Conceptions de la philosophie : textes

« Ce fut l’étonnement qui poussa, comme aujourd’hui, les premiers penseurs aux spéculations philosophiques. Au début, ce furent les difficultés les plus apparentes qui les frappèrent, puis, s’avançant ainsi peu à peu, ils cherchèrent à résoudre des problèmes plus importants, tels que les phénomènes de la Lune, ceux du Soleil et des Etoiles, enfin la genèse de l’Univers. Apercevoir une difficulté et s’étonner, c’est reconnaître sa propre ignorance (et c’est pourquoi aimer les mythes est, en quelque manière se montrer philosophe, car le mythe est composé de merveilleux). Ainsi donc, si ce fut pour échapper à l’ignorance que les premiers philosophes se livrèrent à la philosophie, il est clair qu’ils poursuivaient la science en vue de connaître et non pour une fin utilitaire. Ce qui s’est passé en réalité en fournit la preuve : presque tous les arts qui s’appliquent aux nécessités, et ceux qui s’intéressent au bien-être et à l’agrément de la vie, étaient déjà connus, quand on commença à rechercher une discipline de ce genre. Il est donc évident que nous n’avons en vue, dans la philosophie, aucun intérêt étranger. Mais, de même que nous appelons homme libre celui qui est à lui-même sa fin et n’est pas la fin d’autrui, ainsi cette science est aussi la seule de toutes les sciences qui soit libre, car seule elle est sa propre fin. »

Aristote, Métaphysique (vers -350)

 

« Même jeune, on ne doit pas hésiter à philosopher. Ni, même au seuil de la vieillesse, se fatiguer de l’exercice philosophique. Il n’est jamais trop tôt, qui que l’on soit, ni trop tard pour travailler à la santé de son âme. Celui qui dit que l’heure de philosopher n’est pas venue ou qu’elle est déjà passée, ressemble à celui qui dirait que pour le bonheur, l’heure n’est pas venue ou qu’elle n’est plus. Sont donc appelés à philosopher le jeune comme le vieux. Le second pour rajeunir au contact du bien, en se remémorant les jours agréables du passé. Le premier pour que jeune, il soit déjà tranquille comme un ancien face à l’avenir. Par conséquent il faut méditer sur les causes qui peuvent produire le bonheur puisque, lorsqu’il est à nous, nous avons tout, et que, quand il nous manque, nous faisons tout pour l’avoir.
Ces conceptions, dont je t’ai constamment entretenu, garde-les en tête. Ne les perds pas de vue quand tu agis, en connaissant clairement qu’elles sont les principes de base du bien vivre. ».

Epicure, Lettre à Ménécée (vers -300)

 

« L’esprit qui s’est accoutumé à la liberté et à l’impartialité de la contemplation philosophique, conservera quelque chose de cette liberté et de cette impartialité dans le monde de l’action et de l’émotion; il verra dans ses désirs et dans ses buts les parties d’un tout, et il les regardera avec détachement comme les fragments infinitésimaux d’un monde qui ne peut être affecté par les préoccupations d’un seul être humain. L’impartialité qui, dans la contemplation, naît d’un désir désintéressé de la vérité, procède de cette même qualité de l’esprit qui, à l’action, joint la justice, et qui, dans la vie affective, apporte un amour universel destiné à tous et non pas seulement à ceux qui sont jugés utiles ou dignes d’admiration. Ainsi, la contemplation philosophique exalte les objets de notre pensée, et elle ennoblit les objets de nos actes et de notre affection ; elle fait de nous des citoyens de l’univers et non pas seulement des citoyens d’une ville forteresse en guerre avec le reste du monde. C’est dans cette citoyenneté de l’univers que résident la véritable et constante liberté humaine et la libération d’une servitude faite d’espérances mesquines et de pauvres craintes.
Résumons brièvement notre discussion sur la valeur de la philosophie : la philosophie mérite d’être étudiée, non pour y trouver des réponses précises aux questions qu’elle pose, puisque des réponses précises ne peuvent, en général, être connues comme conformes à la vérité, mais plutôt pour la valeur des questions elles-mêmes ; en effet, ces questions élargissent notre conception du possible, enrichissent notre imagination intellectuelle et diminuent l’assurance dogmatique qui ferme l’esprit à toute spéculation; mais avant tout, grâce à la grandeur du monde que contemple la philosophie, notre esprit est lui aussi revêtu de grandeur et devient capable de réaliser cette union avec l’univers qui constitue le bien suprême ».

Bertrand Russell, Problèmes de philosophie (1912)

«Dans le domaine philosophique, presque chacun s’estime compétent. En science, on reconnaît que l’étude, l’entraînement, la méthode sont des conditions nécessaires à la compréhension ; en philosophie, au contraire, on a la prétention de s’y connaître et de pouvoir participer au débat, sans autre préparation. On appartient à la condition humaine, on a son destin propre, une expérience à soi, cela suffit, pense-t-on.
 Il faut reconnaître le bien-fondé de cette exigence selon laquelle la philosophie doit être accessible à chacun. Ses voies les plus compliquées, celles que suivent les philosophes professionnels, n’ont de sens en effet que si elles finissent par rejoindre la condition d’homme; et celle-ci détermine d’après la manière dont on s’assure de l’être et de soi-même en lui.
 La réflexion philosophique doit en tout temps jaillir de la source originelle du moi et tout homme doit s’y livrer lui-même.
 Un signe admirable du fait que l’être humain trouve en soi la source de la réflexion philosophique, ce sont les questions des enfants. On entend souvent, de leur bouche, des paroles dont le sens plonge directement dans les profondeurs philosophiques. En voici quelques exemples :
 L’un dit avec étonnement : « J’essaie toujours de penser que je suis un autre, et je suis quand même toujours moi.» Il touche ainsi à ce qui constitue l’origine de toute certitude, la conscience de l’être dans la connaissance de soi. Il reste saisi devant l’énigme du moi, cette énigme que rien ne permet de résoudre. Il se tient là, devant cette limite, il interroge.
 Un autre, qui écoutait l’histoire de la Genèse : « Au commencement, Dieu créa le ciel et la terre…», demanda aussitôt : « Qu’y avait-il donc avant le commencement ?» Il découvrait ainsi que les questions s’engendrent à l’infini, que l’entendement ne connaît pas de borne à ses investigations et que, pour lui, il n’est pas de réponse vraiment concluante. […]
 L’homme ne peut se passer de philosophie. Aussi est-elle présente, partout et toujours, répandue dans le public par les proverbes traditionnels, les formules de la sagesse courante, les opinions admises, comme également le langage des gens instruits, les conceptions politiques, et surtout, dès les premiers âges de l’histoire, par les mythes. On n’échappe pas à la philosophie. La seule question qui se pose est de savoir si elle est consciente ou non, bonne ou mauvaise, confuse ou claire. Quiconque la rejette affirme par là même une philosophie, sans en avoir conscience. »
Karl Jaspers, Introduction à la philosophie (1950)
 « Il faut détruire le préjugé très répandu que la philosophie est quelque chose de très difficile du fait qu’elle est l’activité intellectuelle propre d’une catégorie déterminée de savants spécialisés ou de philosophes professionnels ayant un système philosophique. Il faut donc démontrer en tout premier lieu que tous les hommes sont « philosophes », en définissant les limites et les caractères de cette « philosophie spontanée », propre à « tout le monde », c’est-à-dire de la philosophie qui est contenue : 1. dans le langage même, qui est un ensemble de notions et de concepts déterminés et non certes exclusivement de mots grammaticalement vides de contenu ; 2. dans le sens commun et le bon sens ; 3. dans la religion populaire et donc également dans tout le système de croyances, de superstitions, opinions, façons de voir et d’agir qui sont ramassées généralement dans ce qu’on appelle le « folklore ». Une fois démontré que tout le monde est philosophe, chacun à sa manière, il est vrai, et de façon inconsciente – car même dans la manifestation la plus humble d’une quelconque activité intellectuelle, le « langage » par exemple, est contenue une conception du monde déterminée -, on passe au second moment, qui est celui de la critique et de la conscience, c’est-à-dire à la question : est-il préférable de « penser » sans en avoir une conscience critique, sans souci d’unité et au gré des circonstances, autrement dit de « participer » à une conception du monde imposée mécaniquement par le milieu ambiant ; ce qui revient à dire par un de ces nombreux groupes sociaux dans lesquels tout homme est automatiquement entraîné dès son entrée dans le monde conscient (et qui peut être son village ou sa province, avoir ses racines dans la paroisse et dans l’ « activité intellectuelle » du curé ou de l’ancêtre patriarcal dont la « sagesse » fait loi, de la bonne femme qui a hérité de la science des sorcières ou du petit intellectuel aigri dans sa propre sottise et son impuissance à agir) ; ou bien est-il préférable d’élaborer sa propre conception du monde consciemment et suivant une attitude critique et par conséquent, en liaison avec le travail de son propre cerveau, choisir sa propre sphère d’activité, participer activement à la production de l’histoire du monde, être à soi-même son propre guide au lieu d’accepter, passivement et de l’extérieur, une empreinte imposée à sa propre personnalité ? »
Gramsci, Introduction à l’étude de la philosophie et du matérialisme historique (1977)