COURS TEXTES CITATIONS LITTÉRATURE CINÉMA ART ACTUALITÉS AUDIO 

AUTRUI DANS L’ACTUALITÉ

LE MONDE, 15 septembre 2016, par Marlène Duretz


Pourquoi se sacrifier pour autrui ?

Mettre en berne sa carrière, oublier ses désirs… On peut parfois décider de mettre ses intérêts entre parenthèses au bénéfice de son entourage pour une cause ou une idée que l’on juge supérieure.

Dans La Taularde, film d’Audrey Estrougo sorti le 14 septembre en France, Sophie Marceau incarne Mathilde, une femme qui, pour permettre à l’homme qu’elle aime de se soustraire à la justice, passe derrière les verrous. Sa dépendance affective envers ce mari en cavale, et désormais indifférent à son sort d’incarcérée, justifie-t-elle son sacrifice ? « On peut se demander quel sentiment cette femme a d’elle-même pour s’annihiler à ce point-là ! », observe Gene Ricaud-François, psychologue clinicienne, auteure du Se sacrifier, à quoi ça sert ? (ed. L’Archipel, 2013) et de Tiens-toi droit(e) ! (Leduc. s Ed., à paraître en octobre).

A chacun sa motivation

« Chacun évalue la légitimité du sacrifice qu’il fait », indique la psychologue. Le sacrifice est relié au sacré par l’étymologie, mais pas seulement. « On sacrifie pour une cause ou une idée qu’on juge supérieure. C’est le cas dans la religion, ou encore du parent qui fait table rase de ses désirs personnels – et de ses nuits ! – au service d’une cause supérieure, en l’occurrence, assurer la survie de son enfant, explique la psychanalyste. C’est là le sens positif du sacrifice. »
Mais cette démarche peut aussi être liée à la recherche d’affection ou d’une meilleure estime de soi. « Auquel cas, le sujet se sacrifie pour inconsciemment obtenir une contrepartie », précise Gene Ricaud-François. Enfin, troisième cas de figure, on fait preuve d’abnégation « afin de donner un sens à sa vie. Le sacrifice nous sert alors de socle pour vivre. Le risque est de le faire par mésestime de soi plus que par amour de l’autre, et d’être dans la dépendance affective ».

Ne pas forcément attendre de retour

« Dans tout sacrifice, et quelle qu’en soit la nature ou les motivations, il y a toujours la notion de donner quelque chose », explique Gene Ricaud-François. Ce qui diffère est ce qu’on attend, ou pas, en retour. « Cet acte peut aboutir à de la frustration parce qu’il a été fait pour rendre l’autre redevable. C’est exiger de lui un retour qu’il n’est pas nécessairement prêt à faire » ou qui ne devrait pas appeler compensation. « Faire de gros sacrifices pour quelqu’un – lui sacrifier sa vie par exemple –, c’est prendre le risque de s’entendre dire : “Mais je ne t’ai rien demandé !” ». D’ailleurs, mettre son entourage familial, affectif ou professionnel « trop en dette à votre égard, n’est ni juste ni généreux », relève la psychologue.

Mais le « retour » escompté peut aussi consister à être en total accord avec soi, ses croyances et son éthique. « On est heureux de donner, ne serait-ce que pour le plaisir qu’on lit dans le regard de l’autre. Lorsqu’on fait plaisir, cela nourrit. Une bonne action offre forcément un retour positif… ne serait-ce que ce que vous pensez de vous-même. »

Un acte plus ou moins noble

« Il y a beaucoup de noblesse et de générosité lorsque la personne consent réellement à ce qu’elle fait, et qu’elle le fait pour une cause supérieure », considère Gene Ricaud-François. Toutefois, tempère-t-elle, « quand on manque d’équilibre et d’assurance, on peut être tenté de s’inscrire dans une posture de sauveur : les uns virent au chantage affectif, les autres y gagnent un certain équilibre ».

Il est aussi des sacrifices sans lendemain. « Lorsqu’un individu périt en sauvant un inconnu de la noyade, par exemple, c’est de l’ordre du sacrifice certes, mais cela part d’un réflexe, celui de sauver son semblable. Cette personne n’est pas dans la recherche de renom ou de quelque retour, c’est un réflexe humain que de porter secours », poursuit la psychologue. Loin du syndrome du sauveur, « la personne qui se jette à l’eau n’a pas songé qu’elle pouvait y perdre la vie. C’est toute la beauté du geste, la part héroïque présente en chacun de nous : la pulsion d’aide et d’empathie a pris le dessus sur la peur ».

.

LE MONDE, le 19 juillet 2016, par Florence Rosier


Pour mieux comprendre autrui… lisez

Les lecteurs de fiction font preuve d’une meilleure empathie. C’est ce que révèle un corpus d’études mesurant les effets de la littérature sur cette aptitude sociale.

Cet été, ne vous privez pas d’un grand plongeon… dans la lecture de romans. Car lorsque nous lisons des œuvres littéraires, nous renforçons notre capacité à comprendre les états mentaux d’autrui.
« La fiction accroît notre expérience sociale et nous aide à la comprendre », résume l’auteur d’un bilan des études sur le sujet, Keith Oatley, professeur émérite de psychologie appliquée à l’université de Toronto (Canada). Ce bilan a été publié mardi 19 juillet dans la revue Trends in Cognitive Sciences.
L’art littéraire, un des ferments de notre empathie ? Longtemps cette question n’a guère été prise au sérieux. Mais « ce sujet fait aujourd’hui le buzz”, s’amuse Keith Oatley. D’une part, les chercheurs ont reconnu le rôle important de l’imagination [dans ces processus cognitifs]. D’autre part, ce champ d’étude s’est récemment tourné vers l’imagerie cérébrale, ouvrant le monde académique à ces idées. »
Depuis 1995, on sait que plus les gens lisent, meilleurs sont leur ­niveau de vocabulaire, leurs ­ connaissances générales et leurs aptitudes verbales – tous facteurs confondus comme l’âge, le quotient intellectuel ou le niveau d’éducation étant égaux par ailleurs. Et ceux qui lisent le plus dans l’enfance ont plus de succès dans leurs études supérieures.

« Théorie de l’esprit »

Ici, « la fiction est une simulation de mondes sociaux », ­affirme Keith Oatley. Et c’est bien ce que montre l’imagerie cérébrale : les aires du cerveau qui s’activent, quand nous lisons la description d’un processus mental, sont les mêmes que celles qui s’activent dans la vie courante, quand nous mettons en œuvre ce même processus.
Examinons maintenant des volontaires dont le cerveau est scruté au cours d’une imagerie par résonance magnétique fonctionnelle (IRMf), quand on leur lit un extrait de livre où le protagoniste, par exemple, tire sur une cordelette. Eh bien, cette lecture active une aire cérébrale impliquée dans la saisie d’un objet, a montré une étude en 2009.
De plus, les aires cérébrales qui s’activent lorsque nous lisons (et comprenons) une fiction narrative recouvrent en partie celles qui s’allument, dans la vie réelle, lorsque nous reconnaissons les pensées, les intentions et les sentiments d’autrui – une capacité nommée « théorie de l’esprit ».
Le premier à montrer les effets sociaux de la lecture d’œuvres narratives a été Frank Hakemulder, de l’université d’Utrecht (Pays-Bas). La fiction est « un ­laboratoire moral », écrivait-il en 2000.
En 2014, on a fait lire à des volontaires une œuvre de fiction contredisant les stéréotypes sur les femmes musulmanes. ­Résultats : ces lecteurs présentaient moins de « biais de perception » (de discrimination, en fait) vis-à-vis de visages d’origine arabe, par rapport aux non-lecteurs de cette fiction.
Mais comment de telles lectures améliorent-elles ces vertus sociales ? Selon Keith Oatley, ce serait non seulement par l’histoire racontée, mais aussi par les processus d’inférence que nous activons, pour comprendre les personnages de roman, et par notre implication émotionnelle.
Plus les lecteurs sont transportés par une œuvre de fiction, plus grandes sont leur empathie et leur capacité à venir en aide à une personne – qui avait laissé tomber un objet par terre, par exemple, dans une expérience ­conduite en 2012.
La qualité littéraire apparaît ­essentielle. « La complexité des personnages littéraires aide le lecteur à se faire une idée plus ­sophistiquée des émotions et des motivations d’autrui, bien plus que les personnages stéréotypés de la fiction populaire », remarque Frank Hakemulder.
En 2009, une étude a examiné les effets de la lecture d’une nouvelle de Tchekhov, La Dame au petit chien. Ceux qui lisaient cette nouvelle en témoignaient : l’œuvre avait fait évoluer leur personnalité, en fonction du ­degré d’émotion ressentie. Pas de telles évolutions, en ­ revanche, chez ceux qui lisaient un récit de même longueur, relatant la même histoire mais ­dénué de valeur artistique.

« Tous les bonheurs et tous les malheurs possibles »

Telle est la vertu du verbe, la magie de l’imagination des romanciers de génie : que nous soyons homme ou femme, jeune ou moins jeune, de telle ou telle origine sociale ou culturelle, chacun de nous peut, à ­mesure qu’il tourne les pages d’un roman, s’identifier à des personnages aussi différents qu’Anna Karénine ou Jean Val­jean, L’Etranger ou Poil de carotte, le dandy esthète de Gatsby le magnifique ou l’étudiant assassin de Crime et Châtiment… Certaines autobiographies ont ce pouvoir : comment, aussi, ne pas entrer en résonance avec le jeune Romain de La Promesse de l’aube ou le déporté de 15 ans de La Nuit ?
Un romancier « déchaîne en nous pendant une heure tous les bonheurs et tous les malheurs possibles dont nous mettrions dans la vie des années à connaître quelques-uns, écrivait Marcel Proust dans Du côté de chez Swann (1913). Qu’importe dès lors que les actions, les émotions de ces êtres d’un nouveau genre nous apparaissent comme vraies, puisque nous les avons faites nôtres, puisque c’est en nous qu’elles se produisent, ­qu’elles tiennent sous leur dépendance, tandis que nous tournons fiévreusement les pages du livre, la rapidité de notre respiration et l’intensité de notre regard. »
Amis lecteurs, n’hésitez plus : que l’été vous inspire ces fiévreuses émotions.