COURS TEXTES CITATIONS LITTÉRATURE CINÉMA ART ACTUALITÉS AUDIO 

AUTRUI DANS LA LITTÉRATURE

Victor HUGO, William Shakespeare (1864)

« Le grand plaignant, le genre humain ne crie pas en vain : justice ! du côté des penseurs. Penser est une générosité. Les penseurs regardent autour d’eux ; on souffre ; un surcroît de force leur vient de cet excès de misère ; ils voient, dans ce crépuscule que nous nommons la civilisation, tous ces noirs groupes désespérés ; les penseurs songent ; et les gémissements, les angoisses, les fatalités entrevues en même temps que les douleurs touchées, les tyrannies, les passions, les esclavages, les deuils, les peines, font poindre dans leur esprit ce sublime commencement du génie, la pitié.
Le penseur, poète ou philosophe, poète et philosophe, se sent une sorte de paternité immense. La misère universelle est là, gisante ; il lui parle, il la conseille, il l’enseigne, il la console, il la relève ; il lui montre son chemin, il lui rallume son âme. — Vois devant toi, pauvre humanité. Marche ! — Il souffre avec ceux qui souffrent, pleure avec ceux qui pleurent, lutte avec ceux qui luttent, espère pour ceux qui désespèrent. Il est tout et à tous. Il s’ajoute aux infirmes ; il fait voir les aveugles, il fait planer les boiteux. Il ne donne pas seulement le pain, il donne l’azur. Il travaille au progrès, il s’y dévoue, il s’y épuise. On sent en lui tout le cœur humain, énorme. Rien ne le décourage. Il n’accepte aucun démenti. Il voit le juge, et veut la justice ; il.voit le prêtre, et veut la vérité ; il voit l’esclave et veut la liberté. Il affirme la rentrée au paradis. Il recommence sans cesse dans sa vie et dans ses œuvres l’équation du droit et du devoir. Le jour où cet homme suprême meurt, son agonie bégaie : amour ! »

 

Jean-Paul SARTRE, Huis clos (1944)

INÈS. Mais oui, serre-la bien fort, serre-la ! Mêlez vos chaleurs. C’est bon l’amour, hein Garcin ? C’est tiède et profond comme le sommeil, mais je t’empêcherai de dormir.
ESTELLE. Ne l’écoute pas. Prends ma bouche ; je suis à toi tout entière.
INÈS. Eh bien, qu’attends-tu ? Fais ce qu’on te dit, Garcin le lâche tient dans ses bras Estelle l’infanticide. Les paris sont ouverts. Garcin le lâche l’embrassera-t-il ? Je vous vois, je vous vois ; à moi seule je suis une foule, la foule. Garcin, la foule, l ‘entends-tu ? (Murmurant.) Lâche ! Lâche ! Lâche ! Lâche ! En vain tu me fuis, je ne te lâcherai pas. Que vas-tu chercher sur ses lèvres ? L’oubli ? Mais je ne t’oublierai pas, moi. C’est moi qu’il faut convaincre. Moi. Viens, viens ! Je t’attends. Tu vois, Estelle, il desserre son étreinte, il est docile comme un chien … Tu ne l’auras pas !
GARCIN. Il ne fera donc jamais nuit ?
INÈS. Jamais.
GARCIN. Tu me verras toujours ?
INÈS. Toujours
Garcin abandonne Estelle et fait quelques pas dans la pièce. Il s’approche du bronze.
GARCIN Le bronze… (Il le caresse.) Eh bien, voici le moment. Le bronze est là, je le contemple et je comprends que je suis en enfer. Je vous dis que tout était prévu. Ils avaient prévu que je me tiendrais devant cette cheminée, pressant ma main sur ce bronze, avec tous ces regards sur moi . Tous ces regards qui me mangent… (Il se retourne brusquement.) Ha ! vous n’êtes que deux ? Je vous croyais beaucoup plus nombreuses. (Il rit.) Alors, c’est ça l’enfer. Je n’aurais jamais cru… Vous vous rappelez : le soufre, le bûcher, le gril… Ah ! quelle plaisanterie. Pas besoin de gril : l’enfer, c’est les Autres.