Le Bonheur

Préambule : La réponse à la question « Que dois-je faire ? » (à cet instant précis, dans tel type de situation, de ma vie) détermine le domaine de la philosophie morale.

  • « Que dois-je faire dans une situation donnée ? » est la question du devoir.
  • « Que dois-je faire de ma vie ? » est la question du bonheur.

1.DISTINCTIONS DE VOCABULAIRE

a/ Plaisir : satisfaction d’un désir

Le plaisir est une sensation agréable (liée aux sens externes ou internes), locale, d’origine externe, qui est parfois intense mais toujours éphémère, incomplète.
Ex. : plaisir de manger, de courir, d’être au soleil, etc.

b/ Joie : satisfaction d’une aspiration

La joie est un sentiment agréable (lié à un état d’esprit), diffus, d’origine interne, transitoire, incomplet.
Ex. : joie d’avoir le Bac, d’avoir gagné un match…

c/ Bonheur : satisfaction d’un idéal de vie 

Le bonheur est un état d’esprit durable  (lié à un accomplissement de soi), diffus, global, d’origine complexe, impliquant une satisfaction complète maîtrisée.

Pour Épicure, plaisir et joie contribuent au bonheur, mais seulement temporairement.
Le plaisir et la joie sont des
moyens pour atteindre le véritable but de la vie qu’est le bonheur.

2. LE BONHEUR COMME FINALITÉ (BUT) DE LA VIE HUMAINE

Chacun convient que le but de la vie est d’être heureux.

« Il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir. »  

EPICURE, Lettre à Ménécée (260 av. JC)

« Tous les hommes recherchent d’être heureux. Cela est sans exception, quelques différents moyens qu’ils y emploient. Ils tendent tous à ce but. Ce qui fait que les hommes vont à la guerre et que les autres n’y vont pas est ce même désir qui est dans tous les deux accompagné de différentes vues. »  

Blaise PASCAL, Pensées,  1670

Le bonheur serait un état particulier de plénitude, d’accomplissement de soi, but de l’existence de tout être humain. L’homme malheureux souhaite atteindre le bonheur, l’homme heureux souhaite conserver ce bonheur. Donc la recherche du bonheur détermine la vie de chaque individu.

Eudémonisme : morale qui considère que la recherche du bonheur est le but suprême de tout être humain dans la vie. Le bonheur est qualifié de « bien suprême ».

Les grandes écoles de la philosophie antique veulent permettre à l’homme d’accéder à la vie heureuse considérée comme le « souverain bien ». Elles doivent donc trouver une morale, c’est-à-dire un ensemble de principes et de règles qui permettraient à chacun de parvenir au bonheur et de le conserver ; c’est l’objet de la partie de la philosophie appelée éthique.

3. LE BONHEUR COMME IDÉAL

Dans de nombreuse culture, le paradis (perdu) est le symbole d’un bonheur absolu, d’où l’homme a été chassé et qu’il aspire à rejoindre, ou qu’il essaie de reconstruire sur terre.

Comme si le bonheur n’était qu’un idéal irréalisable, l’idée de bonheur est souvent détachée du présent, liée :

    1. soit à la nostalgie d’un passé idéalisé (l’enfance, une époque révolue, l’état de nature)
      Ex. : Dans la Bible le Paradis terrestre, chez les Grecs l’âge d’or, le paradis est un lieu hors du temps où l’homme vit sans contrainte (innocence, abondance, pas de travail, de maladie, de guerre ou de famine).
      Durant des millénaires, la question cruciale de la survie a relégué celle de la possibilité du bonheur dans un au-delà. Les êtres humains devaient affronter régulièrement les épidémies, guerres, famines… Le paradis fournit alors une représentation de ce bonheur dans une autre vie après la mort, dans un au-delà débarrassé de toutes les horreurs de la vie terrestre (décrite alors comme une « vallée de larmes ».
    2. soit à un espoir, un horizon dans l’avenir (utopie politique, modèle de société « parfaite »). Le développement du rationalisme à partir de la Renaissance va « relocaliser ?» le bonheur sur Terre, mais cette fois dans un avenir indéfini (utopie).
      On imagine des îles à l’abri des guerres et des épidémies, où les richesses sont partagées… L’utopie politique imagine le paradis sur Terre à travers un régime politique idéal qui rendrait les hommes heureux. Le livre Utopia de Thomas More, paru en 1516, décrit une civilisation sans propriété, sans argent, où tous les hommes sont égaux.
      Ex. : La « société sans classe », aboutissement du processus révolutionnaire chez Marx. La propriété capitaliste supprimée, les antagonismes de classes doivent disparaître pour faire place à une société sans classe et donc sans État (devenu inutile puisqu’il n’est que l’instrument d’exploitation d’une classe sur une autre). Les hommes sont alors égaux en fait (et non seulement en droit) et peuvent vivre selon le principe : « À chacun selon ses besoins, de chacun selon ses possibilités ».

Mais même si le bonheur est irréalisable, il demeure un idéal, l’idée d’une perfection qui, même si elle est hors d’atteinte, peut nous guider dans nos choix.

4.  BONHEUR INDIVIDUEL ET/OU BONHEUR COLLECTIF

1/ Le bonheur individuel (sagesse, vertu)

Dans les morales eudémonistes (qui considèrent que la recherche du bonheur doit être le but de la vie humaine) de l’Antiquité, les idées de bonheur et de bien sont liées. La vertu (= sagesse) désigne la qualité de celui qui a atteint sa perfection (bonheur d’un individu = actualisation de ses potentiels innés) et sait la conserver grâce à une discipline de vie.

a/ Épicurisme : Le bonheur consiste en une gestion des plaisirs et des peines, il peut être atteint à l’aide de la raison. Selon Epicure, pour accéder à l’état de bonheur, il faut :

      • se débarrasser des sources d’angoisse inutiles : pas de dieux menaçants, pas de menace d’une souffrance éternelle, pas d’angoisse de la mort…
      • maîtriser ses désirs à l’aide de la raison : ne pas chercher à satisfaire les désirs vains (non nécessaires), savoir renoncer à des plaisirs à court terme s’ils doivent avoir pour conséquence des douleurs, et accepter des douleurs si elles doivent avoir pour conséquence de grands plaisirs.

b/ Stoïcisme : le bonheur consiste à se mettre en harmonie avec la rationalité du monde.

« Ce qui trouble les hommes ce ne sont pas les choses mais les opinions qu’ils en ont. » (EPICTÈTE)

« Vient en premier la valeur que tu attribues à chaque chose, en second l’impulsion, ordonnée et mesurée, que tu as vers les choses, en troisième la réalisation d’une convenance entre ton impulsion et ton acte, de façon qu’en toutes ces occasions tu sois en accord avec toi-même. » (SÉNÈQUE)

Comme tous les animaux, nous désirons des objets (pour la satisfaction de nos besoins naturels ou sociaux), ce qui détermine des comportements spontanés. La raison (pratique) intervient pour maîtriser ce processus naturel  : 

        1. pour attribuer une valeur pertinente aux objets (axiologie = théorie des valeurs) qui permet de choisir rationnellement les objets de nos actions (ceci vaut mieux que cela, selon tel critère),
        2. pour maîtriser nos impulsions, la dynamique naturelle qui nous permet d’agir, et pour pouvoir alors l’orienter consciemment selon nos valeurs,
        3. pour agir concrètement afin d’atteindre un objet valorisé en mobilisant l’impulsion nécessaire au passage à l’acte.

Grâce à cette discipline, nos actes sont conformes à nos valeurs, ce qui est la condition du bonheur. (Lorsque ce n’est pas le cas, nous ressentons de la honte, des regrets, de la mauvaise conscience…)

Epicurisme et stoïcisme visent l’ataraxie, c’est-à-dire la « tranquillité de l’âme », qui lui permet de demeurer maîtresse d’elle-même dans les changements de la vie.

2/ Le bonheur collectif (bonheur et politique)

Selon Aristote, le bonheur est un état de satisfaction totale, but naturel et ultime de l’homme, un état dans lequel il se réalise, s’épanouit (être heureux = réaliser son humanité, actualiser ses potentiels). Dans le tout qu’est une cité, les êtres humains sont comme les parties d’un corps, ils ont une fonction qui leur permet de réaliser leur nature individuelle.
Puisque l’homme est un « animal rationnel » il a besoin d’échanger avec ses semblables (amour, amitié, commerce, débats politiques…)
Puisque l’homme est un « animal politique » (= naturellement social) il ne peut être heureux que dans la cité (société).
Nous vivons en collectivité parce que c’est le seul moyen de réaliser notre nature humaine et donc d’être heureux.
L’État doit donc avoir pour but de fournir un cadre permettant le bonheur des citoyens : la notion de « bien public » (que l’État doit s’efforcer de promouvoir) se superpose à la somme des « biens individuels ».

a/ Le droit au bonheur dans les régimes libéraux

Cette conception aristotélicienne du rôle de la politique (en lien avec le « bonheur collectif ») ne réapparaît qu’à l’époque des Lumières (XVIIIe siècle). A la fin du XVIIIe siècle, le droit au bonheur détermine les Révolutions américaine (1784) et française (1789) :

« Nous tenons pour évidentes par elles-mêmes les vérités suivantes : tous les hommes sont créés égaux; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur. […] Toutes les fois qu’une forme de gouvernement devient destructive de ce but, le peuple a le droit de la changer ou de l’abolir et d’établir un nouveau gouvernement, en le fondant sur les principes et en l’organisant en la forme qui lui paraîtront les plus propres à lui donner la sûreté et le bonheur. » (Déclaration d’indépendance américaine, 4 juillet 1776)

« Article premier. Le but de la société est le bonheur commun. – Le gouvernement est institué pour garantir à l’homme la jouissance de ses droits naturels et imprescriptibles. » (Constitution française de 1793)

Ce droit au bonheur est théorisée par Bentham dans son Introduction aux principes de la morale et de la législation (1789) sous la dénomination de « principe d’utilité » : « Toute loi de l’action, pour l’individu ou la collectivité, doit viser le plus grand bonheur pour le plus grand nombre ».

Les théoriciens du libéralisme considèrent que le bonheur, bien qu’il soit lui-même une idée universellement partagée, peut prendre une infinité de formes selon les individus. Il est donc du seul ressort de l’individu et le rôle de l’État se limite à assurer à chacun la liberté de rechercher son bonheur, avec la limite que celui-ci ne doit pas entrer en contradiction avec celui d’autrui.

b/ Le devoir de bonheur dans les régimes totalitaires

Si l’on croit à la possibilité d’un bonheur défini universellement, alors l’État peut se donner le devoir de l’imposer à chacun et donc renoncer à son devoir de garantir la liberté (relative) des individus. Ainsi, Kant considère l’idée de bonheur comme un « idéal de l’imagination » (subjectif), qui ne peut donc fournir aucune loi universelle : chacun s’imagine un bonheur personnel, subjectif. Il ne peut donc y avoir de concept universel de bonheur (et donc la notion de bonheur ne peut fonder aucun principe politique).

« Personne ne peut me contraindre à être heureux d’une certaine manière (celle dont il conçoit le bien-être des autres hommes) mais il est permis à chacun de chercher le bonheur dans la voie qui lui semble, à lui, être la bonne, pourvu qu’il ne nuise pas à la liberté qui peut coexister avec la liberté de chacun selon une loi universelle possible (autrement dit, à ce droit d’autrui).
Un gouvernement qui serait fondé sur le principe de la bienveillance envers le peuple, tel que celui du père envers ses enfants, c’est-à-dire un gouvernement paternel, où par conséquent les sujets, tels des enfants mineurs incapables de décider de ce qui leur est vraiment utile ou nuisible, sont obligés de se comporter de manière uniquement passive, afin d’attendre uniquement du jugement du chef de l’État la façon dont ils doivent être heureux, et uniquement de sa bonté qu’il le veuille également – un tel gouvernement, dis-je, est le plus grand despotisme que l’on puisse concevoir.
»   

KANT, Théorie et pratique, 1793

L’État devient alors nécessairement totalitaire, c’est-à-dire qu’il définit ce que doit être le bonheur et donc à la fois ce que doivent être les comportements des citoyens, mais aussi ce que doivent être leurs pensées.

Dans les sociétés modernes (sociétés libérales, industrielles, dont la dynamique est portée par la consommation, les besoins primaires (physiologiques) étant satisfaits, l’industrie exploite les besoins secondaires des individus (appartenance, estime de soi) pour créer des désirs artificiels dont la satisfaction permettrait d’accéder au bonheur. Mais le sentiment de plénitude, dont selon Epicure la satisfaction des désirs est la condition, ne peut jamais être atteint puisque de nouveaux désirs (et donc de nouvelles insatisfactions) sont sans cesse stimulés par les nouveautés techniques, les modes, etc.
En effet, l’industrie maîtrise à la fois  :
– la demande : elle suscite à l’aide des médias le désir pour des objets en leur ajoutant une valeur symbolique, un marqueur social (automobile, smartphone, marque de vêtements…),
– et l’offre : elle fabrique des objets qui permettent de satisfaire le désir créé.

Le temps libre de l’individu, dégagé par les progrès sociaux, est alors investi dans le cycle de la consommation et repousse continuellement cet état stable de plénitude que serait le bonheur, puisque le désir de consommer est continuellement renouvelé, nous maintenant dans un perpétuel état d’insatisfaction.

5.  LE BONHEUR COMME ILLUSION : LE PESSIMISME

Le bonheur est un sentiment : il doit donc se vivre au présent. Or selon Pascal, notre esprit passe son temps à chercher des moyens dans le passé pour réaliser des buts situés dans l’avenir. Le bonheur qui ne peut être qu’au présent est donc impossible.

« Que chacun examine ses pensées, il les trouvera toutes occupées au passé ou à l’avenir. Nous ne pensons presque point au présent, et si nous y pensons, ce n’est que pour en prendre la lumière pour disposer de l’avenir. Le présent n’est jamais notre fin. Le passé et le présent sont nos moyens, le seul avenir est notre fin. Ainsi nous ne vivons jamais, mais nous espérons de vivre, et nous disposant toujours à être heureux, il est inévitable que nous ne le soyons jamais. »    

PASCAL, Pensées

Pour Freud aussi, l’idée même de bonheur est incompatible avec le fonctionnement même du psychisme humain — il est donc nécessairement une illusion.

« Ce qu’on appelle bonheur au sens le plus strict découle de la satisfaction plutôt subite de besoins fortement mis en stase et, d’après sa nature, n’est possible que comme phénomène épisodique. Toute persistance d’une situation désirée par le principe de plaisir ne donne qu’un sentiment d’aise assez tiède ; nos dispositifs sont tels que nous ne pouvons jouir intensément que de ce qui est contraste, et ne pouvons jouir que très peu de ce qui est état. Ainsi donc nos possibilités de bonheur sont limitées par notre constitution. Il y a beaucoup moins de difficultés à faire l’expérience du malheur. »

FREUD, Malaise dans la culture (1930)

Pour Schopenhauer, la mécanique biologique (besoin/douleur puis satisfaction/ennui) fait l’idée d’un bonheur possible une illusion consolatrice.

« Mais chez la bête et chez l’homme, la même vérité éclate bien plus évidemment. Vouloir, s’efforcer, voilà tout leur être ; c’est comme une soif inextinguible. Or tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. »

SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, 1819

Kant considère l’idée de bonheur comme un « idéal de l’imagination » (subjectif) : c’est une idée avec un caractère universel, absolu. Or les situations que nous imaginons pouvoir nous rendre heureux sont des artifices qui ne peuvent être à la hauteur de l’idée d’absolu qu’est le bonheur.

« Le concept de bonheur est un concept si indéterminé, que, malgré le désir qu’a tout homme d’arriver à être heureux, personne ne peut jamais dire en termes précis et cohérents ce que véritablement il désire et il veut. La raison en est que tous les éléments qui font partie du concept du bonheur sont dans leur ensemble empiriques, c’est-à-dire qu’ils doivent être empruntés à l’expérience, et que cependant pour l’idée du bonheur un tout absolu, un maximum de bien-être dans mon état présent et dans toute ma condition future, est nécessaire. »

KANT, Fondements de la métaphysique des mœurs,1785