ALAIN, Système des Beaux-Arts (1920)

« Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires  Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; l’idée lui vient à mesure qu’il fait?; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. Et c’est là le propre de l’artiste. Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même.
Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau.(…) Ainsi la règle du Beau n’apparaît que dans l’œuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre œuvre. »

1/ Le thème : Le texte d’Alain extrait de son Système des Beaux-Arts (1920) aborde le domaine de l’art, plus précisément celui des Beaux-Arts et donc de l’esthétique.
2/ Le problème : La question à laquelle cherche à répondre l’auteur concerne la spécificité du travail de l’artiste, comparé à celui de l’artisan, et ses conséquences sur ce qui caractérise une œuvre d’art.
3/ Enjeux du texte : Les domaines concernés étant ceux de l’art et de la technique, l’enjeu est de comprendre la spécificité du travail de l’artiste et par suite ce qui fait sa valeur.
4/ La thèse de l’auteur  : Le travail de l’artiste se différencie de celui de l’artisan par la liberté que conserve l’artiste dans l’exécution de son œuvre, là où l’artisan se conforme à une idée qui règle précisément son travail. De sorte que chaque œuvre d’art suit ses règles propres et demeure donc singulière, à l’inverse des objets techniques.
5/ Structure de l’argumentation de l’auteur : Dans un premier temps (3 premières phrases), l’auteur présente la spécificité du travail de l’artisan, à savoir son aspect « mécanique », entièrement déterminé par une procédure préétablie. Puis (4e et 5e phrases) il lui oppose l’exemple du travail du peintre de portrait  : la richesse des possibilités de sa palette empêche qu’il puisse avoir à l’avance une idée exacte du résultat de son travail. Il élargit ensuite (première phrase du 2e paragraphe) l’application de son idée à d’autres arts : tout artiste découvre son œuvre à mesure qu’il la produit. Ce qui lui permet finalement (dernière phrase) de définir ce qui fait la spécificité de l’art, à savoir que les règles d’exécution de chaque œuvre d’art lui sont propres et déterminent donc sa singularité.

« Il reste à dire en quoi l’artiste diffère de l’artisan. » :  Cette première phrase introduit le propos du texte, à savoir qu’il va s’agir de trouver un critère significatif justifiant la distinction que nous faisons aujourd’hui entre l’artiste de l’artisan. Or distinguer l’artiste et l’artisan va évidemment passer par la distinction entre leur manière de travailler, et puisque leur travail vise à la production d’objets, à distinguer la spécificité des objets produits par l’un et par l’autre. Pourquoi la distinction entre art et artisanat est intéressante ? Parce que pendant très longtemps, dans les sociétés européennes, cette distinction n’allait pas de soi. Un seul mot désignait les arts et les techniques (technè en grec et ars en latin). En français, la distinction entre art et artisanat n’apparaît qu’au XVIe siècle, avec la notion de Beaux-Arts.
Dans l’Encyclopédie des Lumières, d’Alembert avait proposé de distinguer l’art de l’artisanat non pas selon la forme du travail permettant de produire les objets, mais selon la fonction de ces objets : l’artisan est celui qui produit des objets utiles (servant à satisfaire des besoins, destinés à être consommés), l’artiste celui qui peoduit des objets beaux (visant la satisfaction esthétique).

« Toutes les fois que l’idée précède et règle l’exécution, c’est industrie. » Alain commence par une définition générale de ce qui est « industrie », à savoir la production mécanique d’objets, c’est-à-dire la production par des machines, mais aussi par des hommes dès lors qu’ils travaillent mécaniquement, c’est-à-dire par des suites de gestes répétés identiquement, selon une procédure réglée à l’avance. L’artisanat, consistant à produire des objets utiles, a développé des techniques pour les produire à l’identique en grande quantité, ceci aboutissant au XXe siècle au taylorisme (travail à la chaîne), c’est-à-dire une organisation scientifique du travail visant à optimiser la productivité. La notion d’« industrie » caractérise donc déjà le travail de l’artisan dans ce qui en fait l’essence : la capacité de produire des objets de manière réglée (en suivant des règles), et donc, grâce aux procédures parfaitement déterminées par ces règles, de produire le même objet en quantité indéfinie.
Ce qui caractérise l’industrie, et donc le travail productif répétitif, c’est que « l’idée y précède et y règle l’exécution ». En effet, puisque le produit du travail artisanal a une fonction (meuble,  gâteau, bateau…), il doit présenter des caractères qui lui permettent de réaliser cette fonction. Il doit donc être conçu préalablement : le menuisier doit faire préalablement le plan du meuble qu’il va réaliser, le cuisinier doit connaître la recette de son gâteau… L’artisan sait exactement ce que sera l’objet qu’il va produire, il peut préparer les matériaux dont il aura besoin et suivre une procédure qui mènera, étape après étape, à concrétiser l’objet décrit dans le plan (ou la recette). Pour lui, « l’idée précède et règle l’exécution »). De telle sorte que l’échec de son travail ne peut provenir que d’une mauvaise exécution de la procédure, d’une erreur ou d’une maladresse.

« Et encore est-il vrai que l’œuvre souvent, même dans l’industrie, redresse l’idée en ce sens que l’artisan trouve mieux qu’il n’avait pensé dès qu’il essaie ; en cela il est artiste, mais par éclairs. » Alain admet néanmoins que les deux domaines (art et artisanat) ne sont pas absolument impermébales : l’artisan peut se comporter en artiste mais seulement « par éclair ». On peut imaginer un pâtissier qui connaissant les goûts de son client, modifiera légèrement sa recette habituelle (l’« idée ») : il « redresse l’idée en ce sens qu’il trouve mieux qu’il n’avait pensé ». A ce moment il sort de la procédure, devient créatif et donc « en cela il est artiste, mais  par éclair ».

« Toujours est-il que la représentation d’une idée dans une chose, je dis même d’une idée bien définie comme le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique seulement, en ce sens qu’une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires. » Toute conception préalable d’un objet qui définit précisément le travail de celui qui le produit rend ce travail purement « mécanique » : il n’y a plus rien à concevoir, seulement à exécuter. La faculté créative est inutile. L’artisan n’a plus à réfléchir, à faire intervenir sa sensibilité propre. Il suit des règles précises que n’importe que autre artisan suivrait de la même façon. Les objets produits consituent précisément des représentations de l’idée originale, objets qui sont alors reproductibles à l’identique à l’infini : il y a « représentation d’une idée dans une chose ». Même le plan d’une maison définit précisément la procédure à suivre pour construire la maison, tout y est prévu au centimètre près. Le chef de travaux le réalisera mécaniquement, sans autres questions à se poser que celle de la bonne compréhension des plans de l’architecte : « le dessin d’une maison, est une œuvre mécanique seulement ».  De fait, on peut dire avec Alain que l’artisan qui suis scrupuleusement l’idée de départ, se comporte comme une machine et pourrait donc être remplacé par un robot (« une machine bien réglée d’abord ferait l’œuvre à mille exemplaires »).

« Pensons maintenant au travail du peintre de portrait ; il est clair qu’il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ; » Après avoir détaillé ce qui fait la spécificité du travail de l’artisan, Alain en vient à l’art. Il part d’un exemple particulier, la peinture de portrait, pour  développer sa thèse : l’idée exacte de l’œuvre ne naît qu’à mesure que le travail avance. La complexité du travail de l’artiste élimine la possibilité de capturer l’œuvre à laquelle il va travailler dans une idée telle qu’elle permettrait de prévoir dans le détail chacun des gestes qu’il va devoir réaliser. La production d’une œuvre d’art ne peut faire l’objet d’une procédure. Dans le cas du peintre de portrait, il lui est impossible de préparer à l’avance les milliers de teintes dont il aura besoin (« il ne peut avoir le projet de toutes les couleurs qu’il emploiera à l’œuvre qu’il commence ») : il devra les produire à partir de couleurs primaires à mesure que le besoin s’en fera sentir.

« l’idée lui vient à mesure qu’il fait ; il serait même rigoureux de dire que l’idée lui vient ensuite, comme au spectateur, et qu’il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître. » De telle sorte qu’il semble que l’artiste ne se fait une idée cohérente de l’œuvre en cours qu’à mesure que son travaille avance. On pourrait appliquer ici la formule sartrienne : « l’existence précède l’essence ». C’est à mesure que l’œuvre se deploie concrètement (qu’elle existe) que son idée (son essence) se précise. En fait, l’artiste est en quelque sorte le premier spectateur de son œuvre (« il est spectateur aussi de son œuvre en train de naître »), mais un spectateur actif, qui garde, contrairement au public, la main sur son œuvre jusqu’à l’instant où il décidera qu’elle est achevée. Alors seulement l’idée est là, fixée dans l’œuvre elle-même puisque celle-ci va rester identique à elle-même.

« Et c’est là le propre de l’artiste. » : Alain généralise cette spécificité du travail du peintre de portrait au travail de l’artiste en général (« c’est là le propre de l’artiste ») : en produisant une œuvre, l’artiste produit l’idée de cette œuvre.  S’il avait une idée préconçue, clairement définie à l’avance de son œuvre, il ne serait plus alors qu’un exécutant au service de cette idée, autrement dit un technicien, et rien ne différencierait donc plus son travail de celui de l’artisan.

« Il faut que le génie ait la grâce de la nature et s’étonne lui-même. » Mais si le travail de l’artiste ne ressort pas de procédures techniques visant à concrétiser une idée, d’où vient la dynamique qui porte l’artiste dans son travail ?  Le « génie », l’excellence particulière de l’artiste, présenterait une particularité qu’Alain caractérise comme une «grâce de la nature ». On retrouve derrière cette expression l’idée ancienne de l’inspiration. Pour les Grecs, le poète était soumis à l’influence positive des Muses ; il n’était donc qu’un artisan au service de cette inspiratrice qui lui soufflait ses vers. Quand d’idée d’inspiration réapparaît dans le domaine de l’art, particulièrement durant la période romantique, le concept en est plus matérialiste : l’artiste est guidé par  sa « nature » propre, sa sensibilité mieux accordée à la nature dont il déchiffre les symboles  : « Il faut que le génie ait la grâce de la nature ». L’idée d’inconcient est proche : c’est lui, fonctionnement originel de la nature précédent le filtre appauvrissant qui réduit lma réalité aux apparences que nous en donne notre perception, constitue la source de l’inspiration et de l’artiste. C’est ainsi que Rimbaud : « J’assiste à l’éclosion de ma pensée : je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet : la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène. » (lettre à Demény, 1870). De sorte que l’artiste ne contrôle pas son propre travail et « s’étonne lui-même ».

« Un beau vers n’est pas d’abord en projet, et ensuite fait ; mais il se montre beau au poète ; et la belle statue se montre belle au sculpteur à mesure qu’il la fait ; et le portrait naît sous le pinceau. » Alain généralise les rtésultats tiré de l’exemple du peintre de portrait à d’autres arts (poésie, sculpture). Dans tous ces cas, la beauté n’est pas calculée à l’avance, elle apparaît à mesure que l’artiste travaille. Ainsi, le vers ne se donne pas immédiatement, tout fait, mais se construit progressivement  pour produire une satisfaction telle que l’on peut dire alors qu’« il se montre beau au poète ». De même la beauté de la statue apparaît progressivement au sculpteur qui travaille. L’œuvre ne sera achevée que lorsqu’elle apparaîtra belle, c’est-à-dire totalement satisfaisante aux  yeux de l’artiste : lui enlever ou lui ajouter quelque chose réduirait cette satisfaction. C’est une définition classique de cette perfection particulière qui est celle de l’œuvre d’art.

« Ainsi la règle du Beau n’apparaît que dans l’œuvre et y reste prise, en sorte qu’elle ne peut servir jamais, d’aucune manière, à faire une autre œuvre. » Conséquences de la spécificité du travail de l’artiste sur la spécificité des œuvres d’art : contrairement aux travaux artisanaux qui peuvent être aisément reproduits puisqu’on suit des procédures, des recettes, l’artiste invente ses propres règles, les crée en fonction de ses besoins. De sorte qu’une œuvre d’art est nécessairement unique. Une fois réalisée, on peut en avoir une idée claire. Copier enlève donc tout intérêt artistique à une œuvre, puisque cet intérêt ne dépend pas des gestes techniques qui permettent de la produire mais d’un travail de création particulier, qui consiste à découvrir quelque chose de nouveau et ne pouvait donc être capturé par une idée préalable.