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La liberté dans l’actualité
Surveillance numérique contre le coronavirus : Jacques Toubon s’inquiète de possibles dérives
Le défenseur des droits se dit, dans un entretien à « L’Obs », inquiet de l’utilisation de la géolocalisation pour lutter contre la pandémie de Covid-19, sans débat parlementaire.
Drones, géolocalisation des téléphones portables, analyse des données personnelles… Ces outils doivent faire la preuve de leur utilité dans la lutte contre la pandémie de Covid-19, et leur usage strictement encadré pour garantir les libertés individuelles, estime Jacques Toubon dans un entretien à L’Obs publié lundi 30 mars.
Le défenseur des droits constate que « le corpus juridique européen ouvre la possibilité de (…) collecter des données individuelles sans le consentement des intéressés, en particulier en situation d’épidémie ». Mais il avertit que si un suivi généralisé des Français devait être mis en place, il serait nécessaire « d’ouvrir un débat devant la représentation nationale. Cette affaire ne pourra pas se régler seulement entre les industriels (les opérateurs de téléphonie), les épidémiologistes et le ministre de la santé ».
En France, l’opérateur Orange a fourni ces derniers jours aux autorités sanitaires, et à des chercheurs, des données anonymisées pour étudier les déplacements de la population, et aider à mieux modéliser la réalité de la pandémie et du confinement en France.
Respect du secret médical
M. Toubon juge par ailleurs que le débat ne se résumait pas à « d’un côté des médecins et des savants pris de délires technologiques, et de l’autre des juristes prudes soucieux de défendre les droits de l’homme » :
« Qu’il s’agisse de l’utilisation des caméras de surveillance ou de celle des drones – qui peuvent mesurer la température des gens qu’ils filment ou qu’ils photographient – ou bien encore de la question de la géolocalisation des personnes à partir de leurs smartphones, il est clair que nous sommes face à un enjeu considérable : le respect de la vie privée (via l’article 9 du code civil) et la garantie du secret médical. »
« Les professionnels de santé sont les premiers à se montrer soucieux de la garantie du secret médical. Je souligne juste qu’il faut rester vigilant », dit encore le défenseur des droits. L’opportunité de mettre en place des mesures de suivi numérique en France figure, en effet, dans la « feuille de route » donnée au comité d’analyse et d’expertise mis en place la semaine dernière pour conseiller le président de la République.
Face au Covid-19, le choix entre santé ou libertés est un faux dilemme
Confinement généralisé au domicile, rassemblements prohibés, couvre-feux, parcs surveillés par des drones. Jamais en temps de paix les démocraties n’ont enduré pareilles entorses aux principes qui les fondent : les libertés publiques. Qui aurait imaginé, voici quelques semaines encore, que l’Europe serait plongée dans un climat digne de George Orwell, qui plus est très largement accepté ?
La liberté d’aller et venir, celle de se réunir ont été mises entre parenthèses, les prérogatives des Parlements rognées, les droits des salariés amputés. Des prévenus sont jugés et parfois privés de liberté sans avocat. L’exécutif s’est donné le droit de restreindre des libertés individuelles, prérogative réservée en temps normal aux juges en vertu du principe fondamental de la séparation des pouvoirs.
Sous l’effet de la sidération et de la peur, des mesures aussi radicales que le confinement général, la fermeture des institutions non vitales et le placement en quarantaine sont largement acceptées et même approuvées. Personne ne peut contester la réalité d’un « état d’urgence sanitaire » et la nécessité de mesures exceptionnelles pour juguler la pandémie. Le débat de l’heure porte plutôt sur le fait de savoir si ces restrictions n’auraient pas dû être imposées plus tôt. Ce qui conduit à interroger les relations complexes entre information scientifique, conscience de l’opinion et décision politique.
Lutter contre une pandémie qui détruit des vies humaines et menace la planète de déstabilisation est une priorité absolue. Il faut donc approuver sans réserve les mesures sanitaires, promouvoir leur mise en œuvre et accepter les sanctions infligées aux contrevenants. Ne serait-ce que par respect et par soutien aux personnels de santé exténués.
L’« effet cliquet »
Cela ne dispense pas de s’interroger sur le monde d’après et le risque d’une banalisation de dispositifs d’exception qui ne sont acceptables que s’ils sont provisoires. Or l’expérience du passé nourrit l’inquiétude. Une fois la contrainte mise en œuvre, il est rare que le législateur revienne à des textes plus libéraux. Adoptée au début de la guerre d’Algérie, la loi de 1955 sur l’état d’urgence a été actualisée et adaptée, jamais abrogée. Les dispositions prises en 2015 face au terrorisme ont été versées dans le droit commun.
L’état d’urgence sanitaire est une première dans nos démocraties. Mais la menace d’une nouvelle pandémie restera gravée dans les esprits. La tentation sera donc grande pour les gouvernements de transformer le provisoire en définitif. Il faudra se garder d’un tel « effet cliquet », en particulier dans le domaine du droit du travail, de la procédure pénale et des libertés publiques.
L’urgence sanitaire doit devenir le laboratoire des bonnes méthodes de prévention et de traitement des pandémies, pas celui de mesures liberticides. Le risque s’annonce particulièrement fort en matière de surveillance individuelle. L’utilisation à grande échelle par la Chine des smartphones pour obliger les individus à communiquer leur température, repérer les déplacements des malades et identifier leurs contacts, donne un avant-goût de l’inquiétante évolution que la pandémie peut accélérer.
Or la banalisation du recueil des données de santé, si elle peut renforcer un régime autoritaire, peut aussi être mise au service de la santé publique, de la connaissance des risques et de la prévention individuelle et collective des maladies. Entre santé et libertés, nous ne sommes pas contraints de choisir. Menace vitale, le Covid-19 défie aussi la démocratie.
Le «contact tracking» ou la généralisation du bracelet électronique pour les citoyens
Par Jean-Baptiste Soufron, avocat associé au cabinet FWPA, ancien Secrétaire général du Conseil national du numérique
L’application StopCovid n’est pas une réponse au virus mais une démarche idéologique destinée à limiter les libertés des personnes. Il faut s’opposer à ce projet qui ne sera ni efficace, ni sans danger.
Tribune. L’outil de tracking proposé par le gouvernement n’est ni efficace, ni sans danger. Et surtout, loin de se contenter de menacer la vie privée, ce n’est ni plus ni moins qu’une forme de bracelet électronique généralisée et donc la mise en détention globale de tous les Français qui est aujourd’hui plébiscitée par le gouvernement, et ce, alors même qu’il s’agit en réalité de palier à ses propres carences dans la préparation et la gestion de l’épidémie.
Comme le savent les personnes qui utilisent des casques connectés ou qui essaient de payer leur taxi en carte bleue, l’utilisation de la technologie Bluetooth est extrêmement complexe et soumise à de nombreux et fréquents ratés. Le choix de l’utilisation d’un smartphone écarte immédiatement 13 millions de Français qui n’en possèdent pas – notamment les enfants et les personnes âgées. Quant au développement et à la maintenance d’une application de ce type, alors même que son efficacité sera extrêmement limitée, on ne peut souhaiter que du courage à l’équipe qui devra développer dans un temps record un logiciel capable de fonctionner sur les milliers de modèles de smartphones différents existant en France avec toutes leurs spécificités qui peuvent poser problème au-delà du fait qu’ils soient iOS ou Android, d’assurer le suivi des pannes, des mauvaises installations, des spécificités matérielles.
Le souvenir de l’échec cuisant de Système d’alerte et d’informations aux populations (SAIP) devrait servir de leçon. Reprenant elle aussi des technologies compliquées à mettre en œuvre, cette application qui devait prévenir les Français en cas d’alerte terroriste n’a jamais réellement fonctionné, accumulant les bugs et les erreurs d’utilisation.
Reste encore le renversement de cadre rhétorique qui serait impacté par la mise en œuvre de ce bracelet virtuel de tracking. En effet, si tous s’accordent aujourd’hui pour critiquer à différents degrés la politique de crise du gouvernement, celui-ci s’est régulièrement défendu en faisant peser la responsabilité de l’épidémie sur les citoyens eux-mêmes. Les Français se sont vus reprocher d’être allé se promener dans les parcs alors qu’on leur demandait le même jour d’aller voter, d’avoir créé la panique en cherchant à se procurer des masques alors qu’il faudrait aujourd’hui les rendre obligatoires, etc.
Quand l’exécutif s’extrait de sa responsablité
De la même façon, une application de ce type permettra aisément à l’exécutif de s’extraire de sa responsabilité en la transférant sur les citoyens qui auront trop peu ou mal utilisé l’application. En réalité, il importe peu que son installation soit volontaire et qu’elle soit accompagnée de quelque comité éthique que ce soit. Le consentement n’est pas un sésame pour toutes les atteintes aux libertés, et ce encore moins quand il est contraint par la peur de l’épidémie, ou par la coercition directe ou indirecte à travers des sanctions plus ou moins informelles – pense-t-on par exemple à la possibilité que l’application soit imposée aux salariés par des employeurs ou à des étudiants par leurs établissements d’enseignement ?
Quel que soit l’emballage numérique du projet, il ne s’agit ni plus ou moins que d’imposer aux Français ce qui s’apparente en fait à une forme alternative de privation de liberté. A cet égard, et au vu de l’opposition qu’il suscite, il convient d’ajouter que la possibilité de voir aboutir le projet dans les délais impartis semble particulièrement difficile puisque s’agissant d’une forme de détention limitant la liberté d’aller et venir des citoyens, un texte de loi serait nécessaire – de même que pour imposer cette application aux stores des plateformes.
Mais de toute façon, il est inutile de prétendre que cette solution n’aurait qu’une vocation exceptionnelle et qu’elle serait limitée à la période de la crise. D’une part, nul ne sait combien de temps durera la crise sanitaire que nous traversons aujourd’hui. D’autre part, il faut savoir se souvenir que ce projet s’inscrit en fait dans une continuité de projets de tracking élaborés par le gouvernement, notamment en ce qui concerne la reconnaissance faciale – lesquels soulevaient déjà les mêmes questions, à la fois techniques, morales et sociétales.
Autrement dit, le projet de bracelet électronique virtuel que représente l’application StopCovid n’est pas une réponse au Covid-19 : c’est une démarche idéologique destinée à limiter les libertés des personnes selon une logique reposant à la fois sur la culpabilisation méritocratique des individus, et sur le fantasme d’une technologie permettant de les contraindre par la norme, la surveillance et la sanction. Or, dans une période de crise, le rôle du gouvernement devrait être de préserver la dignité de la personne humaine, de fournir des masques, des médicaments, d’assurer la logistique de la crise, pas de profiter de la situation pour mettre en œuvre des idées qui étaient rejetées jusqu’alors. C’est de cette façon et avec les mêmes méthodes que les Etats-Unis ont mis en œuvre après le 11 septembre 2001 le dispositif de surveillance qui a finalement été révélé et dénoncé par Edward Snowden en 2013.
C’est pourquoi il faut s’opposer absolument à ce projet quel que soit le gouvernement qui le promeut et quelles qu’en soient les garanties. S’il est utile, de nombreuses entreprises ou associations seront prêtes à développer avec plus d’efficacité des solutions fonctionnelles, utilisant des standards ouverts, un code source mis à disposition sous forme de logiciel libre, et avec des niveaux de garantie qui les mettront à la portée des réclamations des citoyens si c’était nécessaire. S’il n’est pas utile, ce n’est pas seulement les garanties offertes par le règlement général sur la protection des données (RGPD) qui sont menacées, c’est la première phrase de l’article premier de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen qui déclare solennellement : «Les individus naissent libres et égaux en droit.» Et puisqu’il est à la mode de prendre des analogies guerrières et de citer Clemenceau, c’était lui qui rappelait dans son discours de guerre de 1918 : «Notre devoir est de faire la guerre en maintenant les droits du citoyen, en sauvegardant non pas la liberté, mais toutes les libertés.»