FREUD, Malaise dans la culture (1929)

« L’homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possibles, mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de le faire souffrir, de le martyriser et de le tuer.
L’existence de ce penchant à l’agression que nous pouvons ressentir en nous-mêmes, et présupposons à bon droit chez l’autre, est le facteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture à la dépense qui est la sienne. Par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation […]. Il faut que la culture mette tout en œuvre pour assigner des limites aux pulsions d’agression des hommes […]. De là la restriction de la vie sexuelle et de là aussi ce commandement de l’idéal : aimer le prochain comme soi-même, qui se justifie effectivement par le fait que rien d’autre ne va autant à contre-courant de la nature humaine originelle. »

Rappel : Freud (1856-1839), médecin, psychologue et philosophe autrichien, est le fondateur de la psychanalyse. Selon la psychanalyse, l’esprit humain est composé d’un inconscient, le « Ça », siège des pulsions (instincts), le Surmoi, acquis par la culture, dont la fonction est de contrôler ces pulsions, et le Moi, partie de la personnalité assurant les fonctions conscientes.

1/ Le thème : dans ce texte, Freud aborde la question des rapports entre nature (ici, la « nature humaine », les aspects innés de la psychologie humaines) et culture (ici la mise en place de contrôle des comportements interhumains à l’intérieur d’une culture).
2/ Le problème : Quel rôle joue la culture dans la conservation d’une société ?
3/ Enjeux du texte : Répondre à cette question permet de mieux comprendre le rôle de certaines formes de contraintes que l’on retrouve dans de nombreuses cultures sous forme d’institutions (comme la religion).
4/ La thèse de l’auteur  : L’idée principale de ce texte de Freud est de montrer que l’homme porte en lui de manière innée des pulsions agressives et donc anti-sociales, de sorte que l’un des rôles de la culture consite à limiter l’expression de ces pulsions dont l’expression rendrait impossible l’existence durable d’une société.
5/ Structure de l’argumentation de l’auteur : le texte est structuré en deux parties. Dans la première, Freud affirme que par nature l’homme n’est pas un être pacifique mais qu’au contraire il est mû par des pulsions agressives. Pour appuyer cette thèse, il donne divers exemples de ces comportements agressifs dans le domaine de la sexualité, de l’économie et des rapports humains en général.
Dans le second paragraphe, Freud montre comment la libre expression de ces pulsions agressives menacerait la stabilité de la société. Il en conclut qu’un des rôles de la culture est de limiter cette expression de l’agressivité et cite l’exemple, dans la culture judéo-chrétienne, de ce qu’il nomme un « commandement de l’idéal ».

« L’ homme n’est pas un être doux, en besoin d’amour, qui serait tout au plus en mesure de se défendre quand il est attaqué, mais au contraire il compte aussi à juste titre parmi ses aptitudes pulsionnelles une très forte part de penchant à l’agression. » Dans la première phrase, Freud oppose 2 conceptions de l’être humain.

  1. Première conception de l’être humain, optimiste (rejetée par Freud) : La première partie de la phrase nie que l’homme soit un être naturellement bon et raisonnable selon la conception optimiste des philosophes des Lumières. Exemple de cette conception optimiste de l’humanité, Rousseau (XVIIIe siècle) : « L’homme naît bon, c’est la société qui le pervertit ». C’est un point de vue que Freud rejette.
  2. Deuxième conception de l’être humain, pessimiste : Le point de vue de Freud, exprimé dans la seconde partie de la phrase, affirme qu’« au contraire » l’homme est naturellement agressif. Cette conception pessimiste de l’humanité paraît réaliste quand on considère la période historique à laquelle Freud a écrit son livre – à savoir après une pramière guerre mondiale qui constitue alors le plus grand carnage connu dans l’histoire de l’humainité, avant une seconde qui semble inévitable du fait de la montée en puissance des dictatures, à une époque où le colonialisme est à son apogée, où la ségrégation raciale se perpétue aux USA et l’antisémitisme dans de nombreux États européens.
    Dès la Rome antique, Plaute exprimait déjà cette  conception pessimiste de l’humanité : « L’homme est un loup pour l’homme ». Au XVIIe siècle, Hobbes s’appuie sur cette même conception pour justifier la nécessité d’un État puissant et impitoyable dans sa tâche de maintien de l’ordre public (Léviathan).
    Les insitutions que sont la religion et la justice montrent comment la culture s’efforce en effet de limiter l’expression des pulsions agressives des êtres humains à l’intérieur d’une société :
    • La religion : Freud donne lui-même l’exemple de la religion à travers le cas d’un des commandements de l’Évangile. La religion est un élément qu’on trouve dans toutes les cultures. Un de ses rôles est de poser des interdits dans les comportements humains.
    • La justice : Le rôle de la justice et de ses lois est lui aussi de contraindre les êtres humains à limiter l’expression de leurs pulsions, en les menaçant de punition. Si chaque culture possède ses propres critères définissant la gravité des crimes et les peines correspondantes ainsi que des formes institutionnelles variables, aucune ne se dispense de lois contraignantes et de moyens pour les faire appliquer.

« En conséquence de quoi, le prochain n’est pas seulement pour lui un aide et un objet sexuel possibles ». Ces deux rôles qu’autrui joue pour nous sont pour Freud ce qui justifie le regroupement des êtres humains en sociétés : assurer la sécurité de chacun (« aide », que ce soient les parents, les amis…) et permettre la perpétuation du groupe et au-delà de l’espèce humaine (objet sexuel). Ces deux fonctions déterminent la plupart des rapports humains dans leurs aspects les plus primaires, les plus « naturels », puisqu’elles permettent de satisfaire des besoins naturels fondamentaux (survie et reproduction). De ce point de vue, les relations interhumaines répondent à un intérêt à la fois individuel et général et donc favorables à la vie sociale. Mais l’agressivité induit des comportements d’un tout autre ordre puisqu’ils nuisent au contraire à la paix sociale.

« mais aussi une tentation, celle de satisfaire sur lui son agression, d’exploiter sans dédommagement sa force de travail, de l’utiliser sexuellement sans son consentement, de s’approprier ce qu’il possède, de l’humilier, de le faire souffrir, de le martyriser et de le tuer. » Puisque nous sommes dotés naturellement d’un penchant à l’agressivité, autrui (le prochain = celui qui nous est proche = autrui) représentge aussi (en plus d’être un aide ou un partenaire sexuel possible) un objet sur lequel notre agressivité (ou celle de tout une communauté d’individus) va pouvoir se défouler. Freud prend les exemples de l’exploitation économique, de l’esclavage (« exploiter sans dédommagement sa force de travail »), celui du viol (« l’utiliser sexuellement sans son consentement »), celui du vol (de « s’approprier ce qu’il possède ») avant de conclure avec la torture et le meurtre. L’histoire ou les faits d’actualité peuvent justifier encore aujourd’hui de telles affirmations : la violence est constitutive de la nature humaine, présente ne nous et donc toujours susceptible de s’exprimer. Reconnaître cet aspect de l’humanité n’interdit pas de reconnaître la présence d’une capacité d’empathie chez l’être humain. L’espression spontanée de l’une ou de l’autre peut être affaire de circonstances. Mais évidemment seule l’expression de l’agressivité constitue en soi un problème  pour la vie sociale.

« L’existence de ce penchant à l’agression que nous pouvons ressentir en nous-mêmes et présupposons à bon droit chez l’autre, est le facteur qui perturbe notre rapport au prochain et oblige la culture à la dépense qui est la sienne. » Freud nous prend à témoin : nous avons tous un jour ressenti cette pulsion de violence, cette envie de détruire autrui dès lors qu’il s’opppose à nous, à la satisfaction de nos besoins, voire à notre existence ou à celle de nos proches. Cela doit nous conduire à supposer qu’elle est innée chez l’être humain donc commune à tous, indépendamment de notre culture, de notre sexe, de notre âge. De sorte que toute société, pour garantir sa conservation, doit inclure dans la culture qu’elle transmet à chacun de ses membres, les moyens de contrer l’expression de cette agressivité.

« Par suite de cette hostilité primaire des hommes les uns envers les autres, la société de la culture est constamment menacée de désagrégation. » Quelle que soit la forme qu’elle prend, l’agressivité, cette « hostilité des hommes les uns envers les autres », induit dès lors qu’elle peut s’exprimer l’injustice puisqu’elle permet d’imposer ses désirs, ses points de vue, ses intérêts personnels par la force, en niant ceux d’autrui. Elle en traîne rancœur, haine, peur, et désir de vengeance, tous ces sentiments négatifs (ces « passions tristes » comme les nomme Spinoza) qui sont sources de conflits et menacent donc la société de « désagrégation ».

« Il faut que la culture mette tout en œuvre pour assigner des limites aux pulsions d’agression des hommes. » Puisque c’est la condition pour qu’une société perdure, il incombe à toute culture de commencer par réguler l’expression de l’agressivité. Ce qui passe par des règles de comportement qui vont être intériorisées dans cette « instance psychique » que Freud nomme le « Surmoi » dont le travail consiste à censurer l’expression spontanée de nos pulsions (le « Ça »). Il ne s’agit pas d’interdire absolument l’expression de pulsions, ce qui entraînerait des frustrations dont le retour pourrait prendre des formes pathologiques plus dangeureuses encore que leur expression directe, mais de leur « assigner des  limites ». La violence sera tolérée dans un cadre légal : on pourrait ainsi considérer que certains sports (boxe, arts martiaux, lutte mais éventuellement aussi rugby) constituent des soupapes à l’agressivité que la société propose à ses membres. De même, on trouve dans de nombreuses sociétés primitives des danses guerrière où la violence est mise en scène, réglée par une chorégraphie qui l’ampute de toutes ses conséquences néfastes.

« De là la restriction de la vie sexuelle et de là aussi ce commandement de l’idéal : aimer le prochain comme soi-même, qui se justifie effectivement par le fait que rien d’autre ne va autant à contre-courant de la nature humaine originelle. » Toute les sociétés régulent par des lois la vie sexuelle, interdisant (en général) le viol. Mais plus subtilement, les cultures transmettent des règles dans le jeu de la séduction, règles qui contraignent à emprunter des procédures comportant des étapes convenues, distribuent les rôles que chacun reconnaît. Ces règles constituent, de fait, des « restrictions de la vie sexuelle » qu’il faut lever progressivement, évitant ainsi l’expression violente du besoin sexuel. Enfin, la maxime chrétienne « aime ton prochain comme toi-même », que Freud qualifie de « commandement de l’idéal », implique de ne pas faire subir à autrui ce que l’on ne voudrait pas qu’il nous fasse subir. Ce que l’on souhaite pour soi, on doit le souhaiter pour les autres. Et puisque nous ne voulons pas souffrir, nous ne devons pas faire souffrir autrui. Ce commandement s’oppose donc frontalement à cette part de la nature humaine qui menace constamment la société, l’agressivité.