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1.6 L’EXISTENCE & LE TEMPS

1. LE TEMPS : 

A. L’expérience du temps : le temps comme changement

1. L’expérience humaine du temps est celle d’un «?passage?» :

Le temps passe, on perd son temps. Les traces de ce passage s’inscrivent subjectivement dans notre mémoire et objectivement dans le vieillissement de notre corps.

«?Nul homme ne se baigne jamais deux fois dans le même fleuve car, la seconde fois, ce n’est plus le même fleuve et ce n’est plus le même homme.?» (HÉRACLITE, vers 500 av. JC)

2. Nous ne connaissons le passé que par les traces qu’il laisse inscrites dans le présent

      • dans notre mémoire où sont consignés les faits marquants que nous avons vécus et que nous pouvons actualiser en nous les remémorant, c’est-à-dire en les ramenant à notre conscience présente ;
      • sur des supports physiques extérieurs (livres, films, photos…) où sont racontés des événements (qui peuvent être très anciens) que nous pouvons «?revivre?» artificiellement (au présent) en consultant ces supports ;
      • dans les objets eux-mêmes présents autour de nous : les lois de transformation qui s’appliquent à eux nous permettent d’extrapoler (au présent) leur histoire (fabrication ou naissance, modifications, âge, etc.).

3. Nous ne connaissons de l’avenir ce que notre imagination nous permet de nous en représenter

B. Connaissance du « temps » ?

Ambiguïté de notre perception du temps :

« Qu’est-ce donc que le temps ? Si personne ne me le demande, je le sais ; mais, si on me le demande, et que je veuille l’expliquer, je ne le sais plus » (AUGUSTIN d’Hippône, vers 400)

Subjectivité (apparente) de notre expérience du temps :

        • Le temps nous semble durer plus ou moins longtemps, selon notre humeur (un film plaisant nous paraît «?trop court?», être passé «?trop vite?»?; au contraire, un film ennuyeux n’en finit pas).
        • Nous ne percevons rien que nous puissions considérer comme «?le temps?» en soi ; le temps n’est rien d’objectif, de concret.
        • Le désir chez l’enfant réclame toujours une satisfaction immédiate qui se traduit par un sentiment d’impatience. C’est l’éducation et l’expérience qui nous apprennent à différer la satisfaction de nos désirs en imaginant les moyens d’y parvenir, c’est-à-dire en nous projetant dans l’avenir (ce qui ne peut se faire que par le travail de l’imagination dans le présent).

Objectivité (apparente) de notre expérience du temps :

        • Le temps peut être mesuré par comparaison avec un phénomène physique supposé régulier (mouvement des planètes, oscillations d’un pendule…). Or le fait de pouvoir être mesuré caractérise, dans la rationalité occidentale, la réalité d’un objet, son objectivité.
        • Tout phénomène physique se déploie dans un ordre (une succession d’états avec un début, un milieu et une fin) nécessaire, prévisible, selon des lois causales objectives (indépendantes de la subjectivité de l’observateur)
        • Nous subissons le passage du temps, nous ne décidons pas de la durée d’un phénomène : il échappe à notre volonté, son déroulement est indépendant de nous, nous ne pouvons pas l’arrêter.
        • Nous pouvons nous accorder avec autrui sur ce qui est présent, passé et avenir (le passé désigne ce qui n’est plus, le futur ce qui n’est pas encore, le présent la limite fuyante entre passé et futur) et sur l’ordre (dans le temps) des événements que nous vivons en commun.

« Si rien ne passait, il n’y aurait pas de passé ; si rien n’advenait, il n’y aurait pas de futur; si rien n’était, il n’y aurait pas de présent. Mais ces deux temps – le passé et le futur –, comment peut-on dire qu’ils « sont », puisque le passé n’est plus, et que le futur n’est pas encore ? Quant au présent, s’il restait toujours présent sans se transformer en passé, il cesserait d’être « temps » pour être « éternité ». Si donc le présent, pour être « temps », doit se transformer en passé, comment pouvons-nous dire qu’il « est », puisque son unique raison d’être, c’est de ne plus être – si bien que, en fait, nous ne pouvons parler de l’être du temps que parce qu’il s’achemine vers le non-être ?
En revanche, ce qui m’apparaît comme une évidence claire, c’est que ni le futur ni le passé ne sont. C’est donc une impropriété de dire : « Il y a trois temps : le passé, le présent et le futur ». Il serait sans doute plus correct de dire : « Il y a trois temps : le présent du passé, le présent du présent, le présent du futur ». En effet, il y a bien dans l’âme ces trois modalités du temps, et je ne les trouve pas ailleurs. Le présent du passé, c’est la mémoire ; le présent du présent, c’est la vision directe ; le présent du futur, c’est l’attente.
»

AUGUSTIN d’Hippône, Confessions (vers 400)

—> Le passé et le futur ne sont pas, n’ont pas d’existence objective. Seul le présent est réel.

—> Le passé est ce que, à un instant donné, nous nous remémorons. Nous n’avons aucun moyen de vérifier objectivement que la représentation que nous en avons est vraie (nous devons faire confiance à notre mémoire, à notre interprétation du présent, aux historiens, aux témoignages…)

—> L’avenir est le produit de notre imagination ou de nos calculs : c’est une «?prévision?». Elle s’avérera vraie ou fausse lorsque ce «?futur du présent?» sera devenu le présent.

C. Temps et morale

1. Attitudes psychologiques devant la «?fuite du temps?» :

    • Pessimisme : le devenir considéré comme destructeur. Les objets s’usent, notre corps vieillit, nos capacités physiques et intellectuelles s’amoindriront avec le temps. Le devenir est pour l’homme une malédiction qui fait de lui un animal comme les autres, soumis aux lois de la vie et condamné à mourir.
    • Optimisme : le devenir est source d’expérience, de maturation, d’apprentissage, de réalisation de projets. Le devenir est pour l’homme la condition de possibilité de l’actualisation de ses potentiels, sa dimension proprement humaine puisque les autres animaux ne semblent pas disposer de la capacité de représentation de l’avenir.

2. Conséquences morales de notre rapport au temps  :

« Nous ne nous tenons jamais au temps présent. Nous anticipons l’avenir comme trop lent à venir, comme pour hâter son cours, ou nous rappelons le passé pour l’arrêter comme trop prompt, si imprudents que nous errons dans les temps qui ne sont point nôtres et ne pensons point au seul qui nous appartient, et si vains que nous songeons à ceux qui ne sont rien, et échappons sans réflexion le seul qui subsiste. Nous le cachons à notre vue parce qu’il nous afflige, et s’il nous est agréable nous regrettons de le voir échapper. Nous tâchons de le soutenir par l’avenir et pensons à disposer les choses qui ne sont pas en notre puissance pour un temps où nous n’avons aucune assurance d’arriver.
Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »

PASCAL, Pensées (1670)

—> Le présent n’est jamais vécu pour lui-même. Comme le passé, il n’est qu’un moyen pour l’avenir dans lequel nous projetons un bonheur.

—> Nous ne pouvons donc être heureux puisque le bonheur doit se vivre au présent et que ce présent  n’est jamais l’objet de nos pensées (qui sont «?toutes occupées au passé ou à l’avenir?»)

D. L’expérience du temps : l’irréversibilité du temps

Le temps a une « direction », une orientation qui fait que ce qui a été présent (et ne l’est plus) est définitivement anéanti : il y a donc asymétrie entre passé et futur, le passé déterminant le futur.

1. En psychologie

L’irréversibilité du temps induit, dans le présent, toute une gamme de sentiments.

Si subjectivement nous distinguons clairement l’avant, le maintenant et l’après, c’est parce qu’ils correspondent à des activités mentales différentes (l’activité de se souvenir est différente de celle d’imaginer), et qu’à ces activités sont liés des sentiments qui déterminent éventuellement des comportements particuliers.

> Sentiments en lien avec le passé (avec des contenus de la mémoire) :

      • Nostalgie : tendance à idéaliser le passé, donc à recomposer sa mémoire, à n’en garder que le positif pour en faire une source de plaisir. (On se «?réfugie dans le passé?» pour échapper aux contraintes du présent.)
      • Regret : insatisfaction causée par une perte, la non-réalisation d’un désir, l’erreur d’un choix, d’une action.
      • Remord : sentiment persistant de culpabilité lié à un acte dont le souvenir est obsessionnel, qu’on voudrait ne pas avoir commis, avec le sentiment d’impuissance, d’irréparable.
      • Honte : sentiment lié à un décalage entre l’image qu’on a de soi et un souvenir.

> Sentiments en lien avec l’avenir (avec des représentations imaginaires) :

      • Espérance : sentiment de confiance en l’avenir pour la réalisation de nos désirs.
      • Crainte : appréhension d’un danger, d’une douleur, d’un mal à venir.
      • Impatience, hâte : insatisfaction liée à l’impossibilité d’agir immédiatement.

2. En épistémologie (= étude des sciences ou plus largement théorie de la connaissance) :

Définition : Principe de raison suffisante (ou principe de causalité) : tout évènement est effet d’événements qui l’ont précédé, ses causes, sans lequel le premier n’aurait pas eu lieu. Donc la cause précède nécessairement l’effet, ce qui permet d’ordonner tous les événements et détermine objectivement le temps.

—>  Un événement est nécessairement précédé par ses causes et suivi par ses conséquences.

Du point de vue empirique (la sensibilité est à l’origine de toute connaissance), le principe de causalité est le fondement de toute connaissance : nous apprenons empiriquement (par habitude) à associer l’apparition d’un type d’événement à d’autres qui le précèdent toujours. C’est ainsi que nous pouvons déduire l’ordre d’une chaîne d’événements : pour qu’il puisse avoir eu lieu, il a fallu que tel(s) autre(s) le précède(nt) qui eux-mêmes ont dû être précédés par… etc.

  «?Une intelligence qui, à un instant donné, connaîtrait toutes les forces dont la nature est animée et la situation respective des êtres qui la composent, si d’ailleurs elle était suffisamment vaste pour soumettre ces données à l’analyse, embrasserait dans la même formule les mouvements des plus grands corps de l’univers et ceux du plus léger atome ; rien ne serait incertain pour elle, et l’avenir, comme le passé, serait présent à ses yeux. »

LAPLACE, Essai philosophique sur les probabilités (1814)

—> Déterminisme : théorie selon laquelle la succession des événements et des phénomènes dans le temps est due au principe de causalité. Sa description par une loi mathématique a un caractère prédictif. On peut prévoir la position exacte d’une planète ou d’une fusée, la consommation d’un moteur ou le produit d’une réaction chimique).

—> Notre incapacité à prévoir la totalité de l’avenir est liée à l’insuffisance de nos capacités à intégrer la quantité d’informations et à produire le nombre de calculs nécessaires.

3. En physique

Le second principe de la thermodynamique pose l’irréversibilité des phénomènes physiques, définissant la «?flèche du temps?». (L’entropie est la grandeur physique, toujours positive qui caractérise l’accroissement du désordre dans un système physique et donc l’impossibilité d’un « retour à un état antérieur.?» (La transformation d’un système implique une perte d’énergie qui serait nécessaire pour revenir à l’état antérieur)

E. La mesure du temps

1. Régularité du temps :

Nous avons l’expérience de régularités dans les phénomènes naturels  (cycles des journées, des saisons, du mouvement des planètes ou des marées…)

    • On peut mesurer un cycle par un autre cycle plus court (ex : journées pour mesurer l’année)
    • C’est le principe de toute «?mesure du temps?» :  mesure des heures de la journée à l’aide d’un cadran solaire (c’est-à-dire du cycle naturel de la rotation de la Terre sur elle même en une journée)
    • Les cycles (ou rythmes) naturels sont progressivement remplacés par des cycles artificiels, fabriqués par l’Homme, comme les oscillations d’un pendule.

2. Représentation du temps (datation, chronologie) :

Depuis l’invention de la numération, la succession des évènements de l’Histoire (de l’Univers, de la nature, de l’humanité, d’une nation ou d’une famille…) s’appuie sur une indexation du temps : l’ordre des phénomènes correspond à celui de leur date et heure associées. Dans ce cadre général tout s’insère en terme de succession et de simultanéité.

3. Distinction durée / temps (Bergson):

> La durée : c’est le temps vécu, psychologique, appréhendé spontanément par l’intuition. La durée intègre dans le présent de la conscience des traces du passé (mémoire) et de l’anticipation de l’avenir (imagination), mais aussi des affects qui en modulent le cours (qui paraît plus ou moins long pour un même temps mesuré par une pendule) —> elles est continue, qualitative, subjective

> Le temps : représentation artificielle, théorique produite par l’intelligence,permettant d’ordonner, de classer les événements, d’établir une chronologie —> il est discontinu, quantifiable, divisible à l’infini, mais homogène (régulier), objectif. Pour le mesurer on doit établir un temps « zéro », un repère conventionnel à partir duquel on peut classer la suite des faits connus dans un avant et un après. (Ex. : en Occident, la naissance du Christ pour les historiens : avant J.C., après J.C.)
Il est une abstraction du temps vécu à des fins pratiques (satisfaction anticipée des besoins, organisation sociale à travers des rites…).

4. Dépassement de cette distinction : le temps comme forme a priori de la perception (Kant)

« a) Le temps n’est pas quelque chose qui existe en soi, ou qui soit inhérent aux choses comme une détermination objective […] Le temps n’est que la condition subjective sous laquelle peuvent trouver place en nous toutes les intuitions. […]

b) Le temps n’est autre chose que la forme du sens interne, c’est-à-dire de l’intuition de nous-mêmes et de notre état intérieur. En effet, le temps ne peut pas être une détermination des phénomènes extérieurs, il n’appartient ni à une figure, ni à une position, etc. ; au contraire, il détermine le rapport des représentations dans notre état interne. Et, précisément parce que cette intuition intérieure ne fournit aucune figure, nous cherchons à suppléer à ce défaut par des analogies et nous représentons la suite du temps par une ligne qui se prolonge à l’infini et dont les diverses parties constituent une série qui n’a qu’une dimension, et nous concluons des propriétés de cette ligne à toutes les propriétés du temps […].

c) Le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes en général. L’espace, en tant que forme pure de l’intuition extérieure, est limité, comme condition a priori, simplement aux phénomènes externes. […] Le temps est une condition a priori de tous les phénomènes intérieurs (de notre âme), et, par là même, la condition médiate des phénomènes extérieurs. »

KANT, Critique de la Raison Pure, Esthétique transcendantale (1781)

—> Le fonctionnement même de l’esprit fournit des formes (temps et espace) préexistant au contenu (l’intuition) qu’elles mettent en ordre à partir des données des sens et du travail de l’entendement.

—> On retrouve les notions platoniciennes de «?sensible?» et «?intelligible?» mais comme produit du travail de «?facultés?» (sensibilité et entendement) communes aux êtres humains (d’où la possibilité d’une objectivité).

2. L’EXISTENCE

A/ L’existence par opposition à (ou en complément de) l’essence

L’essence d’une chose est sa nature, l’ensemble des caractères qu’elle partage avec tous les autres objets de la même espèce.

Ex. : L’essence du coupe-papier détermine c’est qu’est un coupe papier en général, indépendamment des traits singuliers de tel ou tel coupe-papier.

—> L’essence d’une chose va donc être traduite dans le langage par la définition de cette chose et plus généralement dans l’esprit humain par un concept (qui ajoute à la définition, par exemple, la procédure permettant de créer cet objet).

Rappel?: le nom commun (coupe-papier) est un signe, un objet sonore (quand le mot est prononcé) ou visuel (quand le mot est écrit) qui représente la définition de l’objet (coupe-papier = lame destinée à couper, le long de son pli, une feuille de papier pliée) ou son concept (définition plus ensemble de connaissances qu’on peut avoir de cet objet en général).

Le nom commun représente la définition. La définition est donc contenue implicitement dans le nom.

L’essence d’une chose peut être considérée :

    • Soit comme idéale (idéalisme des essences chez Platon) : l’idée de la chose en générale pré-existe aux choses concrètes singulières qui ne sont que des instanciations de cette idée (des exemplaires conformes à cette idée).
      Rappel : chez Platon, notre expérience des choses réelles, qui sont prises dans le flux perpétuellement changeant du monde sensible, ne permet pas la connaissance. Au contraire, les idées étant stables, indépendantes des accidents de la vie et des points de vue, seul un monde d’idées permet d’avoir une connaissance définitive des choses.
    • Soit comme matérielle (réalisme des essences chez Aristote) : l’essence de la chose est dans la chose elle-même, c’est sa forme, ce qui en elle est intelligible pour nous, que notre intelligence peut capter dans le langage (alors que la matière de l’objet nous demeure extérieure).
      Rappel : l’hylémorphisme (chez Aristote) désigne le fait que toute chose est un composé de matière et de forme, la matière nous en donnant une représentation sensible, la forme nous permettant d’en avoir une représentation intelligible, de comprendre ce qu’elle est.

—> L’existence d’une chose singulière est alors l’être concret, dans le temps et dans l’espace, de cette chose (par opposition à son essence qui en est une forme abstraite, indépendante du temps), avec en particulier toute son histoire.

L’essence de chaque coupe-papier est commune à tous les coupe-papiers. L’existence de chaque coupe-papier lui est propre et diffère nécessairement de celle des autres coupe-papiers.

L’existence d’une chose peut être considérée :

    • Soit comme l’ensemble de tous les événements auxquels elle participe, de son apparition dans la réalité à sa disparition (l’existence d’un coupe-papier commence lors de sa fabrication et se termine lorsqu’il est détruit, qu’il ne peut plus assurer la fonction qui le définit comme coupe-papier). L’existence d’une chose est un ensemble d’accidents, de faits non pré-déterminés par son essence, non nécessaires (= contingents).
      Pour un être humain, l’existence commence avec la naissance et se termine avec la mort.
    • Soit comme le fait qu’un objet à un instant donné, au présent, se trouve concrètement quelque part. Il fait partie de la réalité, du présent.

   Ex. : je sais que tel coupe-papier existe (sur mon bureau), même si je ne le voie pas.

B/ Le cas particulier de l’existence du sujet humain

Dans la philosophie moderne (depuis Heidegger, 1920) : «?exister?» désigne le mode d’être spécifique du sujet (du moi, de la conscience)

    • par opposition au simple fait d’être une chose (physiquement, comme n’importe quelle chose),
    • et au-delà du fait de vivre (biologiquement, comme n’importe quel animal).
    • Il faut néanmoins être pour pouvoir vivre, et vivre pour pouvoir exister.

« Lorsqu’on considère un objet fabriqué, comme par exemple un livre ou un coupe-papier, cet objet a été fabriqué par un artisan qui s’est inspiré d’un concept ; il s’est référé au concept de coupe-papier, et également à une technique de production préalable qui fait partie du concept, et qui est au fond une recette. Ainsi, le coupe-papier est à la fois un objet qui se produit d’une certaine manière et qui, d’autre part, a une utilité définie, et on ne peut pas supposer un homme qui produirait un coupe-papier sans savoir à quoi l’objet va servir. Nous dirons donc que, pour le coupe-papier, l’essence – c’est-à-dire l’ensemble des recettes et des qualités qui permettent de le produire et de le définir – précède l’existence ; et ainsi la présence, en face de moi, de tel coupe-papier ou de tel livre est déterminée. Nous avons donc là une vision technique du monde, dans laquelle on peut dire que la production précède l’existence.
Lorsque nous concevons un Dieu créateur, ce Dieu est assimilé la plupart du temps à un artisan supérieur […] Ainsi, le concept d’homme, dans l’esprit de Dieu, est assimilable au concept de coupe-papier dans l’esprit de l’industriel ; et Dieu produit l’homme suivant des techniques et une conception, exactement comme l’artisan fabrique un coupe-papier suivant une définition et une technique. […] Au XVIIIe siècle, dans l’athéisme des philosophes, la notion de Dieu est supprimée, mais non pas pour autant l’idée que l’essence précède l’existence. Cette idée, nous la retrouvons un peu partout : nous la retrouvons chez Diderot, chez Voltaire, et même chez Kant. L’homme est possesseur d’une nature humaine ; cette nature humaine, qui est le concept humain, se retrouve chez tous les hommes, ce qui signifie que chaque homme est un exemple particulier d’un concept universel, l’homme ; chez Kant, il résulte de cette universalité que l’homme des bois, l’homme de la nature, comme le bourgeois sont astreints à la même définition et possèdent les mêmes qualités de base. Ainsi, là encore, l’essence d’homme précède cette existence historique que nous rencontrons dans la nature.
L’existentialisme athée, que je représente, est plus cohérent. Il déclare que si Dieu n’existe pas, il y a au moins un être chez qui l’existence précède l’essence, un être qui existe avant de pouvoir être défini par aucun concept et que cet être c’est l’homme ou, comme dit Heidegger, la réalité-humaine. Qu’est-ce que signifie ici que l’existence précède l’essence ? Cela signifie que l’homme existe d’abord, se rencontre, surgit dans le monde, et qu’il se définit après. L’homme, tel que le conçoit l’existentialiste, s’il n’est pas définissable, c’est qu’il n’est d’abord rien. Il ne sera qu’ensuite, et il sera tel qu’il se sera fait. Ainsi, il n’y a pas de nature humaine, puisqu’il n’y a pas de Dieu pour la concevoir. L’homme est non seulement tel qu’il se conçoit, mais tel qu’il se veut, et comme il se conçoit après l’existence, comme il se veut après cet élan vers l’existence, l’homme n’est rien d’autre que ce qu’il se fait. […] Si vraiment l’existence précède l’essence, l’homme est responsable de ce qu’il est. Ainsi, la première démarche de l’existentialisme est de mettre tout homme en possession de ce qu’il est et de faire reposer sur lui la responsabilité totale de son existence
. »

Jean-Paul SARTRE, L’Existentialisme est un humanisme (1945)

—> Sartre cherche à fonder une morale déterminée par la relation du sujet à l’avenir puisque (contrairement au passé qui est irrévocable), l’avenir est ouvert à tous les possibles, donc à la liberté de l’homme. Pour cela il faut échapper à toutes les formes de déterminismes :

    • aux impératifs divins (transcendants, dépassant la raison humaine, imposés par la tradition)
    • aux déterminismes d’une hypothétique nature humaine (qui contraindrait biologiquement l’homme)
    • aux déterminismes liés à la situation dans laquelle chaque sujet est jeté : déterminismes historiques, culturels, psychologiques…

—> Au présent (seul réel), l’être humain existe, c’est-à-dire qu’il est constamment projeté vers l’avenir, il ne peut y échapper (flèche du temps) : mais l’avenir est ouvert, n’est qu’un ensemble de possibles. L’homme peut donc choisir lui-même ses actions, les concevoir indépendamment de son passé : l’homme n’est jamais figé dans une essence, il est projet et de ce fait sa liberté est absolue.

—> L’être humain devient ce qu’il choisit d’être : pour lui, l’existence précède l’essence.

—> Sartre appelle mauvaise foi le fait de prétendre ne pas pouvoir échapper à ses déterminismes ou aux contraintes d’une situtation donnée.