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AUTRUI : TEXTES

DESCARTES : Autrui nous permet de nous situer dans la réalité

« Bien que chacun de nous soit une personne séparée des autres, et dont, par conséquent, les intérêts sont en quelque façon distincts de ceux du reste du monde, on doit toutefois penser qu’on ne saurait subsister seul, et qu’on est, en effet, l’une des parties de l’univers, et plus particulièrement encore l’une des parties de cette terre, l’une des parties de cet État, de cette société, de cette famille, à laquelle on est joint par sa demeure, par son serment, par sa naissance. Et il faut toujours préférer les intérêts du tout, dont on est partie, à ceux de sa personne en particulier ; toutefois avec mesure et discrétion, car on aurait tort de s’exposer à un grand mal, pour procurer seulement un petit bien à ses parents ou à son pays […]. Mais si on rapportait tout à soi-même, on ne craindrait pas de nuire beaucoup aux autres hommes, lorsqu’on croirait en retirer quelque petite commodité, et on n’aurait aucune vraie amitié, ni aucune fidélité, ni généralement aucune vertu ; au lieu qu’en se considérant comme une partie du public, on prend plaisir à faire du bien à tout le monde. »

DESCARTES, Lettre à Elisabeth (1645)

ROUSSEAU : caractérisation d’autrui par le sentiment moral

« Il est donc certain que la pitié est un sentiment naturel, qui, modérant dans chaque individu l’activité de l’amour de soi-même, concourt à la conservation mutuelle de toute l’espèce. C’est elle qui nous porte sans réflexion au secours de ceux que nous voyons souffrir : c’est elle qui, dans l’état de nature, tient lieu de lois, de mœurs, et de vertu, avec cet avantage que nul n’est tenté de désobéir à sa douce voix […] C’est, en un mot, dans ce sentiment naturel, plutôt que dans des arguments subtils, qu’il faut chercher la cause de la répugnance que tout homme éprouverait à mal faire, même indépendamment des maximes de l’éducation. Quoiqu’il puisse appartenir à Socrate, et aux esprits de sa trempe, d’acquérir de la vertu par raison, il y a longtemps que le genre humain ne serait plus, si sa conservation n’eût dépendu que des raisonnements de ceux qui le composent. »

ROUSSEAU, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes (1755)

KANT : caractérisation morale d’autrui par la raison

« L’homme, et en général tout être raisonnable, existe comme fin en soi, et non pas simplement comme moyen dont telle ou telle volonté puisse user à son gré ; dans toutes ses actions, aussi bien dans celles qui le concernent lui-même que dans celles qui concernent d’autres êtres raisonnables, il doit toujours être considéré en même temps comme fin. […] Les êtres raisonnables sont appelés des personnes, parce que leur nature les désigne déjà comme des fins en soi, c’est-à-dire comme quelque chose qui ne peut pas être employé simplement comme moyen, quelque chose qui, par suite, limite d’autant toute faculté d’agir comme bon nous semble (et qui est un objet de respect). »

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs (1785)

SCHOPENHAUER : ambiguïté du rapport à autrui 

« Par une froide journée d’hiver, un troupeau de porcs-épics s’était mis en groupe serré pour se garantir mutuellement contre la gelée par leur propre chaleur. Mais tout aussitôt ils ressentirent les atteintes de leurs piquants, ce qui les fit s’éloigner les uns des autres. Quand le besoin de se chauffer les eut rapprochés de nouveau, le même inconvénient se renouvela, de façon qu’ils étaient ballottés de çà et de là entre les deux souffrances, jusqu’à ce qu’ils eussent fini par trouver une distance moyenne qui leur rendit la situation supportable. Ainsi, le besoin de société, né du vide et de la monotonie de leur propre intérieur, pousse les hommes les uns vers les autres ; mais leurs nombreuses qualités repoussantes et leurs insupportables défauts les dispersent de nouveau. La distance moyenne qu’ils finissent par découvrir et à laquelle la vie en commun devient possible, c’est la politesse et les belles manières. »

SCHOPENHAUER, Parerga et Paralipomena (1851)

HARENDT : autrui comme condition de la certitude d’une réalité

« Pour nous l’apparence — ce qui est vu et entendu par autrui comme par nous-mêmes — constitue la réalité. […] C’est la présence des autres voyant ce que nous voyons, entendant ce que nous entendons, qui nous assure de la réalité du monde et de nous-mêmes : et si l’intimité d’une vie privée pleinement développée, inconnue avant les temps modernes, donc avant le déclin du domaine public, doit toujours intensifier, enrichir la gamme des émotions subjectives et des sentiments privés, cette intensification se fera toujours aux dépens de la certitude de la réalité du monde et des hommes. »

Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne (1958)

SARTRE : autrui comme « médiateur entre moi et moi-même »

« Je viens de faire un geste maladroit ou vulgaire : ce geste colle à moi je ne le juge ni le blâme, je le vis simplement, je le réalise sur le mode du pour-soi. Mais voici tout à coup que je lève la tête : quelqu’un était là et m’a vu. Je réalise tout à coup la vulgarité de mon geste et j’ai honte. Il est certain que ma honte n’est pas réflexive, car la présence d’autrui à ma conscience, fût-ce à la manière d’un catalyseur, est incompatible avec l’attitude réflexive ; dans le champ de la réflexion je ne peux jamais rencontrer que la conscience qui est mienne. Or autrui est le médiateur entre moi et moi-même : j’ai honte de moi tel que j’apparais à autrui. Et par l’apparition même d’autrui, je suis mis en mesure de porter un jugement sur moi-même comme sur un objet, car c’est comme objet que j’apparais à autrui. Mais pourtant cet objet apparu à autrui, ce n’est pas une vaine image dans l’esprit d’un autre. Cette image en effet serait entièrement imputable à autrui et ne saurait me « toucher ». Je pourrais ressentir de l’agacement, de la colère en face d’elle, comme devant un mauvais portrait de moi, qui me prête une laideur ou une bassesse d’expression que je n’ai pas ; mais je ne saurais être atteint jusqu’aux moelles : la honte est, par nature, reconnaissance. Je reconnais que je suis comme autrui me voit. […] Autrui est d’abord pour moi l’être pour qui je suis objet, c’est à dire l’être par qui je gagne mon objectité. »

SARTRE, L’être et le néant (1943)

MERLEAU-PONTY : autrui dans le dialogue (je et tu)

« Dans l’expérience du dialogue, il se constitue entre autrui et moi un terrain commun, ma pensée et la sienne ne font qu’un seul tissu, mes propos et ceux de l’interlocuteur sont appelés par l’état de la discussion, ils s’insèrent dans une opération commune dont aucun de nous n’est le créateur… Nous sommes l’un pour l’autre collaborateurs dans une réciprocité parfaite, nos perspectives glissent l’une dans l’autre, nous coexistons à travers un même monde. Dans le dialogue présent, je suis libéré de moi-même, les pensées d’autrui sont bien des pensées siennes, ce n’est pas moi qui les forme, bien que je les saisisse aussitôt nées ou que je les devance, et même, l’objection que me fait l’interlocuteur m’arrache des pensées que je ne savais pas posséder, de sorte que si je lui prête des pensées, il me fait penser en retour. »

Maurice MERLEAU-PONTY, Phénoménologie de la perception (1945)