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KANT : Idée pour une Histoire universelle d’un point de vue cosmopolitique


NB : le survol des appels de note suffit à faire apparaître les commentaires utiles (ceux que vous devez pouvoir vous faire vous-mêmes lors d’une lecture attentive…  avec l’aide éventuelle de Wikipedia…).

Septième proposition[efn_note] Garantir le bon fonctionnement interne d’une société par une morale et des lois ne suffit pas à garantir la conservation de cette société. En effet, une société n’a pas à régler uniquement les interactions entre les individus qui la composent, mais aussi ses rapports, en tant que société, avec les sociétés voisines. Ayant réglé ses problèmes de conflits internes, elle doit s’occuper de régler ses éventuels conflits externes. Car ces éventuels conflits externes auront de toute façon des répercussions sur la vie des individus dans la société[/efn_note]

Le problème de l’établissement d’une société civile parfaite[efn_note] Rappel : la « société civile » définit tout ce qui dans la société n’est pas l’État. Une «?société civile parfaite?» serait donc une société dont le fonctionnement interne garantirait la liberté de chacun sans que cela ne dégénère en conflits. Pour Kant cela passe par le développement de la raison dans les domaines de la morale et du droit.[/efn_note] est dépendant de celui de l’établissement de relations extérieures entre les États régies par des lois[efn_note] De la même façon (pour les mêmes raisons) qu’il faut des lois pour réguler les interactions entre individus dans une société (constitution civile), il faut aussi des lois pour réguler les interactions entre États (idée d’une constitution régulant les interactions entre États).[/efn_note] et ne peut être résolu sans que ce dernier ne le soit.[efn_note] Tant qu’il n’y aura pas de rationalité dans les relations entre États, les conséquences (guerres) seront catastrophiques pour les individus à l’intérieur des sociétés. De sorte qu’il ne peut y avoir de société civile parfaire sans la garantie d’une « paix perpétuelle » entre les États.[/efn_note]

A quoi bon travailler à une constitution civile réglée par la loi entre les particuliers, c’est-à-dire à la mise en place d’une communauté??[efn_note] Jusqu’à cette 7e proposition, Kant ne s’est intéressé qu’à l’optimisation des interactions à l’intérieur d’une société civile « entre particuliers?». Mais celle-ci dépend d’autres facteurs, et ne peut pas être considérée en soi, indépendamment des relations avec d’autres sociétés.[/efn_note] La même insociabilité, qui contraignait les hommes à cette tâche, est la cause qui fait que chaque communauté, dans les relations extérieures, c’est-à-dire en tant qu’État en rapport avec les autres États, se trouve en liberté naturelle, et par suite, doit attendre des autres États les mêmes maux qui accablaient les particuliers et les forçaient à entrer dans un état civil réglé par des lois.[efn_note] Kant doit donc élargir sa problématique, passer de l’échelle des relations entre individus à celle des relations entre États. Les problèmes liés à la «?liberté naturelle?» (moi d’abord) qu’on peut résoudre à travers les lois (universalité du droit qui impose que ma liberté s’arrête où commence celle des autres) dans les sociétés, se retrouvent à l’échelle des relations entre nations : chacune pose sa liberté propre comme principe et agit dans son seul intérêt. De sorte que puisque c’est le droit qui règle les problèmes à l’échelle des individus, il faut envisager un droit qui règle les problèmes entre nations, qui permette de produire une «?sociabilité?» des nations entre elles. Les États établissent entre eux le même type de relations qu’établissent entre eux les individus : antagonisme des uns envers les autres (menace, limitation de la liberté) qui doit être dépassé grâce au progrès de la raison pour éviter les conséquences destructrices de la discorde.[/efn_note] La nature a donc aussi utilisé l’incapacité à se supporter que manifestent les hommes, et même les grandes sociétés et les grands corps politiques composés d’individus de ce genre, comme un moyen de découvrir, au sein-même de l’inévitable antagonisme, un état de repos et de sécurité.[efn_note] Comme dans les relations entre individus, c’est l’antagonisme entre nations (éventuellement la guerre) qui nous permet de réaliser la nécessité d’un état de paix, d’équilibre des relations entre nations et doit nous pousser à le réaliser.[/efn_note] C’est-à-dire que, par les guerres, par ses préparatifs extravagants et jamais relâchés, par la souffrance qui s’ensuit et qui doit finalement être ressentie par chaque État même en pleine paix intérieure, la nature pousse les États à des tentatives d’abord imparfaites, mais finalement, après beaucoup de dévastations, de renversements, et même après un épuisement intérieur général de leurs forces?[efn_note]C’est l’expérience de la guerre, aussi bien l’angoisse de son éventualité, du coût ruineux de sa préparation, de ses conséquences catastrophiques lorsqu’elle a lieu qui pousse à la rationalisation des relations internationales.[/efn_note] ; elle les pousse à faire ce que la raison aurait pu aussi leur dire sans une si triste expérience : à savoir sortir de l’état sans lois des sauvages pour entrer dans une société des nations, dans laquelle chaque État, même le plus petit, pourra attendre sa sécurité et ses droits non de sa force propre ou de son appréciation juridique personnelle, mais seulement de cette grande société des nations (Foedus Amphictyonum), de l’union des forces en une seule force et de la décision, soumise à des lois, de l’union des volontés en une seule volonté.[efn_note] La raison devrait suffire à nous faire prendre conscience de cette nécessité d’une sortie de la «?sauvagerie?» entre nations, et donc droit international sans sans qu’il faille en passer par l’expérience même de la guerre.
Cette idée de « société des nations?» se concrétisera une première fois après la catastrophe de la Première Guerre mondiale, en 1919. L’Organisation des Nations Unies prendra le relai en 1945.[/efn_note]

Aussi enthousiaste que puisse aussi paraître cette idée, et bien qu’une telle idée ait prêté à rire chez un abbé de Saint-Pierre ou chez un Rousseau (peut-être parce qu’ils croyaient la réalisation d’une telle idée trop proche)[efn_note] Kant reconnaît que cette idée d’organisation «?cosmopolitique » de l’humanité peut sembler en son temps quelque peu extravagante et qu’il n’est pas le premier à tenter de la justifier. Dès 1712, l’abbé de Saint-Pierre écrit un Projet pour rendre la paix perpétuelle en Europe dans lequel il dénonce la volonté hégémonique des États et la course aux armements. Rousseau commentera ce texte en 1761, critiquant « l’État d’impolice et de guerre qu’engendre nécessairement l’indépendance absolue et mutuelle de tous les souverains dans la société imparfaite qui règne entre eux ».[/efn_note], c’est pourtant le résultat inévitable de la souffrance où les hommes se placent mutuellement, qui doit contraindre les États (aussi difficile qu’il soit pour eux de l’admettre) à adopter cette résolution même que l’homme sauvage avait été contraint de prendre d’aussi mauvais gré, à savoir : renoncer à sa liberté brutale et chercher dans une constitution réglée par la loi le repos et la sécurité.[efn_note]De la même façon que les individus ont dû apprendre à se tolérer mutuellement pour éviter les souffrances engendrées par leur « insociabilité » naturelle, les nations doivent apprendre cette même tolérance, cette même reconnaissance de la liberté des autres nations en tant qu’elle limite la leur. ll leur faut produire une sorte de «sociabilité?» entre nations.[/efn_note]  Toutes les guerres sont donc autant d’essais (certes pas dans l’intention des hommes, mais dans l’intention de la nature) de mettre en place de nouvelles relations entre États et, par la destruction, ou du moins par le démembrement, de former de tout nouveaux corps qui, à leur tour, soit par eux-mêmes, soit à cause de leur proximité, ne peuvent se conserver et doivent par là essuyer de nouvelles et semblables révolutions [efn_note]De ce point de vue, les guerres ont une utilité dans l’histoire de l’humanité dont la finalité serait la «?société civile parfaite » : leurs conséquences catastrophiques poussent progressivement les nations, malgré leur antagonisme spontané, dans la direction d’une société cosmopolitique (qui est de leur intérêt commun).[/efn_note]; jusqu’à ce qu’enfin, un jour, en partie par la meilleure organisation possible d’une constitution civile à l’intérieur, en partie par une convention et une législation communautaires à l’extérieur, un État soit fondé qui, semblable à une communauté civile, puisse, tout comme un automate, se maintenir par elle-même.[efn_note]Les tensions et les conflits entre nations les contraignent à trouver progressivement un état d’équilibre, à passer de l’idée primitive, conflictuelle et le plus souvent violente, d’une relation « gagnant-perdant », à l’idée rationnelle d’une relation possible « gagnant-gagnant », satisfaisante pour tous les partis. Cet équilibre des relations entre nations est la condition de l’équilibre à l’intérieur des nations (puisque ce dernier est détruit par les guerres). Cet équilibre résulte en quelque sorte d’un agencement mécanique nécessaire, le seul qui puisse assurer le bon fonctionnement d’une société civile et donc répondre aux besoins de l’humanité, et cela passe par une régulation interne à la nation («?constitution civile?») qui stabilise la société de l’intérieur, et une régulation externe («?législation communautaire?») qui stabilise la société de l’extérieur.[/efn_note]

Doit-on attendre d’une rencontre épicurienne des causes efficientes que les États, tout comme les atomes minuscules de la matière, s’essaient à toutes sortes de configurations par leur choc fortuit, qui, par de nouveaux chocs, soient à leur tour réduites à néant, jusqu’à ce qu’enfin, un jour, réussisse par hasard une configuration telle qu’elle puisse se maintenir dans sa forme (un heureux hasard qui aura bien des difficultés à se produire un jour)[efn_note] Kant fait ici référence à la physique d’Épicure et de ses épigones (Lucrèce, Sextus Empiricus). Pour eux, la nature est constituée d’atomes en mouvement dans un espace et ce n’est que par les accidents du hasard qu’ils finissent par s’assembler un moment constituant alors des objets, des êtres vivants, avant de se disperser à nouveau. Cette hypothèse permet de comprendre la totalité de l’expérience que nous avons de la réalité. Grâce à cette même idée, on pourrait donc aussi comprendre l’histoire de l’humanité comme une succession de hasards qui détermineraient aussi bien des progrès que des régressions, voire la disparition de l’humanité.[/efn_note] ; ou doit-on plutôt admettre que la nature suit ici un cours régulier pour mener peu à peu notre espèce du degré inférieur de l’animalité jusqu’au degré suprême de l’humanité par, il est vrai, un art propre bien qu’extorqué à l’homme, et qu’elle développe très régulièrement, dans cet agencement apparemment sauvage, ses dispositions originaires[efn_note]Pour comprendre la dynamique propre à l’histoire humaine, une autre hypothèse (que défend Kant) consiste à supposer un « plan de la nature ». L’être humain a parmi ses dispositions naturelles (ses «?dispositions originaires?») la raison qu’il doit apprendre progressivement à maîtriser. Ce déploiement progressif de la raison humaine à pour conséquence une détermination de plus en plus rationnelle des comportements humains, aussi bien à l’échelle de l’individu qu’à celle des société. Ce qui détermine un progrès lent, dispersé, mais régulier à l’échelle de l’ensemble de l’histoire humaine.C’est la lenteur de ce progrès qui nous le rend invisible (cf. ci-dessus la remarque à propos de l’abbé de Saint-Pierre et de Rousseau : la concrétisation d’une organisation cosmopolitique n’est pas pour demain ; elle n’est aujourd’hui encore qu’un horizon).[/efn_note] ; ou bien préfère-t-on que, de toutes ces actions et réactions de l’homme, rien, dans l’ensemble, nulle part, ne résulte, ou du moins rien de sensé, que tout restera comme tout a toujours été, et que l’on ne peut, de là, prévoir si la discorde, qui est si naturelle à notre espèce, ne nous prépare pas finalement un enfer de maux, quelque civilisé que soit notre état, pendant qu’elle anéantira peut-être de nouveau cet état et tous les progrès réalisés jusqu’à présent dans la culture par une dévastation barbare (un destin dont on n’est pas à l’abri sous le règne du hasard aveugle, qui est en fait la même chose que la liberté sans lois, si on ne suppose pas que la discorde suit un fil directeur de la nature secrètement lié à une sagesse) ![efn_note]Dans le premier cas, l’être humain n’a aucune liberté. Il est soumis à une fatalité qui lui échappe, pris dans la mécanique de la nature («?actions et réactions?») qui le dépasse et l’usage de la raison n’est pas déterminant pour lui. De sorte qu’il ne peut y avoir réellement de progrès que par une conjonction de hasards et de nécessités qui peuvent aboutir aussi bien à des progrès qu’à des catastrophes. Le jeu entre les poussées de discorde, d’asociabilité, et de concorde, de sociabilité, le conflit entre ces besoins contradictoires, ne permettront jamais à l’humanité d’aboutir à un état stable. Cet état qui passe par une politique à l’échelle de l’humanité impliquerait la domination de la raison dans les comportements humains. Or ce sont justement les catastrophes liées à la conflictualité entre hommes aussi bien qu’entre États, qui pousse au développement de la raison. Là se trouve le « le fil conducteur de la nature secrètement lié à une sagesse?», le fait que même l’expression de l’asociabilité humaine favorise finalement le déploiement de la raison dans le domaine de la politique intérieure.[/efn_note] Ce qui revient à peu près à la question : est-il bien raisonnable d’admettre la finalité de l’institution de la nature dans ses parties et pourtant l’absence de finalité dans le tout ?[efn_note]Si l’on reconnaît que ce dépassement des conflits grâce au déploiement progressif de  la raison est inscrit dans la nature humaine et détermine donc une sorte de finalité dans l’histoire humaine, il faut admette que cette finalité ne peut être réduite aux rapports entre individus mais doit s’exprimer au-delà, dans les rapports entre États. Cette idée est présentée sous forme interrogative, appelant une réponse.[/efn_note] Ainsi, ce que faisait l’état sans finalité des sauvages, à savoir qu’il bridait les dispositions naturelles de notre espèce mais, finalement, par les maux où il la plaçait, la contraignait à sortir de cet état et à entrer dans une constitution civile où tous ces germes peuvent être développés, la liberté barbare des États déjà institués le fait aussi : par l’utilisation de toutes les forces des communautés pour s’armer les uns contre les autres, par les dévastations que la guerre occasionne, et encore plus par la nécessité de se tenir pour cette raison constamment en état d’alerte il est vrai que le progrès du développement des dispositions naturelles se trouve entravé.<[efn_note]Kant justifie une réponse positive à la question qu’il s’est posé. Son argument repose sur une analogie d’échelle : ce qui vaut à l’échelle inférieure vaut encore à l’échelle supérieure, c’est-à-dire ici, ce qui vaut à l‘échelle des individus vaut à l’échelle des États. Le même problème posé par la conflictualité entre individus se retrouve dans la conflictualité entre États. Il y a une «?liberté barbare?» des États comme il y en avait une des individus avant la constitution des États. Les relations entre États européens du XVIIIe siècle sont aussi «?sauvages?» que les relations interindividuelles avant la constitution des États. Or la paix entre États conditionne la paix civile, qui est elle-même la condition de possibilité du développement des potentiels humains («?dispositions naturelles?»). De ce fait, rien n’est réellement gagné pour ce qui est du développement de la raison dans l’humanité tant que la paix entre les États n’est pas garantie. Mais de la même façon que les conséquences désastreuses de la conflictuaité interindividuelle pousse naturellement les êtres humains à développer leur raison pour la dépasser (en particulier dans le droit), les conséquences tout aussi désastreuses de la conflictualité entre États doit amener (progressivement) ces derniers à développer une rationalité politique qui devra prendre la forme d’un droit international. Tant que le problème de la conflictualité n’est pas réglé à l‘échelle des relations interétatiques, le cours paisible de la vie civile (à l’échelle des relations interindividuelles, à l’intérieur des États) est constamment menacé par la possibilité d’une guerre, « le progrès du développement des dispositions naturelles se trouve entravé[efn_note]Mais, en revanche, les maux qui en proviennent contraignent notre espèce à trouver une loi d’équilibre pour conserver la résistance de nombreux États voisins, résistance en elle-même salutaire, et qui naît de leur liberté, et à conférer de la fermeté à cette loi par l’union des forces en une seule force, par conséquent à instaurer un État cosmopolitique de sécurité publique des États, qui ne soit pas sans danger, afin que les forces de l’humanité ne s’endorment pas, mais qui ne soit pas non plus sans un principe d’égalité de leur action et de leur réaction mutuelles, afin qu’elles ne s’entredétruisent pas.[efn_note]Néanmoins les désastres de la guerre ont un aspect positif : ils poussent les hommes à rechercher un «?état d’équilibre?» entre eux pour éviter les hostilités. Les êtres humains doivent donc utiliser leur raison pour trouver cet équilibre qui permettrait à chaque État de conserver sa liberté sans entraver celle des autres États. Car il ne s’agit pas d’annuler la liberté des États, mais de respecter celle des autres. C’est l’idée « ma liberté s’arrête où commence celle des autres » appliquée à l’échelle des relations entre États.[/efn_note] Avant que ce dernier pas (à savoir l’union des États) ne se fasse, donc à peu près à mi-chemin de son développement, la nature humaine subit les maux les plus durs sous l’apparence trompeuse d’un bien-être extérieur?; et Rousseau n’avait pas tellement tort, quand il préférait l’état des sauvages, si l’on s’empresse de faire abstraction de la dernière étape que notre espèce a encore à franchir. Nous sommes cultivés à un haut niveau par l’art et la science. Nous sommes civilisés, jusqu’à en être accablés, par la courtoisie et les convenances sociales de toutes sortes. Mais se tenir déjà pour moralisés, il s’en faut encore de beaucoup. Car l’idée de la moralité appartient bien à la culture, mais la mise en œuvre de cette idée, qui se réduit à l’apparence de moralité, par la noble ambition et par la bienséance extérieure, constitue simplement la civilisation.[efn_note]Si l‘on admet cette hypothèse d’un développement discontinu mais néanmoins progressif de la raison, l’organisation de l’humanité, passée du stade de la famille élargie dans les sociétés primitives aux nations d’aujourd’hui, se poursuivra dans le sens d’une «?union des États?». Mais bien qu’encore loin de cette rationalité généralisée de l’organisation de l’humanité, nous avons l’impression d’avoir atteint un état de civilisation du fait du « bien-être extérieur » auquel nous sommes parvenus. Mais ce ne sont que des apparences liées à la culture que nous recevons, aux règles que nous intériorisons sans qu’il y ait besoin pour cela qu’elles soient produites par la raison. Ces règles nous contraignent à vivre de manière civilisée, mais ne font pas pour cela de nous des êtres moraux. Les lois nous contraignent à agir dans l’intérêt de la collectivité mais sous peine de châtiment. La politesse nous permet d’interagir avec toute personne mais elle permet toutes les formes d’hypocrisie. L’être civilisé n’est pas nécessairement un être moral. Notre culture a su produire l’idée de moralité mais en ne faisant que nous contraindre à produire dans nos comportements une apparence de moralité, ce qui, précise Kant, est nécessaire à la civilisation, à la conservation durable d’une communauté humaine.[/efn_note] Mais aussi longtemps que les États utiliseront toutes leurs forces à leurs projets d’expansion vains et violents et qu’ils freineront constamment le lent effort de formation intérieure du mode de penser de leurs citoyens, en leur ôtant même toute aide dans cette perspective, on ne pourra rien attendre de cette façon de faire : il est nécessaire, pour obtenir autre chose, que chaque communauté forme ses citoyens par un long travail intérieur.[efn_note]L’humanité ne sera véritablement morale que lorsque les intentions des êtres humains seront morales – les intentions et pas seulement les comportements qui sous leur apparence morale ne répondraient qu’à des intentions intéressées. Or la guerre à laquelle les États ont régulièrement recours ruine tout progrès de la moralité – moralité que Kant définit comme un «?mode de penser?». Tout citoyen envoyé à la guerre doit tuer, éventuellement piller pour survivre, bref, il doit renoncer au «?mode de penser?» moral puisque l’intention qui doit guider son comportement est alors à l’opposé de ce que doit être une intention morale. Le «?long travail intérieur?» qui, dans le cadre d’une civilisation, permet de construire en chacun la moralité est perdu.[/efn_note] Mais tout bien, qui n’est pas greffé sur une intention moralement bonne, n’est rien d’autre qu’une apparence ostentatoire et un manque de moralité habillé de brillants atours. Le genre humain demeurera sans doute dans cet état jusqu’à ce qu’il ait travaillé à sortir, par la façon dont j’ai parlé, de l’état chaotique de ses relations internationales.[efn_note] Or l’intention bonne est ce qui fonde la moralité. Les comportements d’apparence morale ne garantissent en rien la moralité d’une action. Et tant que l’on produira des guerres, les êtres humains devront développer l’exact contraire des intentions bonnes, même s’ils habillent les horreurs consécutives de discours moralisateurs (cas des colonialismes ou autres impérialismes qui prétendent agir au nom de grandes valeurs émancipatrices). La seule solution pour que l’humanité avance sur la voie de la raison consiste donc à créer une «?société des nations?».[/efn_note]