COURS TEXTES  LITTÉRATURE CINÉMA ART ACTUALITÉS AUDIO 

Textes sur le désir

ÉPICURE :  classification des désirs et relations entre désir et raison

« Il faut se rendre compte que parmi nos désirs les uns sont naturels, les autres vains, et que, parmi les désirs naturels, les uns sont nécessaires et les autres naturels seulement. Parmi les désirs nécessaires, les uns sont nécessaires pour le bonheur, les autres pour la tranquillité du corps, les autres pour la vie même. Et en effet une théorie non erronée des désirs doit rapporter tout choix et toute aversion à la santé du corps et à l’ataraxie de l’âme, puisque c’est là la perfection même de la vie heureuse. Car nous faisons tout afin d’éviter la douleur physique et le trouble de l’âme. Lorsqu’une fois nous y avons réussi, toute l’agitation de l’âme tombe, l’être vivant n’ayant plus à s’acheminer vers quelque chose qui lui manque, ni à chercher autre chose pour parfaire le bien-être de l’âme et celui du corps. Nous n’avons en effet besoin du plaisir que quand, par suite de son absence, nous éprouvons de la douleur ; et quand nous n’éprouvons pas de douleur nous n’avons plus besoin du plaisir. C’est pourquoi nous disons que le plaisir est le commencement et la fin de la vie heureuse.
En effet, d’une part, le plaisir est reconnu par nous comme le bien primitif et conforme à notre nature, et c’est de lui que nous partons pour déterminer ce qu’il faut choisir et ce qu’il faut éviter?; d’autre part, c’est toujours à lui que nous aboutissons, puisque ce sont nos affections qui nous servent de règle pour mesurer et apprécier tout bien quelconque si complexe qu’il soit.
Mais, précisément parce que le plaisir est le bien primitif et conforme à notre nature, nous ne recherchons pas tout plaisir, et il y a des cas où nous passons par-dessus beaucoup de plaisirs, savoir lorsqu’ils doivent avoir pour suite des peines qui les surpassent ; et, d’autre part, il y a des douleurs que nous estimons valoir mieux que des plaisirs, savoir lorsque, après avoir longtemps supporté les douleurs, il doit résulter de là pour nous un plaisir qui les surpasse. Tout plaisir, pris en lui-même et dans sa nature propre, est donc un bien, et cependant tout plaisir n’est pas à rechercher ; pareillement, toute douleur est un mal, et pourtant toute douleur ne doit pas être évitée. En tout cas, chaque plaisir et chaque douleur doivent être appréciés par une comparaison des avantages et des inconvénients à attendre. Car le plaisir est toujours le bien, et la douleur le mal ; seulement il y a des cas où nous traitons le bien comme un mal, et le mal, à son tour, comme un bien.?»

EPICURE, Lettre à Ménécée (vers -250)

SPINOZA : le désir est l’essence même de l’être humain

« Chaque chose, autant qu’il est en soi, s’efforce de persévérer dans son être. […] Cet effort, quand il se rapporte à l’âme seule, est appelé volonté ; mais, quand il se rapporte à la fois à l’âme et au corps, il est appelé appétit; l’appétit n’est par là rien d’autre que l’essence même de l’homme, de la nature de laquelle suit nécessairement ce qui sert à sa conservation; et l’homme est ainsi déterminé à le faire. De plus, il n’y a aucune différence entre l’appétit et le désir, sinon que le désir se rapporte généralement aux hommes en tant qu’ils ont conscience de leurs appétits, et peut, pour cette raison se définir ainsi : le désir est l’appétit avec la conscience de lui-même. Il est donc établi par tout ce qui précède que nous ne faisons effort vers aucune chose, que nous ne la voulons pas ou ne tendons pas vers elle par appétit ou par désir, parce que nous jugeons qu’elle est bonne ; c’est l’inverse : nous jugeons qu’une chose est bonne parce que nous faisons effort vers elle, que nous la voulons et tendons vers elle par appétit ou désir. »

SPINOZA, Éthique, 3e partie, Prop VI et Scolie à la prop IX (1677)

ROUSSEAU : la satisfaction imaginaire du désir, condition du bonheur

«?Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu’il possède. On jouit moins de ce qu’on obtient que de ce qu’on espère, et l’on n’est heureux qu’avant d’être heureux. En effet, l’homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce qu’il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais tout ce prestige disparaît devant l’objet même ; rien n’embellit plus cet objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu’on voit ; l’imagination ne pare plus rien de ce qu’on possède, l’illusion cesse où commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul digne d’être habité, et tel est le néant des choses humaines, qu’hors l’Être existant par lui-même, il n’y a rien de beau que ce qui n’est pas.
Si cet effet n’a pas toujours lieu sur les objets particuliers de nos passions, il est infaillible dans le sentiment commun qui les comprend toutes. Vivre sans peine n’est pas un état d’homme ; vivre ainsi c’est être mort. Celui qui pourrait tout sans être Dieu, serait une misérable créature ; il serait privé du plaisir de désirer ; toute autre privation serait plus supportable. »

ROUSSEAU, Julie ou la Nouvelle Héloïse, Lettre VIII (1761)

ROUSSEAU : nos facultés, juste mesure de nos désirs

Tout sentiment de peine est inséparable du désir de s’en délivrer ; toute idée de plaisir est inséparable du désir d’en jouir ; tout désir suppose privation, et toutes les privations qu’on sent sont pénibles ; c’est donc dans la disproportion de nos désirs et de nos facultés que consiste notre misère. Un être sensible dont les facultés égaleraient les désirs serait un être absolument heureux.
En quoi consiste donc la sagesse humaine ou la route du vrai bonheur ? Ce n’est précisément pas à diminuer nos désirs ; car, s’ils étaient au-dessous de notre puissance, une partie de nos facultés resterait oisive, et nous ne jouirions pas de tout notre être. Ce n’est pas non plus à étendre nos facultés, car si nos désirs s’étendaient à la fois en plus grand rapport, nous n’en deviendrions que plus misérables ; mais c’est à diminuer l’excès des désirs sur les facultés, et à mettre en égalité parfaite la puissance et la volonté. C’est alors seulement que, toutes les facultés étant en action, l’âme cependant restera paisible, et que l’homme se trouvera bien ordonné.

ROUSSEAU, Emile ou de l’éducation (1762)

KANT : la dialectique du désir et de la raison

«?Une propriété de la raison consiste à pouvoir, avec l’appui de l’imagination, créer artificiellement des désirs, non seulement sans fondements établis sur un instinct naturel, mais même en opposition avec lui ; ces désirs, au début, favorisent peu à peu l’éclosion de tout un essaim de penchants superflus, et qui plus est, contraires à la nature, sous l’appellation de « sensualité’ » . L’occasion de renier l’instinct de la nature n’a eu en soi peut-être que peu d’importance, mais le succès de cette première tentative, le fait de s’être rendu compte que sa raison avait le pouvoir de franchir les bornes dans lesquelles sont maintenus tous les animaux, fut, chez l’homme, capital et décisif pour la conduite de sa vie. […] Il découvrit en lui un pouvoir de se choisir à lui-même sa propre conduite, et de ne pas être lié comme les autres animaux à une conduite unique. […] En dehors des objets de son désir que l’instinct jusque là lui avait indiqué, une infinité d’autres lui étaient offerts au milieu desquels il ne savait encore comment choisir. […] L’excitation sexuelle qui, chez les animaux, repose seulement sur une impulsion passagère et la plupart du temps périodique, était susceptible pour lui de se prolonger et même de s’accroître sous l’effet de l’imagination […] de façon d’autant plus durable et plus uniforme que l’objet est soustrait aux sens ; ce qui évite la satiété qu’entraîne avec soi la satisfaction d’un désir purement animal. La feuille de figuier* fut donc le résultat d’une manifestation de la raison bien plus importante que celles qui étaient survenues antérieurement au tout premier stade de son développement. Car le fait de rendre une inclination plus forte et plus durable en retirant son objet aux sens, dénote déjà une certaine suprématie consciente de la raison sur les inclinations et non plus seulement, comme au degré inférieur, un pouvoir de les servir sur une plus ou moins grande échelle. Le refus fut l’habile artifice qui conduisit l’homme des excitations purement sensuelles aux excitations idéales et peu  à peu du désir purement animal à l’amour. Et avec l’amour, le sentiment de ce qui est purement agréable devint le goût du beau, découvert d’abord seulement dans l’homme, puis aussi dans la nature. […] Le troisième progrès accompli par la raison, après qu’elle se fut mêlée des premiers besoins immédiats sensibles, ce fut l’attente réfléchie de l’avenir. Ce pouvoir de ne pas jouir seulement de l’instant de vie présent, mais de se représenter d’une façon actuelle l’avenir souvent très lointain, est le signe distinctif le plus caractéristique de la supériorité de l’homme.?»

KANT, Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine (1786)

* Allusion à la Bible dans laquelle Adam et Ève cachent leur sexe sous une feuille de figuier.

SCHOPENHAUER : le désir comme dynamique humaine entre souffrance et ennui

«?Tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur ; c’est par nature, nécessairement, qu’ils doivent devenir la proie de la douleur. Mais que la volonté vienne à manquer d’objet, qu’une prompte satisfaction vienne à lui enlever tout motif de désirer, et les voilà tombés dans un vide épouvantable, dans l’ennui0 ; leur nature, leur existence, leur pèse d’un poids intolérable. La vie donc oscille, comme un pendule, de droite à gauche, de la souffrance à l’ennui ; ce sont là les deux éléments dont elle est faite, en somme. De là ce fait bien significatif par son étrangeté même : les hommes ayant placé toutes les douleurs, toutes les souffrances dans l’enfer, pour remplir le ciel n’ont plus trouvé que l’ennui. […] Entre les désirs et leurs réalisations s’écoule toute la vie humaine. le désir, de sa nature, est souffrance; la satisfaction engendre bien vite la satiété; le but était illusoire; la possession lui enlève son attrait; le désir renaît sous une forme nouvelle, et avec lui le besoin; sinon, c’est le dégoût, le vide, l’ennui, ennemis plus rudes encore que le besoin. »

SCHOPENHAUER, Le Monde comme Volonté et comme Représentation, §57 (1819)

MARX : la mécanique sociale du désir, relativité des besoins sociaux

«?Qu’une maison soit grande ou petite, tant que les maisons d’alentour ont la même taille, elle satisfait à tout ce que, socialement, on demande à un lieu d’habitation. Mais qu’un palais vienne s’élever à côté d’elle, et voilà que la petite maison se recroqueville pour n’être plus qu’une hutte. C’est une preuve que le propriétaire de la petite maison ne peut désormais prétendre à rien, ou à si peu que rien ; elle aura beau se dresser vers le ciel tandis que la civilisation progresse, ses habitants se sentiront toujours plus mal à l’aise, plus insatisfaits, plus à l’étroit entre leurs quatre murs, car elle restera toujours petite, si le palais voisin grandit dans les mêmes proportions ou dans des proportions plus grandes.
Une augmentation sensible du salaire suppose un accroissement rapide du capital productif, lequel provoque un accroissement tout aussi rapide de la richesse, du luxe, des besoins et des jouissances sociaux. Aussi, bien que les jouissances du travailleur aient augmenté, la satisfaction sociale qu’elles procurent a diminué à mesure que s’accroissent les jouissances du capitaliste, qui sont inaccessibles au travailleur, comparativement au développement atteint par la société en général. Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s’en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction. Etant d’origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature. »

MARX, Travail salarié et capital (1849)