THOMAS d’AQUIN,
Somme théologique (1266)

« L’homme est libre ; sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. Pour mettre en évidence cette liberté, il faut remarquer que certains êtres agissent sans jugement, comme par exemple la pierre qui tombe ; il en est ainsi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. D’autres agissent d’après une appréciation, mais qui n’est pas libre, par exemple les animaux : en voyant le loup, la brebis saisit par un discernement naturel, mais non libre, qu’il faut fuir ; en effet ce discernement est l’expression d’un instinct naturel et non d’une opération synthétique. Il en est de même pour tout discernement chez les animaux.
Mais l’homme agit par jugement, car c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et puisqu’un tel jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte de synthèse qui procède de la raison, l’homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action. En effet, à l’égard de ce qui est contingent, la raison peut faire des choix opposés, comme le prouvent les arguments des dialecticiens et les raisonnements des rhéteurs. Or les actions particulières sont, en un sens, contingentes; aussi le jugement rationnel peut-il les apprécier diversement et n’est-il pas déterminé par un point de vue unique. Par  conséquent, il est nécessaire que l’homme soit doué du libre arbitre, du fait même qu’il est doué de raison. »

Rappel : Thomas d’Aquin (Saint Thomas pour les catholiques), (1224-1274) est un philosophe et théologien italien du Moyen Âge qui a tenté de faire une synthèse entre le christianisme et la philosophie d’Aristote.

1/ Le thème : Dans ce texte, Thomas d’Aquin s’intéresse à la question de la liberté et à ce qui peut la caractériser.
2/ Le problème : L’auteur s’est posé la question de savoir quels êtres dans la nature disposent de cette capacité à agir, ou du moins à pouvoir agir, librement.
3/ Enjeux du texte : Ce qui est en jeu ici, c’est la question de la liberté humaine, donc de ce qui fait la spécificité de l’être humain dans la nature.
4/ La thèse de l’auteur  : Thomas d’Aquin affirme que seul l’être humain dispose de liberté parce que la raison, faculté permettant de juger c’est-à-dire de distinguer le vrai du faux et le bien du mal lui permet d’échapper au déterminisme des lois de la nature.
5/ Structure de l’argumentation : Dans le premier paragraphe, Thomas d’Aquin montre que ni les objets de la nature ni les animaux ne peuvent être considérés comme libres puisqu’ils ne choisissent pas leurs comportements. Ceux-ci suivent les lois de la nature pour les choses et l’instinct pour les animaux. Dans le deuxième paragraphe, il montre qu’au contraire l’être humain n’est pas contraint d’agir par les lois de la nature et que l’usage de la raison lui permet d’envisager pour lui-même, dans une situation donnée, diverses possibilités de comportement et ainsi d’agir librement.

 

« L’homme est libre ; sans quoi conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains. » Thomas d’Aquin commence par  poser sa thèse en fournissant immédiatement un premier argument pour la justifier : si l’homme n’était pas libre, s’il était contraint d’agir toujours de la même façon dans une situation donnée, alors rien ne pourrait le faire agir autrement et donc « conseils, exhortations, préceptes, interdictions, récompenses et châtiments seraient vains », c’est-à-dire qu’ils seraient sans effet sur les êtres humains. Or ce n’est pas le cas :  toute l’éducation est en effet rendue nécessaire par le fait que l’être humain ne naît pas avec une série de comportements prédéterminés. Au contraire, il dispose d’un degré d’indétermination qui se traduit concrètement par le fait que dans une situation donnée, il peut, avec l’appui de sa raison et de son imagination, improviser son action.

« Pour mettre en évidence cette liberté, il faut remarquer que certains êtres agissent sans jugement, comme par exemple la pierre qui tombe ; il en est ainsi de tous les êtres privés du pouvoir de connaître. » Pour bien distinguer le cas particulier de l’être humain, Thomas d’Aquin se propose alors de le comparer avec celui des objets inertes, ceux qui n’ont ni la possibilité de connaître le milieu dans lequel ils se trouvent, et moins encore celle de calculer leur comportment. Ne disposant pas de sens (vue, ouïe, etc) pour connaître le monde qui les entoure, et encore moins de raison pour en juger, ils suivent très précisément les lois de la nature (cas de la trajectoire d’une pierre). Ils sont soumis à l’ordre de la nécessité et leurs mouvements suivent des lois qui permettent de prévoir à chaque instant leur position. Le « pouvoir de connaître », propre aux animaux, leur permet de disposer d’une représentation du monde extérieur et d’en tenir compte dans la détermination de leurs actions.

« D’autres agissent d’après une appréciation, mais qui n’est pas libre, par exemple les animaux : en voyant le loup, la brebis saisit par un discernement naturel, mais non libre, qu’il faut fuir ; en effet ce discernement est l’expression d’un instinct naturel et non d’une opération synthétique. Il en est de même pour tout discernement chez les animaux. » Les animaux quant à eux, puisqu’ils disposent de sens, perçoivent le monde. Néanmoins, ne disposant pas de raison, seul l’instinct (Thomas d’Aquin parle d’un « discernement naturel »), leur fait décider de leur comportement. Ces comportements seront donc toujours identiques dans une même situation donnée. Les animaux ne procèdent pas par « opération synthétique », c’est-à-dire qu’ils n’ont pas recours à un travail de la raison permettant de produire des concepts nouveaux, ici plus pérécisément l’idée d’un comportement nouveau adapté à la situation particulière. Au contraire, dans une situation donnée, les animaux répondront à la sollictation d’une situation particulière (telle qu’ils en prennent connaissance grâce aux données des sens) par une réaction prédéterminée, un comportement stérotypé, inné, propre à leur espèce.

« Mais l’homme agit par jugement, car c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose. Et puisqu’un tel jugement n’est pas l’effet d’un instinct naturel, mais un acte de synthèse qui procède de la raison, l’homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action. » Ici, l’auteur précise comment l’usage de la raison permet à l’être humain d’échapper au déterminisme qui limite les comportements des animaux, lui permet de « diversifier son action ». « L’homme agit par jugement », c’est-à-dire par une activité intellectuelle qui lui permet de discerner le vrai du faux (raison théorique) et le bien du lmal (raison pratique). Par exemple, l’être humain n’est pas prédéterminé à fuir ses prédateurs comme le font spontanément les autres animaux : il peut au contraire les combattre s’il juge qu’il dispose d’armes suffisantes pour les vaincre, ou d’improviser une solution telle que se réfugier dans un arbre. Contrairement aux animaux qui sont déterminés à rechercher les sources de plaisir et à fuir les causes de souffrance de manière instinctive, c’est le travail de la raison appuyé sur des connaissances : « c’est par le pouvoir de connaître qu’il estime devoir fuir ou poursuivre une chose ». Plus encore, l’homme est capable grâce à sa raison de juger qu’un plaisir est mauvais et à y renoncer s’il calcule que ce plaisir entraînera des troubles ou des souffrances par la suite (éviter l’alcool pour s’épargner une « gueule de bois »). Ou au contraire, il pourra accepter une peine ou une douleur pour accéder à une grande joie (entraînement du sportif, gammes du pianiste, exercices de mathématiques, etc.). Autrement dit, contraiement aux animaux, l’homme n’est pas prisonnier « d’un instinct naturel ». Il est capable, en fonction des informations dont il dispose, d’envisager toute une série de comportements possibles et de choisir parmi eux le meilleur : « l’homme agit par un jugement libre qui le rend capable de diversifier son action ».  Thomas d’Aquin caractérise les comportements humains par l’aptitude spécifique qu’a la raison d’établir des relations entre diverses informations pour en tirer une conclusion (ici le choix d’un comportement particulier en s’appuyant sur des connaissances, des valeurs morales, des règles, etc.)

« En effet, à l’égard de ce qui est contingent, la raison peut faire des choix opposés, comme le prouvent les arguments des dialecticiens et les raisonnements des rhéteurs. » Pour appuyer l’idée que la raison permet à l’homme de diversifier ses comportements (dès lors que ceux-ci ne sont pas contraints par la néceissité), l’auteur prend l’exemple des « arguments des dialecticiens » et les « raisonnement des rhéteurs », formes de discours suceptibles d’influencer nos choix. Le raisonnement dialectique est celui qui pose une thèse et la thèse opposée (antithèse) avant de tenter de dépasser leur opposition (synthèse = résolution dialectique) : on peut donc y considérer deux hypothèses opposées afin de juger par une comparaison des arguments en présence quelle est la plus acceptable. Mais la valeur d’un argument tient en fait à peu de chose, selon que l’on dipose d’une information ou pas, ou que l’on en valorise une plus ou moins. En l’absence de nécessité d’agir dans un sens ou dans un autre, lorsque le choix de nos actions est ouvert, ce sont donc des détails qui feront pencher la balance des « pour » et des « contre » d’un côté ou de l’autre. L’argumentaiton dialectique permet donc de justifier un choix dans un sens ou dans l’autre. De même, la rhétorique (art de bien parler, technique de l’éloquence) qui se propose de faire accepter n’importe quel point de vue grâce aux séductions d’artifices discursifs permet de modifier l’opinion d’un individu ou d’une foule indépendamment de tout critère de vérité, et de la faire agir dans un sens ou dans un autre. Les sophistes grecs s’exerçaient à convaincre leur auditoire successivement de la validité d’une thèse, puis de la validité de son antithèse. Là aussi, en l’absence de nécessité, les « raisonnement des rhéteurs » (qui peuvent être fallacieux) permettent donc de pousser à agir dans un sens ou dans l’autre.

« Or les actions particulières sont, en un sens, contingentes ; aussi le jugement rationnel peut-il les apprécier diversement et n’est-il pas déterminé par un point de vue unique. » « Contingent » signifie « non nécessaire », autrement dit « qui pourrait être autrement » que ce qu’il est. Dans le cas de nos actions, cela signifie seulement qu’elles ne sont pas prédéterpinées. Chacune de nos  actions est « contingente » signifie qu’elle est ouverte à notre appréciation, qu’on peut l’apprécier sous divers points de vue — puisque si nous réfléchissons à la manière des dialecticiens ou des rhéteurs, nos raisonnement peuvent nous conduire à prendre des décisions opposées, la raison pouvant trouver pour chacune des arguments pour ou contre, selon le poiont de vue qu’elle adopte.

« Par  conséquent, il est nécessaire que l’homme soit doué du libre arbitre, du fait même qu’il est doué de raison. » Thomas d’Aquin peut donc alors préciser sa thèse : c’est parce qu’il dispose d’une raison qui lui permet de développer des jugements différents (en variant les points de vue, en cherchant à chaque fois les arguments pour et contre), que l’homme est libre. La liberté est le fruit de la raison.