MONTESQUIEU, L’Esprit des Lois (1748)

« Le commerce guérit des préjugés destructeurs ; et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce ; et que, partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. Qu’on ne s’étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu’elles ne l’étaient autrefois. Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout : on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens. […] L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels.
Mais si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. Nous voyons que, dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales ; les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font, ou s’y donnent pour de l’argent. L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres. La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu’Aristote met au nombre des manières d’acquérir. L’esprit n’en est point opposé à de certaines vertus morales : par exemple, l’hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands ».

Rappel : Montesquieu (1689-1755) est un philosophe des Lumières. Ceux-ci (Diderot, Voltaire, Hume, Kant) promeuvent l’usage de la raison pour permettre l’émancipation des êtres humains, la liberté de penser de manière autonome.

1/ Le thème : Dans ce texte Montesquieu s’intéresse au domaine des échanges commerciaux, matériels, économiques.
2/ Le problème : L’auteur cherche à comprendre ce que les échanges commerciaux apportent ou au contraire enlèvent aux individus et aux collectivités humaines.
3/ Enjeux du texte : Ce qui est en jeu dans ce texte, c’est la valeur morale des échanges. Les échanges sont-ils positifs ou négatifs du point de vue de la morale ?
4/ La thèse de l’auteur : Pour Montesquieu, les échanges commerciaux sont positifs à l’échelle des nations puisqu’ils les contraignent à la paix, mais ils sont plus ambigus à l’échelle des individus puisque d’un côté ils peuvent apparaître positifs (pour être acceptés des 2 côtés, les échanges doivent être justes donc ils participent à l’idée de justice), mais de l’autre ils sont négatifs dans la mesure où ils font  disparaître la possibilité d’actes désintéressés.
5/  Structure de l’argumentation de l’auteur : Dans la première partie du texte, Montesquieu montre comment le commerce poussent les sociétés à pacifier leur rapports et donc adoucit les mœurs. Dans la seconde partie, il s’intéresse à l’effet du commerce sur les individus et montre que si l’esprit de commerce peut éviter le brigandage, il est néanmoins à l’origine d’une disparition des comportements désintéressés, altruistes ou charitables.

« Le commerce guérit des préjugés destructeurs ; et c’est presque une règle générale que, partout où il y a des mœurs douces, il y a du commerce? ; et que, partout où il y a du commerce, il y a des mœurs douces. » Les communautés humaines ont tendance à dévaloriser les communautés voisines perçues comme des menaces, et à se valoriser elles-mêmes pour justifier leur culture. (Montaigne : « Il semble que nous n’avons autre mire de la vérité et de la raison que l’exemple et idée des opinions et usages du pays où nous sommes. Là est toujours la parfaite religion, la parfaite police, parfait et accompli usage de toutes choses. »)  Pour Montesquieu, ces préjugés sont « destructeurs ». Or il remarque qu’à son époque, au XVIIIe siècle, le commerce tend à faire disparaître ces préjugés. On peut observer que le commerce adoucit les mœurs (les comportements humains liés à la culture), qu’il est donc facteur de paix, limite les guerres ou au moins leur violence contre les populations civiles.

« Qu’on ne s’étonne donc point si nos mœurs sont moins féroces qu’elles ne l’étaient autrefois. » Bien que les mœurs du XVIIIe siècle peuvent nus paraître aujourd’hui brutales, Montesquieu note qu’elles semblent néanmoins en voie d’adoucissement par comparaison avec les siècles précédents. Selon lui, il ne faut pas s’en étonner puisque c’est une époque de fort développement du commerce, d’échanges et donc d’interdépendance.

« Le commerce a fait que la connaissance des mœurs de toutes les nations a pénétré partout : on les a comparées entre elles, et il en a résulté de grands biens. » Une des vertus du commerce aura été de mieux connaître les autres cultures. Cela fait disparaître les préjugés, mais aussi cela permet de relativiser nos lois, nos coutumes, notre système politique. On peut trouver dans des communautés étrangères des coutumes, des techniques, des formes artistiques meilleures que les nôtres et éventuellement les adopter.

« L’effet naturel du commerce est de porter à la paix. Deux nations qui négocient ensemble se rendent réciproquement dépendantes : si l’une a intérêt d’acheter, l’autre a intérêt de vendre ; et toutes les unions sont fondées sur des besoins mutuels. » Ce qui donne au commerce ses vertus pacificatrices, c’est qu’il rend les nations dépendantes les unes des autres. Elles ont intérêt à demeurer en paix avec celles qui leurs fournissent des biens qu’elles ne produisent pas elles-mêmes ou avec celles à qui elles vendent des biens qu’elles produisent elles-mêmes.

« Mais si l’esprit de commerce unit les nations, il n’unit pas de même les particuliers. » Néanmoins, Montesquieu considère que ces aspects  du commerce,  positifs à l’échelle des nations, ne vont pas sans une contrepartie négative à l’échelle des individus.

« Nous voyons que, dans les pays où l’on n’est affecté que de l’esprit de commerce, on trafique de toutes les actions humaines, et de toutes les vertus morales ; les plus petites choses, celles que l’humanité demande, s’y font, ou s’y donnent pour de l’argent.  » Si l’esprit de commerce devient dominant dans une culture, s’il se développe aux détriments de toute autre valeur morales, alors tout à un prix. Plus rien ne peut être donné par altruisme. La charité disparaît. On doit pouvoir tout vendre, y compris les êtres humains (esclavage),  y compris l’amour (prostitution), etc.

« L’esprit de commerce produit dans les hommes un certain sentiment de justice exacte, opposé d’un côté au brigandage, et de l’autre à ces vertus morales qui font qu’on ne discute pas toujours ses intérêts avec rigidité, et qu’on peut les négliger pour ceux des autres. » En fait, l’esprit de commerce n’est pas entièrement négatif à l’échelle des individus. Il faut mettre à son crédit qu’il permet de développer un certain sens de la justice. Pour échanger, il faut se mettre d’accord sur la valeur des choses. On n’échanger que si chacun considère le prix demandé comme juste. D’où l’idée de Montesquieu que l’esprit de commerce produit « un certain sentiment de justice exacte »). Cela s’oppose au brigandage, au vol qui lui est une injustice : il y a un gagnant et un perdant. Alors que dans l’échange commercial, c’est « gagnant-gagnant » — ce qui est positif. Malheureusement, cela s’oppose aussi au désintéressement, au fait que l’on puisse négliger ses intérêts personnels en faveur de l’intérêt général ou de celui d’autrui — ce qui est négatif.

« La privation totale du commerce produit au contraire le brigandage, qu’Aristote met au nombre des manières d’acquérir. L’esprit n’en est point opposé à de certaines vertus morales : par exemple, l’hospitalité, très rare dans les pays de commerce, se trouve admirablement parmi les peuples brigands ». Montesquieu termine en rappelant que le brigandage a longtemps été, pour les sociétés dites «prédatrices» (Huns, Vikings, etc.) un moyen de s’enrichir. Or puisque ces sociétés ne valorisaient pas économiquement chaque objet et chaque action, elles pouvaient aussi être plus accueillantes et pratiquer l’hospitalité, c’est-à-dire accueillir l’étranger de passage sans le rançonner ou lui demander une compensation financière.