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Le désir en littérature

BALZAC, La Peau de chagrin (1839)

« Le jeune homme se leva brusquement et témoigna quelque surprise en apercevant au-dessus du siège où il s’était assis un morceau de chagrin accroché sur le mur, et dont la dimension n’excédait pas celle d’une peau de renard ; mais, par un phénomène inexplicable au premier abord, cette peau projetait au sein de la profonde obscurité qui régnait dans le magasin des rayons si lumineux que vous eussiez dit d’une petite comète. Le jeune homme incrédule s’approcha de ce prétendu talisman qui devait le préserver du malheur, et s’en moqua par une phrase mentale. Cependant, animé par une curiosité bien légitime, il se pencha pour regarder alternativement la Peau sous toutes ses faces, et découvrit bientôt une cause naturelle à cette singulière lucidité. Les grains noirs du chagrin étaient si soigneusement polis et si bien brunis, les rayures capricieuses en étaient si propres et si nettes que, pareilles à des facettes de grenat, les aspérités du cuir oriental formaient autant de petits foyers qui réfléchissaient vivement la lumière. Il démontra mathématiquement la raison du phénomène au vieillard qui, pour toute réponse, sourit avec malice.
— Puisque vous êtes un orientaliste, reprit le vieillard, peut-être lirez-vous cette sentence ?
Il apporta la lampe près du talisman que le jeune homme tenait à l’envers, et lui fit apercevoir des caractères incrustés dans le tissu cellulaire de cette peau merveilleuse, comme s’ils eussent été produits par l’animal auquel elle avait jadis appartenu. […] — L’industrie du Levant a des secrets qui lui sont particuliers, dit le jeune homme en regardant la sentence orientale avec une sorte d’inquiétude.
— Oui, répondit le vieillard, il vaut mieux s’en prendre aux hommes qu’à Dieu ! […] Les paroles étaient disposées ainsi :

SI TU ME POSSÈDES  TU POSSÈDERAS TOUT
MAIS TA VIE M’APPARTIENDRA DIEU L’A
VOULU AINSI DÉSIRE ET TES DÉSIRS
SERONT ACCOMPLIS MAIS RÈGLE
TES   SOUHAITS
  SUR  TA   VIE
ELLE  EST  LÀ
    À   CHAQUE
VOULOIR JE DÉCROÎTRAI
COMME
   TES  JOURS
ME
     VEUX – TU ?
PRENDS   DIEU
T’EXAUCERA
SOIT !

  — Et vous n’avez même pas essayé ? dit le jeune homme.
— Essayer ! dit le vieillard. […] Je vais vous expliquer en peu de mots un grand mystère de la vie humaine. L’homme s’épuise par deux actes indistincts qui tarissent les sources de son existence. Deux verbes expriment toutes les formes que prennent ces deux causes de mort : VOULOIR et POUVOIR. Entre ces deux termes de l’action humaine, il est une autre formule dont s’emparent les sages, et je lui dois le bonheur et ma longévité. Vouloir nous brûle et Pouvoir nous détruit ; mais SAVOIR laisse notre faible organisation dans un perpétuel état de calme. […] En deux mots, j’ai placé ma vie, non dans le cœur qui se brise, non dans les sens qui s’émoussent, mais dans le cerveau qui ne s’use pas et qui survit à tout. […] Ceci, dit le vieillard d’une voix éclatante en montrant la Peau de chagrin, est le vouloir et le pouvoir réunis. Là sont vos idées sociales, vos désirs excessifs, vos intempérances, vos joies qui tuent, vos douleurs qui font trop vivre ; car le mal n’est peut-être qu’un violent plaisir.
— Eh ! bien oui, je veux vivre avec excès, dit l’inconnu en saisissant la Peau de chagrin.
— Jeune homme, prenez garde, s’écria le vieillard avec une incroyable vivacité.
— J’avais résolu ma vie par l’étude et par la pensée ; mais elles ne m’ont même pas nourri, répliqua l’inconnu. […] Je veux un dîner royalement splendide, quelque bacchanale digne du siècle où tout s’est, dit-on, perfectionné ! Que mes convives soient jeunes, spirituels et sans préjugés, joyeux jusqu’à la folie !
Un éclat de rire, parti de la bouche du vieillard, retentit dans les oreilles du jeune fou comme un bruissement de l’enfer, et l’interdit si despotiquement qu’il se tut.
— Croyez-vous, dit le marchand, que mes planchers vont s’ouvrir pour donner passage à des tables somptueusement servies et à des convives de l’autre monde ? Non, non, jeune étourdi. Vous avez signé le pacte, tout est dit. Maintenant vos volontés seront scrupuleusement satisfaites mais aux dépens de votre vie. Le cercle de vos jours, figuré par cette Peau se resserrera suivant la force et le nombre de vos souhaits, depuis le plus léger jusqu’au plus exorbitant. Votre premier désir est vulgaire, je pourrais le réaliser ; mais j’en laisse le soin aux événements de votre vie. Après tout, vous vouliez mourir ? hé bien, votre suicide n’est que retardé. »