PLATON, Gorgias (vers-390)

« Gorgias – Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi dire, toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle?! je vais t’en donner une preuve frappante. Voici. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, et d’autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient  ni à boire leur remède, ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les convaincre, moi, je parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les convaincre.
Venons-en à la Cité. Suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la cité que tu voudras, et qu’il faille organiser, à l’assemblée (…), une confrontation entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout, et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. (…)
Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n’importe quel spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art rhétorique ! »

Rappel : Platon  (-428, -348) est un philosophe grec, élève de Socrate et professeur d’Aristote. Ses œuvres sont écrites sous forme de dialogues qui permettent de progresser vers la vérité dialectiquement (c’est-à-dire par le dialogue qui permet une construction progressive de la vérité). Platon s’en prend aux Sophistes, philosophes qui eux ne s’intéressent pas à la vérité mais aux effets de déduction du langage. Il s’agit pour eux de faire partager des opinions et non d’établir des connaissances durables.

NB : Gorgias (qui est celui qui s’exprime dans ce texte) est un de ces Sophistes et il défend la rhétorique (art de persuader par de beaux discours). Il ne s’intéresse qu’à ce qui est vraisemblable (qui semble vrai à l’auditeur) et non à la vérité. Socrate et Platon défendent eux l’usage de la dialectique dans la mesure où elle seule permet d’atteindre la vérité.

1/ Le thème : La force de la rhétorique, dont la séduction est plus efficace que la vérité pour manipuler les esprits.

2/ Le problème : Quelle est l’utilité de la rhétorique, et éventuellement les dangers qu’elle comporte ?

3/ Enjeux du texte : La puissance de la rhétorique n’en fait-elle pas un outil dangereux dans les mains de politiciens ou de juges peu scrupuleux qui l’utiliseront pour manipuler l’opinion, la séduire. L’usage de la rhétorique ne se fait-il pas au détriment de choix éclairés que permettrait un usage de la dialectique, c’est-à-dire de l’utilisation de la parole en vue d’établir la vérité ?

4/ La thèse de Gorgias (qui n’est pas celle de Platon !) : Pour Gorgias, la puissance de la rhétorique donne à celui qui la maîtrise plus de pouvoir dans tous les domaines que n’en ont les spécialistes de ces domaines.

5/ Structure de l’argumentation : Dans un premier temps (premier paragraphe), Gorgias fait l’éloge de la rhétorique et en montre l’efficacité sur l’exemple d’un malade que le bon orateur peut convaincre un malade de prendre ses médicaments là où le médecin n’y parvient pas. Dans le second paragraphe, Gorgias montre comment cette efficacité de la rhétorique peut être utilisée pour manipuler. Même les responsables d’une cité (pour se faire embaucher comme médecin alors qu’on ne l’est pas). Enfin dans le dernier paragraphe, Gorgias généralise son éloge à tous les domaines de la vie sociale.

 

« Ah, si au moins tu savais tout, Socrate, et en particulier que la rhétorique, laquelle contient, pour ainsi dire, toutes les capacités humaines, les maintient toutes sous son contrôle?! Gorgias annonce qu’il va faire l’éloge de la rhétorique, c’est-à-dire de l’art d’utiliser les ressources de la parole pour imposer des idées à l’auditeur, transmettre des opinions indépendamment de leur éventuelle vérité. Pour lui la rhétorique est la plus importante des techniques à maîtriser puisqu’elle donne un pouvoir sur ses interlocuteurs, quels qu’ils soient. Elle permet en effet de parler de tout (même de ce qu’on ne connaît pas) mieux que les spécialistes. C’est pourquoi elle contient « toutes les capacités humaines » mais seulement «?pour ainsi dire», c’est-à-dire seulement en apparence. Elle donne à l’auditeur l’impression que l’on «contrôle« toutes ces capacités, qu’on les maîtrise — mais cette maîtrise n’est pas réelle, elle n’est que verbale.

« je vais t’en donner une preuve frappante. Je suis allé, souvent déjà, avec mon frère, et d’autres médecins, visiter des malades qui ne consentaient  ni à boire leur remède, ni à se laisser saigner ou cautériser par le médecin. Et là où ce médecin était impuissant à les convaincre, moi, je parvenais, sans autre art que la rhétorique, à les convaincre.» Gorgias prend un premier exemple en s’appuyant sur une anecdote vécue. Lui, qui n’est pas médecin mais maîtrise l’art de la parole, a pu convaincre des malades de se laisser soigner alors que les médecins n’y parvenaient pas. Cette anecdote vise à montrer que la médecine, en tant que science, est impuissante sans l’aide de la rhétorique, ce qui montre son importance.

« Venons-en à la Cité. » Gorgias annonce qu’il va maintenant montrer l’importance cruciale de la rhétorique dans les affaires de la Cité, c’est-à-dire dans les affaires politiques, et en particulier dans les décisions que prennent les responsables de la Cité, donc dans ce qui est le plus important pour l’avenir des citoyens.

« Suppose qu’un orateur et qu’un médecin se rendent dans la cité que tu voudras, et qu’il faille organiser, à l’assemblée (…), une confrontation entre le médecin et l’orateur pour savoir lequel des deux on doit choisir comme médecin. Eh bien j’affirme que le médecin aurait l’air de n’être rien du tout, et que l’homme qui sait parler serait choisi s’il le voulait. » Gorgias prend à nouveau un exemple en lien avec la médecine mais cette fois-ci c’est le choix d’un médecin pour la Cité — le talent réel du médecin, ses connaissances, son expériences devraient être évidemment déterminants dans ce choix. Gorgias affirme que néanmoins, si parmi les deux candidats se présentant au poste de médecin, l’un était un orateur (qu’on peut supposer sans aucune connaissance de la médecine), c’est lui qui parviendrait à se faire embaucher plutôt que le vrai médecin. Disposant du pouvoir de persuader son auditoire, il leurrerait sans difficulté l’assemblée. Selon Gorgias, les êtres humains, y compris les responsables politiques supposés être plus raisonnables et donc capables de décider pour les autres, se laisseraient aisément manipuler par un discours. Au point que le vrai médecin, bien que disposant des connaissances et de l’expérience nécessaires, «aurait l’air de n’être rien du tout ». La parole, en permettant de manipuler les esprits, donne le vrai pouvoir. — Indépendamment de toute autre compétence, puisqu’elle permet de faire croire que l’on dispose de ces compétences.

« Car il n’y a rien dont l’orateur ne puisse parler, en public, avec une plus grande force de persuasion que celle de n’importe quel spécialiste. Ah, si grande est la puissance de cet art rhétorique ! » Maîtriser un vocabulaire, une grammaire, mais aussi une gestuelle qui appuie la parole, dispense de la connaissance réelle qu’ont les spécialistes. Savoir «parler en public», permet de persuader, de transmettre des opinions, de susciter des croyances, d’enthousiasmer un public et de le faire agir comme on le veut. C’est ainsi qu’un orateur sans aucune compétence en droit, en économie, en sociologie ou en diplomatie, sans aucune expérience de la vie politique locale, nationale ou internationale peut convaincre une population de l’élire à la tête d’un Etat — comme le montre toute l’histoire de la démocratie. Le problème soulevé par Platon dans ce texte est donc toujours d’actualité.