenons pour origine cette loi suprême qui, commune à tous les siècles, est née bien avant l’apparition d’une loi écrite, bien avant la constitution d’un État. »
« Parce que les actes humains pour lesquels on établit des lois consistent en des cas singuliers et contingents, variables à l’infini, il a toujours été impossible d’instituer une règle légale qui ne serait jamais en défaut. Mais les législateurs, attentifs à ce qui se produit le plus souvent, ont établi des lois en ce sens. Cependant, en certains cas, les observer va contre l’égalité de la justice, et contre le bien commun, visés par la loi. Ainsi, la loi statue que les dépôts doivent être rendus, parce que cela est juste dans la plupart des cas. Il arrive pourtant parfois que ce soit dangereux, par exemple si un fou a mis une épée en dépôt et la réclame pendant une crise, ou encore si quelqu’un réclame une somme qui lui permettra de combattre sa patrie. En ces cas et d’autres semblables, le mal serait de suivre la loi établie ; le bien est, en négligeant la lettre de la loi, d’obéir aux exigences de la justice et du bien public. C’est à cela que sert l’équité. Aussi est-il clair que l’équité est une vertu. L’équité ne se détourne pas purement et simplement de ce qui est juste, mais de la justice déterminée par la loi. Et même, quand il le faut, elle ne s’oppose pas à la sévérité qui est fidèle à l’exigence de la loi ; ce qui est condamnable, c’est de suivre la loi à la lettre quand il ne le faut pas. Aussi est-il dit dans le Code : « II n’y a pas de doute qu’on pèche contre la loi si, en s’attachant à sa lettre, on contredit la volonté du législateur ». II juge de la loi celui qui dit qu’elle est mal faite. Mais celui qui dit que dans tel cas il ne faut pas suivre la loi à la lettre, ne juge pas de la loi, mais d’un cas déterminé qui se présente. »

« Tous les auteurs demeurent d’accord en ce point, que la loi de nature est la même que la loi morale. Voyons quelles sont les raisons qui prouvent cette vérité. Il faut donc savoir que ces termes de bien et de mal sont des noms imposés aux choses, afin de témoigner le désir ou l’aversion de ceux qui leur donnent ce titre. Or les appétits des hommes sont très divers, suivant que leurs tempéraments, leurs coutumes, et leurs opinions se rencontrent divers ; comme il est tout manifeste aux choses qui tombent sous les sens, sous le goût, sous l’odorat, ou l’attouchement ; mais encore plus en celles qui appartiennent aux actions communes de la vie, en laquelle ce que l’un loue et nomme bon, l’autre le blâme et le tient pour mauvais ; voire, le même homme en divers temps approuve le plus souvent, et condamne la même chose. Mais de cette discordance il est nécessaire qu’il arrive des dissensions, des querelles et des batteries.
Les hommes donc demeurent en l’état de guerre, tandis qu’ils mesurent diversement le bien et le mal, suivant la diversité des appétits qui domine en eux. Et il n’y en a aucun qui ne reconnaisse aisément que cet état-là, dans lequel il se voit, est mauvais, et par conséquent que la paix est une bonne chose. Ceux donc qui ne pouvaient pas convenir touchant un bien présent, conviennent en ce qui est d’un autre à venir ; ce qui est un effet de la ratiocination : car les choses présentes tombent sous les sens, mais les choses futures ne se conçoivent que par le raisonnement. De sorte que la raison nous dictant que la paix est une chose désirable, il s’ensuit que tous les moyens qui y conduisent ont la même qualité, et qu’ainsi la modestie, l’équité, la fidélité, l’humanité, la clémence (que nous avons démontrées nécessaires à la paix) sont des vertus et des habitudes qui composent les bonnes mœurs. Je conclus donc que la loi de nature commande les bonnes mœurs et la vertu, en ce qu’elle ordonne d’embrasser les moyens de la paix, et qu’à juste titre elle doit être nommée loi morale. »

« Il est juste que ce qui est juste soit suivi. Il est nécessaire que ce qui est le plus fort soit suivi.
La justice sans la force est impuissante. La force sans la justice est tyrannique.
La justice sans force est contredite parce qu’il y a toujours des méchants. La force sans la justice est accusée. Il faut donc mettre ensemble la justice et la force, et pour cela faire que ce qui est juste soit fort ou que ce qui est fort soit juste.
La justice est sujette à dispute. La force est très reconnaissable et sans dispute. Ainsi on n’a pu donner la force à la justice, parce que la force a contredit la justice, et a dit qu’elle était injuste, et a dit que c’était elle qui était juste.
Et ainsi ne pouvant faire que ce qui est juste fût fort, on a fait que ce qui est fort fût juste. »

« Les hommes ont le plus grand intérêt à vivre suivant les lois et les critères certains de leur raison, car ceux-ci (…) servent l’intérêt véritable des hommes. En outre, il n’est personne qui ne souhaite vivre en sécurité, à l’abri de la crainte, autant que possible. Mais ce vœu est tout à fait irréalisable, aussi longtemps que chacun peut accomplir tout ce qui lui plaît, et que la raison en lui ne dispose pas d’un droit supérieur à celui de la haine et de la colère. En effet, personne ne vit sans angoisse entre les inimitiés, les haines, la colère et les ruses ; il n’est donc personne qui ne tâche d’y échapper, dans la mesure de l’effort qui lui est propre. On réfléchira encore que, faute de s’entraider, les hommes vivraient très misérablement et ne parviendraient jamais à développer en eux la raison. Dès lors, on verra très clairement que, pour vivre en sécurité et de la meilleure vie possible, les hommes ont dû nécessairement s’entendre. Et voici quel fut le résultat de leur union : le droit, dont chaque individu jouissait naturellement sur tout ce qui l’entourait, est devenu collectif. Il n’a plus été déterminé par la force et la convoitise de chacun, mais par la puissance et la volonté conjuguées de tous. »

« Les obligations des lois de la nature ne cessent point dans la société ; elles y deviennent même plus fortes en plusieurs cas; et les peines qui y sont annexées pour contraindre les hommes à les observer, sont encore mieux connues par le moyen des lois humaines. Ainsi, les lois de la nature subsistent toujours comme des règles éternelles pour tous les hommes, pour les législateurs, aussi bien que pour les autres. S’ils font des lois pour régler les actions des membres de l’État, elles doivent être aussi faites pour les leurs propres, et doivent être conformes à celles de la nature, c’est-à-dire, à la volonté de Dieu, dont elles sont la déclaration ; et la loi fondamentale de la nature ayant pour objet la conservation du genre humain; il n’y a aucun décret humain qui puisse être bon et valable, lorsqu’il est contraire à cette loi. »

« Bien compris, le droit consiste moins à restreindre un agent libre et intelligent qu’à le guider au mieux de ses intérêts et il ne commande qu’en vue du bien commun de ceux qui lui sont soumis. S’ils pouvaient vivre plus heureux sans lui, le droit disparaîtrait de lui-même, comme objet inutile ; ce n’est pas séquestrer quelqu’un que de lui rendre inaccessible les marécages et les précipices. Quoiqu’on s’y trompe souvent, le droit n’a pas pour fin d’abolir la liberté ni de l’entraver, mais de la conserver et de l’accroître. Les créatures capables de vie juridique, quelle que soit leur condition, ne sont jamais libres sans lois. La liberté consiste à ne subir ni contrainte ni violence, par le fait d’autrui, ce qui est impossible sans lois ; mais elle ne se définit pas, comme on le prétend, par la liberté pour chacun d’agir à sa guise. Comment être libre, alors que n’importe qui peut vous imposer ses caprices ? Elle se définit comme la liberté, pour chacun, de régler et d’ordonner à son idée sa personne, ses actes, ses possessions et tout ce qui lui appartient, dans le cadre des lois auxquelles il est soumis, donc, de ne pas dépendre du vouloir arbitraire d’un autre, mais de suivre librement le sien propre. »

« Sitôt que les hommes sont en société, ils perdent le sentiment de leur faiblesse ; l’égalité, qui était entre eux, cesse, et l’état de guerre commence.
Chaque société particulière vient à sentir sa force ; ce qui produit un état de guerre de nation à nation. Les particuliers, dans chaque société, commencent à sentir leur force ; ils cherchent à  tourner en leur faveur les principaux avantages de cette société ; ce qui fait entre eux un état de guerre.
Ces deux sortes d’état de guerre font établir les lois parmi les hommes. Considérés comme habitants d’une si grande planète, qu’il est nécessaire qu’il y ait différents peuples, ils ont des lois dans le rapport que ces peuples ont entre eux ; et c’est le DROIT DES GENS [NB : “gens”= peuple] […].
Le droit des gens est naturellement fond. sur ce principe, que les diverses nations doivent se faire, dans la paix, le plus de bien, et, dans la guerre, le moins de mal qu’il est possible, sans nuire à leurs véritables intérêts.
L’objet de la guerre, c’est la victoire ; celui de la victoire, la conquête ; celui de la conquête, la conservation. De ce principe et du précédent doivent dériver toutes les lois qui forment le droit des gens. »

« La vengeance se distingue de la punition en ce que l’une est une réparation obtenue par un acte de la partie lésée, tandis que l’autre est l’oeuvre d’un juge. Il faut donc que la réparation soit effectuée à titre de punition, car, dans la vengeance, la passion joue son rôle, et le droit se trouve troublé. De plus, la vengeance n’a pas la forme du droit, mais celle de l’arbitraire, car la partie lésée agit toujours par sentiment ou selon un mobile subjectif. Aussi bien, quand le droit se présente sous la forme de la vengeance, il constitue à son tour une nouvelle offense, n’est senti que comme conduite individuelle, et provoque inexorablement, à l’infini, de nouvelles vengeances. »

« L‘État étant donc la forme par laquelle les individus d’une classe dominante font valoir leurs intérêts communs et dans laquelle se résume toute la société civile d’une époque, il s’ensuit que toutes les institutions communes passent par l’intermédiaire de l’État et reçoivent une forme politique. De là, l’illusion que la loi repose sur la volonté, et qui mieux est, sur une volonté libre, détachée de sa base concrète.

De même, on ramène à son tour le droit à la loi. La dissolution de la communauté naturelle engendre le droit privé ainsi que la propriété privée, qui se développent de pair. Chez les Romains, le développement de la propriété privée et du droit privé n’eut aucune autre conséquence industrielle ou commerciale parce que tout leur mode de production restait le même [57]. Chez les peuples modernes où l’industrie et le commerce amenèrent la dissolution de la communauté féodale, la naissance de la propriété privée et du droit privé marqua le début d’une phase nouvelle susceptible d’un développement ultérieur. Amalfi [58], première ville du moyen âge qui eut un commerce maritime étendu, fut aussi la première à élaborer le droit maritime. En Italie d’abord et plus tard dans d’autres pays, dès que le commerce et l’industrie eurent amené un développement plus considérable de la propriété privée, on reprit immédiatement le droit privé des Romains déjà élaboré, qui fut élevé au rang d’autorité. Plus tard, lorsque la bourgeoisie eut acquis assez de puissance pour que les princes se chargent de ses intérêts, utilisant cette bourgeoisie comme un instrument pour renverser la classe féodale, le développement proprement dit du droit commença dans tous les pays — en France au XVI° siècle — et dans tous les pays, à l’exception de l’Angleterre, ce développement s’accomplit sur les bases du droit romain. Même en Angleterre, on dut introduire des principes du droit romain (en particulier pour la propriété mobilière) pour continuer à perfectionner le droit privé. (N’oublions pas que le droit n’a pas davantage que la religion une histoire qui lui soit propre.)

Dans le droit privé, on exprime les rapports de propriété existants comme étant le résultat d’une volonté générale. Le jus utendi et abutendi [59] lui-même exprime d’une part le fait que la propriété privée est devenue complètement indépendante de la communauté, et d’autre part l’illusion que la propriété privée elle-même repose sur la seule volonté privée, sur la libre disposition des choses. En pratique, l’abuti [60] a des limites économiques très déterminées pour le propriétaire privé, s’il ne veut pas voir sa propriété, et avec elle son jus abutendi, passer dans d’autres mains; car somme toute, la chose, considérée uniquement dans ses rapports avec sa volonté, n’est rien du tout, mais devient seulement dans le commerce, et indépendamment du droit, une chose, une propriété réelle (un rapport, ce que les philosophes appellent une idée [61]).

Cette illusion juridique, qui réduit le droit à la seule volonté, aboutit fatalement dans la suite du développement des rapports de propriété au fait que quelqu’un peut avoir un titre juridique à une chose sans détenir réellement la chose. Mettons, par exemple, que la rente d’un terrain soit supprimée par la concurrence, le propriétaire de ce terrain conserve bien son titre juridique à ce terrain ainsi que son jus utendi et abutendi. Mais il ne peut rien en faire, il ne possède rien en tant que propriétaire foncier, s’il lui arrive de ne pas posséder par surcroît assez de capitaux pour cultiver son terrain. Cette même illusion des juristes explique que, pour eux ainsi que pour tout code juridique, il apparaît comme une pure contingence que des individus entrent en rapports entre eux, par contrat par exemple, et qu’à leurs yeux des rapports de ce genre passent pour être de ceux auxquels on peut souscrire ou non, selon son gré, et dont le contenu repose entièrement sur la volonté arbitraire et individuelle des contractants. »

« Dans l’utilitarisme, la satisfaction d’un désir, quel qu’il soit, a de la valeur en elle–même et il faut la prendre en considération quand on décide de ce qui est juste. […] Au contraire, dans la théorie de la justice comme équité, les personnes acceptent […] implicitement […] de conformer l’idée qu’elles se font de leur bien propre aux principes de la justice […]. Un individu qui trouve du plaisir à voir les autres en position de moindre liberté comprendra qu’il n’a aucun droit, quel qu’il soit, à ce plaisir. Le plaisir qu’il prend aux privations des autres est mauvais en lui–même […]. Les principes du juste, et donc de la justice, déterminent dans quelles limites des satisfactions ont de la valeur, dans quelles limites des conceptions du bien personnel sont raisonnables. En établissant leurs projets et leurs aspirations, les hommes doivent prendre ces limites en considération. C’est pourquoi, dans la théorie de la justice comme équité, on ne prend pas les tendances et les inclinations des hommes comme données, quelles qu’elles soient, pour ensuite chercher le meilleur moyen de les satisfaire. C’est plutôt l’inverse ; leurs désirs et leurs aspirations sont limités dès le début par les principes de la justice qui définissent les bornes que nos systèmes de fins doivent respecter. Nous pouvons exprimer cela en disant que, dans la théorie de la justice comme équité, le concept du juste est antérieur à celui du bien. »

« Une seconde différence entre le juste et le bien consiste en ce que, d’une manière générale, il est bon que les conceptions individuelles du bien diffèrent d’une manière importante, alors que ce n’est pas le cas pour la conception du juste. Dans une société bien ordonnée, les citoyens défendent les mêmes principes du juste et ils essayent, dans les cas particuliers, de parvenir au même jugement. […] Or [la] diversité dans les conceptions du bien est en elle–même une bonne chose, c’est–à–dire qu’il est rationnel que les membres d’une société bien ordonnée veuillent que leurs projets soient différents. La raison en est évidente. Les êtres humains ont des talents et des compétences variés ; une seule personne ou un seul groupe de personnes ne peut en réaliser la totalité. Ainsi, non seulement nous tirons des avantages de la nature complémentaire de nos tendances quand elles sont développées, mais encore nous prenons plaisir aux activités des autres. C’est comme si les autres faisaient apparaître une partie de nous–mêmes que nous n’aurions pas été capables de cultiver. Nous avons dû nous consacrer à autre chose qui ne représente qu’une petite partie de ce que nous aurions pu faire.»