EINSTEIN et INFELD,
L’Évolution des idées en physique
(1938)

« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés. Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien. […] À l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d’ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité. Sans la croyance qu’il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l’harmonie interne de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique.
À travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l’harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s’opposent à notre compréhension. »

1/ Le thème : Ce texte aborde le domaine de la raison à travers les sciences, en particulier la physique, et du rôle qu’y joue d’une part la théorie, et d’autre part (c’est l’originalité de ce texte produit par des physiciens) le désir et la croyance, donc une certaine forme d’irrationalité.
2/ Le problème : Les auteurs se sont posé la question de savoir ce qui motive le physicien dans sa quête de la compréhension de la réalité.
3/ Enjeux du texte : Ce qui est en jeu ici, c’est la conception qu’on se fait trop souvent de la science comme activité purement rationnelle, désincarnée, dont la possibilité même serait conditionnée par un détachement de tous les fonctionnements psychologiques primaires de l’être humain (et donc échappant à toutes les formes de croyances).
4/ La thèse des auteurs  : Les auteurs défendent la thèse que, si le chercheur poursuit le but, très rationnel, de créer une représentation adéquate de la réalité (une théorie), il est fondamentalement déterminé par des motivations « pré-rationnelles », à savoir un désir, celui de maîtriser le monde sensible, mais aussi une croyance, celle qui présuppose une « harmonie interne du monde » et donc en une possible cohérence des différents aspects du monde auxquels nous avons à faire (réalité, sensibilité, théorie).
5/ Structure de l’argumentation : Dans un premier temps (premier paragraphe), Einstein et Infeld définissent la science comme une création de l’intellect humain visant à établir un lien entre représentation théorique (discours construit selon certaines règles logiques), monde sensible (tel qu’il apparaît dans notre perception) et réalité (qui est la condition de possibilité, l’origine de toutes nos représentations mais qui ne nous est jamais donnée immédiatement). Puis (deuxième et troisième paragraphes) les auteurs repèrent les motivations « pré-scientifiques » des chercheurs, les désirs, les croyances qui les déterminent, les stimulent dans leurs recherches, fondent leur volonté de produire des théories. La première croyance concerne la possibilité de créer des théories représentant adéquatement la réalité, la seconde concerne l’« harmonie du monde », le lien possible entre réalité, perception et représentation théorique. Pour les auteurs, ces croyances sont fondamentales dans la volonté des être humains à comprendre toujours mieux la réalité malgré toutes les difficultés de cette tâche.

« La science n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits non reliés entre eux. » Les auteurs commencent par s’opposer à l’idée que l’on se fait communément de la sciences. La science n’est pas une « collection de lois », c’est-à-dire des séries d’équations mathématiques qui permettraient de décrire les «lois de la nature» qui pré-existeraient. La nature obéirait à des lois mathématiques et qu’il n’y aurait plus qu’à « collecter » (« collection »). Ex. : longueur d’un ressort en fonction du poids qu’on y accroche, position des planètes en fonction du jour et de l’heure, etc. Et la science n’est pas non plus une simple accumulation d’observations (« de faits non reliés entre eux »). Observer et noter la position des étoiles dans le ciel à chaque jour de l’année ne constitue pas en soi une activité scientifique.

« Elle est une création de l’esprit humain au moyen d’idées et de concepts librement inventés. » Les auteurs donnent alors leur propre définition de la science. Elles est le produit d’un travail de l’esprit humain pour représenter la réalité à l’aide du langage, en inventant des concepts c’est-à-dire des définitions d’objets claires et cohérentes entre elles. Et le scientifique dispose dans ce domaine d’une certaine liberté : plusieurs théories, construites sur la base de concepts différents, peuvent représenter correctement l’ensemble des données dont nous disposons concernant un domaine de phénomènes. Ainsi en physique, les concepts de force, d’énergie, de travail ne correspondent pas à des objets concrets : ils ne correspon dent pas à des o jets observables. Ils ont été « librement inventés » par les physiciens du XVIIIe siècle pour relier entre elles des données observationnelles.

« Les théories physiques essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des impressions sensibles. » Le but de la science est de construire dans l’esprit humain une représentation («image») de la réalité dont nos sens (vue, ouïe, etc.) ne nous permettent de connaître qu’une toute petite partie. Une théorie scientifique peut donc être conçue comme une « image de la réalité ». Nos sens ne nous permettent pas de percevoir les cellules de notre corps, les atomes ou les galaxies : une théorie peut les concevoir et les justifier. Néanmoins, ces représentations conceptuelles n’ont de valeur scientifique que si elles correspondent bien à la réalité. Elles doivent pour cela pouvoir être confirmées (par des expériences), être en accord avec ce que nos sens nous permettent de connaître de la réalité.

« Ainsi, nos constructions mentales se justifient seulement si, et de quelle façon, nos théories forment un tel lien. » La possibilité d’établir un lien entre les concepts que nous inventons et organisons mentalement (nos « constructions mentales ») et la réalité, est ce qui justifie le bien-fondé d’une théorie. Si une théorie ne permet pas de faire le lien entre les concepts sur lesquelles elle s’appuie et ce que nous pouvons connaître de la réalité grâce à nos sens, alors nopus devons y renoncer. Une « construction mentale » n’a de valeur que si elle permet de représenter correctement la réalité et donc, à tout le moins, si elle est compatible avec ce que nos sens nous apprennent de cette réalité, autrement dit si elle peut être « rattachée au vaste monde des impressions sensibles ».

« À l’aide des théories physiques nous cherchons à trouver notre chemin à travers le labyrinthe des faits observés, d’ordonner et de comprendre le monde de nos impressions sensibles. » La science part toujours de ce que nous connaissons de la réalité par l’observation. Or ces observations apparaissent d’abord incohérentes, désordonnées. Le but de la science est donc de les  mettre en ordre en les rassemblant à l’aide de concepts et de lois reliés logiquement entre eux.

« Nous désirons que les faits observés suivent logiquement de notre concept de réalité. » Cela répond à un désir fondamental chez l’être humain : celui de pouvoir prédire l’avenir, d’avoir des certitudes. Or la science, en établissant comment les mêmes causes produisent toujours les mêmes effets, permet de prévoir les effets. La médecine peut prévoir l’évolution d’une maladie, prévoir comment tel médicament produira tel effet sur elle. L’astronome peut prévoir la position de telle planète à telle heure dans mille ans.

« Sans la croyance qu’il est possible de saisir la réalité avec nos constructions théoriques, sans la croyance en l’harmonie interne de notre monde, il ne pourrait pas y avoir de science. Cette croyance est et restera toujours le motif fondamental de toute création scientifique. » La raison scientifique a donc une origine irrationnelle dans l’être humain : une croyance en la possibilité que le langage puisse représenter adéquatement la réalité. C’est une croyance en « l’harmonie interne de notre monde ». Ce qui se passe dans notre esprit peut consoner (« harmonie ») avec la réalité qui lui est extérieure.

« À travers tous nos efforts, dans chaque lutte dramatique entre les conceptions anciennes et les conceptions nouvelles, nous reconnaissons l’éternelle aspiration à comprendre, la croyance toujours ferme en l’harmonie de notre monde, continuellement raffermie par les obstacles qui s’opposent à notre compréhension. » Toute l’histoire des sciences, de ses progrès, naît de ce besoin de comprendre, c’est-à-dire d’établir des relations vérifiables entre ce que l’on peut imaginer de la réalité et la réalité elle-même  (= « harmonie de notre monde »). Et chaque nouvelle observation, chaque découverte de nouveau phénomène se présente comme un défi à notre compréhension. La solution qu’apportera tôt ou tard la science raffermira donc toujours plus cette croyance qu’a aujourd’hui l’humanité en sa capacité à représenter adéquatement la réalité à l’aide de théories.