KANT, Théorie et pratique, 1793

« Personne ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes) mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible (autrement dit, à ce droit d’autrui). Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel que celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il le veuille également — un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir. »   

Rappel : Kant  (1724-1804) est un philosophe allemand de la période des Lumières qui s’est intéressé à l’usage de la raison et à ses limites, en particulier dans les domaines de la connaissance (Critique de la raison pure) et de la morale (Critique de la raison pratique).

1/ Le thème : Dans ce texte, Kant s’intéresse à la question du bonheur et plus précisément au rôle éventuel que pourrait ou drevait jouer l’État en ce qui concerne le bonheur des citoyens.
2/ Le problème : Les citoyens d’un Etat peuvent considérer qu’un gouvernement doit s’occuper avant tout de leur bien-être, voire de notre bonheur. Mais est-ce vraiment le but d’un gouvernement ? La question du bonheur ressort-elle de la sphère privée ou de la sphère publique ?
3/ Enjeux du texte : Ce qui est en jeu ici, c’est le rôle de l’État et les limites qu’il faut fixer à ses interventions dans la vie privée.
4/ La thèse de l’auteur  : Pour Kant, le bonheur étant relatif à chaque individu, un Etat qui déciderait de ce que ce bonheur doit être pour chacun serait nécessairement un despotisme (une dictature) puisqu’il devrait imposer la même conception unique du bonheur et donc nierait toute liberté de choix.
5/ Structure de l’argumentation : Dans un premier temps (première phrase), Kant définit le bonheur en lien avec la liberté et les limites que toute société doit lui fixer (chacun peut trouver son bonheur où il veut, à condition de ne pas nuire à la liberté des autres). Dans la seconde partie du texte, Kant examine ce qu’il adviendrait des citoyens dans un État dont le gouvernement déciderait seul de ce que doit être leur bonheur pour conclure par la thèse qu’il défend.

 

« Personne ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes) » Kant affirme que le bonheur d’un individu ne peut être déterminé par un tiers. Il n’y a donc pas de forme universelle du bonheur. Ce qui fait le bonheur de l’un pourrait être vécu comme un malheur pour un autre. On ne peut donc « contraindre à être heureux d’une certaine manière ». En effet, notre conception du bonheur dépend d’un mélange complexe de la culture que nous avons reçu, de notre expérience individuelle, et de notre histoire personnelle. Puisqu’aucun être humain ne peut partager exactement la même culture, la même expérience ni la même histoire, le partage d’une même conception du bonheur ne pourrait qu’être fortuite. De sorte que lorsque nous imaginons ce qui pourrait faire le bonheur d’autrui, nous ne faisons que projeter sur lui notre propre conception du bonheur qui ne peut coïncider exactement avec celle d’autrui.

« mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne » De manière générale, on constate que la conception du bonheur d’un bébé diffère de celui d’un adolescent qui diffère lui-même de celui d’un adulte ou d’un vieillard. Mais le bonheur de chaque individu dépend probablement de son histoire personnelle et de sa culture qui déterminent ses goûts, sa sensibilité, ses plaisirs. Or si l’idée de bonheur est subjective, c’est qu’il n’a pas de formes objectives, universelles — qui vaudraient pour tout être humain et dont la réalisation garantiraient a priori à chacun d’atteindre cet état et de le conserver. Auquel cas, si le but de la vie humaine est de trouver (ou au moins de chercher) cet état de bonheur, il faut laisser à chacun la possibilité de suivre la voie qui lui semble la bonne.

« pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible (autrement dit, à ce droit d’autrui). » Une limite doit cependant être posée à cette recherche individuelle du bonheur — celle qui consiste à ce que cette recherche n’empêche pas les autres d’être heureux. Si le bonheur est un droit pour moi, alors, dans une société juste, il doit être aussi un droit pour chacun. On retrouve ici une application, au cas de la recherche libre du bonheur, de l’idée que la liberté d’un individu s’arrête où commence celle des autres.

« Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, » Dans cette seconde partie du texte, Kant s’intéresse au cas d’un gouvernement qui considérerait qu’au contraire, il existe un bonheur objectif, suivant des règles objectives, et qu’il est du devoir de l’État de rendre ses citoyens heureux. Il ne laisserait donc pas chaque individu rechercher et construire lui-même son propre bonheur d’après l’idée qu’il s’en fait mais voudrait décider du bien de chacun. Le gouvernement en question fonnderait sa légitimité sur ce que Kant appelle « le principe de la bienveillance envers le peuple ».

« tel que celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, » Kant compare le comportement d’un gouvernement de ce type à celui d’un père envers ses enfants. Or si les parents choisissent pour leurs enfants, les poussent à agir dans un sens plutôt que dans un autre, c’est que les enfants sont « mineurs », ne disposent pas encore de la culture et de l’usage de la raison qui leur permettraient d’agir de manière autonome. Mais une fois majeurs, les enfants acquièrent leur autonomie et vivent leur vie comme ils le souhaitent. Mais un « gouvernement paternel » maintiendrait les individus toute leur vie dans cet état de dépendance, sans jamais leur donner la possibilité de réfléchir de manière autonome, de choisir librement.

« sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il le veuille également » Le peuple serait donc rendu totalement dépendant du bon vouloir du gouvernement, infantilisé, réduit à une forme de passivité. Un État qui voudrait imposer une conception particulière du bonheur à ses citoyens devrait pour se faire leur interdire tout usage de la raison, toute liberté de penser par eux-même et de maîtriser leur propre vie.

« – un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir. »  Le bonheur ne peut donc être décidé et imposé de l’extérieur, et en particulier pas par l’État — car cela impliquerait qu’il contraigne chacun à vivre et penser exactement de la même façon — ce qui correspond préciséménet à la définition d’un Etat totalitaire, c’est-à-dire du « plus grand despotisme que l’on puisse concevoir ».