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LE LANGAGE : TEXTES

 

PLATON, Phèdre (vers -390)

SOCRATE : « La vertu du discours étant d’entraîner les âmes, celui qui veut devenir orateur doit savoir combien il y a d’espèces d’âmes. Elles sont en certain nombre, et elles ont certaines qualités par lesquelles elles différent les unes des autres. Cette division établie, on distingue certaines espèces de discours qui ont certaines qualités. Or, on persuade aise?ment a? telles ou telles a?mes telle ou telle chose par tels discours, pour tels motifs, tandis qu’a? telles autres il est difficile de persuader telle ou telle chose. Il faut que l’orateur suffisamment instruit de tous ces détails puisse ensuite les retrouver dans toutes les actions, dans toutes les circonstances de la vie, et les y démêler d’un coup d’œil rapide, ou bien il doit se résoudre à n’en savoir jamais plus que ce qu’il a appris de ses maîtres, lorsqu’il suivait leurs leçons. Quand il sera capable de dire quels discours peuvent opérer la conviction et sur qui, et que, rencontrant un individu, il pourra le pénétrer soudain et se dire a? soi-me?me, voila? bien une a?me de telle nature, telle qu’on me la de?peignait ; la voila? pre?sente devant moi, et pour lui persuader telle ou telle chose, je vais lui adresser tel ou tel langage ; quand il aura acquis toutes ces connaissances, et que de plus il saura quand il faut parler et quand se taire, quand employer ou quitter le ton sentencieux, le ton plaintif, l’amplification, et toutes les espèces de discours qu’il aura étudiées, de manière qu’il soit sûr de placer à propos toutes ces choses et de s’en abstenir à temps, il possédera parfaitement l’art de la parole; jusque-là non : et quiconque, soit en parlant, soit en enseignant, soit en écrivant, oublie quelqu’une de ces règles, et pre?tend parler avec art, on a raison de ne pas le croire. Eh bien, Socrate ; eh bien, Phèdre, nous dira maintenant notre écrivain, est-ce ainsi ou autrement qu’il faut concevoir l’art de la parole ? »

ARISTOTE, Les Politiques (-325)

En permettant de communiquer (donc de partager) des valeurs morales, le langage permet l’organisation sociale et politique spécifiquement humaine.

« Il est évident que l’homme est un animal politique plus que n’importe quelle abeille et que n’importe quel animal grégaire. Car, comme nous le disons, la nature ne fait rien en vain ; or seul parmi les animaux l’homme a un langage. Certes la voix est le signe du douloureux et de l’agréable, aussi la rencontre-t-on chez les animaux ; leur nature, en effet, est parvenue jusqu’au point d’éprouver la sensation du douloureux et de l’agréable et de se les signifier mutuellement. Mais le langage existe en vue de manifester l’avantageux et le nuisible, et par suite aussi le juste et l’injuste. Il n’y a en effet qu’une chose qui soit propre aux hommes par rapport aux autres animaux : le fait que seuls ils aient la perception du bien, du mal, du juste, de l’injuste et des autres notions de ce genre. Or avoir en commun c’est ce qui fait une famille et une cité. »

MONTAIGNE, Essais (livre II, chapitre 12 « Apologie de Raymond Sebond »), 1580

« En certain aboyer du chien le cheval connaît qu’il y a de la colère ; de certaine autre sienne voix il ne s’effraie point. Aux bêtes mêmes qui n’ont pas de voix, par la société d’offices que nous voyons entre elles, nous argumentons aisément quelque autre moyen de communication. […]
Pourquoi non, tout aussi bien que nos muets disputent, argumentent et content des histoires par signes ? J’en ai vu de si souples et formés à cela, qu’à la vérité il ne leur manquait rien à la perfection de se savoir faire entendre ; les amoureux se courroucent, se réconcilient, se prient, se remercient, s’assignent et disent enfin toutes choses des yeux. […]
Quoi des mains ? Nous requérons, nous promettons, appelons, congédions, menaçons, prions, supplions, nions, refusons, interrogeons, admirons, nombrons, confessons, repentons, craignons, vergognons, doutons, instruisons, commandons, incitons, encourageons, jurons, témoignons, accusons, condamnons, absolvons, injurions, méprisons, défions, dépitons, flattons, applaudissons, bénissons, humilions, moquons, réconcilions, recommandons, exaltons, festoyons, réjouissons, complaignons, attristons, déconfortons, désespérons, étonnons, écrions, taisons. […] De la tête : nous convions, nous renvoyons, avouons, désavouons, démentons, bienveignons, honorons, vénérons, dédaignons, demandons, éconduisons, égayons, lamentons, caressons, tansons, soumettons, bravons, exhortons, menaçons, assurons, enquérons. Quoi des sourcils ? Quoi des épaules ? Il n’est mouvement qui ne parle et un langage intelligible sans discipline et un langage public : [ce] qui fait, voyant la variété et usage distingué des autres, que celui-ci doit plutôt être jugé le propre de l’humaine nature. »

DESCARTES, Lettre au Marquis de Newcastle (1646)

La communication animale se limite à l’association de sons à des «passions» (plaisirs, souffrance) et ne peut donc pas être l’expression d’une pensée

« Enfin il n’y a aucune de nos actions extérieures, qui ne puisse assurer ceux qui les examinent, que notre corps n’est pas seulement une machine qui se remue de soi-même, mais qu’il y a aussi en lui une âme qui a des pensées, excepté les paroles, ou autres signes faits à propos des sujets qui se présentent, sans se rapporter à aucune passion. Je dis les paroles ou autres signes, parce que les muets se servent de signes en même façon que nous de la voix ; et que ces signes soient à propos, pour exclure le parler des perroquets, sans exclure celui des fous, qui ne laisse pas d’être à propos des sujets qui se présentent, bien qu’il ne suive pas la raison ; et j’ajoute que ces paroles ou signes ne se doivent rapporter à aucune passion, pour exclure non seulement les cris de joie ou de tristesse, et semblables, mais aussi tout ce qui peut être enseigné par artifice aux animaux ; car si l’on apprend à une pie à dire bonjour à sa maîtresse lorsqu’elle la voit arriver, ce ne peut être qu’en faisant que la prolation de cette parole devienne le mouvement de quelqu’une de ses passions ; à savoir, ce sera un mouvement
de l’espérance qu’elle a de manger, si l’on a toujours accoutumé de lui donner quelque friandise lorsqu’elle l’a dit?; et ainsi toutes les choses qu’on fait faire aux chiens, aux chevaux et aux singes, ne sont que des mouvements de leur crainte, de leur espérance, ou de leur joie, en sorte qu’ils les peuvent faire sans aucune pensée.  Or il est, ce me semble, fort remarquable que la parole, étant ainsi définie ne convient qu’à l’homme seul. »

HOBBES, Léviathan (1651)

Les mots sont des signes (représentants objectifs de notre pensée permettant la communication) et des marques (traces fixant objectivement la mémoire)

« L’usage courant de la parole est de transformer le discours mental en discours verbal, ou l’enchaînement de nos pensées en suite de mots, et cela présente deux avantages. L’un est de nous permettre de fixer l’enchaînement de nos pensées qui, par leur aptitude à s’échapper de notre mémoire en nous faisant passer à autre chose, peuvent à nouveau être rappelées grâce à tels ou tels mots qui les signalent. De sorte que la première utilité des noms est de servir de marques, ou repères de mémoire. L’autre avantage est quand plusieurs utilisent les mêmes mots pour signifier (par la connexion et l’ordre de ceux-ci) les uns aux autres ce qu’ils conçoivent ou pensent de chaque chose, et aussi ce qu’ils désirent, craignent et toute autre passion qu’ils éprouvent. Et, dans cet emploi, les mots sont appelés signes. »

HEGEL, Encyclopédie des sciences philosophiques, tome III : Philosophie de l’Esprit (1827)

Le langage est l’outil nécessaire à une pensée objective.

« C’est dans les mots que nous pensons. Nous n’avons savoir de nos pensées – nous n’avons des pensées déterminées, effectives – que quand nous leur donnons la forme de l’objectivité, d’un être différencié d’avec notre intériorité, donc la figure de l’extériorité, et, à la vérité, d’une extériorité telle qu’elle porte, en même temps, l’empreinte de la suprême intériorité. Un extérieur ainsi intérieur, seul l’est le son articulé, le mot. C’est pourquoi vouloir penser sans mots apparaît comme une déraison […]. Mais il est également risible de regarder le fait, pour la pensée, d’être liée au mot, comme un défaut de la première et comme une infortune?; car, bien que l’on soit d’avis ordinairement que l’inexprimable est précisément ce qui est le plus excellent, cet avis cultivé par la vanité n’a pourtant pas le moindre fondement, puisque l’inexprimable est, en vérité, seulement quelque chose de trouble, en fermentation, qui n’acquiert de la clarté que lorsqu’il peut accéder à la parole. Le mot donne, par suite, aux pensées, leur être-là le plus digne et le plus vrai. Assurément, on peut aussi – sans se saisir de la Chose – se battre avec les mots. Cependant, ce n’est pas là la faute du mot, mais celle d’une pensée défectueuse, indéterminée, sans teneur. De même que la pensée vraie est la Chose, de même le mot l’est aussi, lorsqu’il est employé par la pensée vraie. C’est pourquoi, en se remplissant du mot, l’intelligence accueille en elle la nature de la Chose. »

BERGSON, La pensée et le mouvant (1932)

Le langage est, fondamentalement, un outil au service de l’action.

« Quelle est la fonction primitive du langage ? C’est d’établir une communication en vue d’une coopération. Le langage transmet des ordres ou des avertissements. Il prescrit ou il décrit. Dans le premier cas, c’est l’appel à l’action immédiate ; dans le second, c’est le signalement de la chose ou de quelqu’une de ses propriétés, en vue de l’action future. Mais, dans un cas comme dans l’autre, la fonction est industrielle, commerciale, militaire, toujours sociale. Les choses que le langage décrit ont été découpées dans le réel par la perception humaine en vue du travail humain. Les propriétés qu’il signale sont les appels de la chose à une activité humaine. Le mot sera donc le même, comme nous le disions, quand la démarche suggérée sera la même, et notre esprit attribuera à des choses diverses la même propriété, se les représentera de la même manière, les groupera enfin sous la même idée, partout où la suggestion du même parti à trier, de la même action à faire, suscitera le même mot. Telles sont les origines du mot et de l’idée. L’un et l’autre ont sans doute évolué. Ils ne sont plus aussi grossièrement utilitaires. Ils restent utilitaires cependant. »

BERGSON, Le Rire (1900)

« Nous ne voyons pas les choses mêmes ; nous nous bornons, le plus souvent, à lire des étiquettes collées sur elles. Cette tendance, issue du besoin, s’est encore accentuée sous l’influence du langage. Car les mots (à l’exception des noms propres) désignent des genres. Le mot, qui ne note de la chose que sa fonction la plus commune et son aspect banal, s’insinue entre elle et nous, et en masquerait la forme à nos yeux si cette forme ne se dissimulait déjà derrière les besoins qui ont créé le mot lui-même. Et ce ne sont pas seulement les objets extérieurs, ce sont aussi nos propres états d’âme qui se dérobent à nous dans ce qu’ils ont de personnel, d’originellement vécu. Quand nous éprouvons de l’amour ou de la haine, quand nous nous sentons joyeux ou tristes, est-ce bien notre sentiment lui-même qui arrive à notre conscience avec les mille nuances fugitives et les mille résonances profondes qui en font quelque chose d’absolument nôtre ? Nous serions alors tous romanciers, tous poètes, tous musiciens. »

ARENDT, Vies politiques

« Avec le dialogue se manifeste l’importance politique de l’amitié, et de son humanité propre. Le dialogue (à la différence des conversations intimes où les âmes individuelles parlent d’elles-mêmes), si imprégné qu’il puisse être du plaisir pris à la présence de l’ami, se soucie du monde commun, qui reste « inhumain » en un sens très littéral, tant que des hommes n’en débattent pas constamment. Car le monde n’est pas humain pour avoir été fait par des hommes, et il ne devient pas humain parce que la voix humaine y résonne, mais seulement lorsqu’il est devenu objet de dialogue. Quelque intensément que les choses du monde nous affectent, quelque profondément qu’elles puissent nous émouvoir et nous stimuler, elles ne deviennent humaines pour nous qu’au moment où nous pouvons en débattre avec nos semblables. Tout ce qui ne peut devenir objet de dialogue peut bien être sublime, horrible ou mystérieux, voire trouver voix humaine à travers laquelle résonner dans le monde, mais ce n’est pas vraiment humain. Nous humanisons ce qui se passe dans le monde en nous en parlant, et dans ce parler, nous apprenons à être humains. »