Explication de texte

DURKHEIM, L’État et la société civile, 1916

Expliquer le texte suivant?:

« On considère l’État comme l’antagoniste de l’individu et il semble que le premier ne puisse se développer qu’au détriment du second. La vérité, c’est que l’État a été bien plutôt le libérateur de l’individu. C’est l’État qui, à mesure qu’il a pris de la force, a affranchi l’individu des groupes particuliers et locaux qui tendaient à l’absorber?: famille, cité, corporation, etc. L’individualisme a marché dans l’histoire du même pas que l’étatisme. Non pas que l’État ne puisse devenir despotique et oppresseur. Comme toutes les forces de la nature, s’il n’est limité par aucune puissance collective qui le contienne, il se développera sans mesure et deviendra à son tour une menace pour les libertés individuelles. D’où il suit que la force sociale qui est en lui doit être neutralisée par d’autres forces sociales qui lui fassent contrepoids. Si les groupes secondaires sont facilement tyranniques quand leur action n’est pas modérée par celle de l’État, inversement celle de l’État, pour rester normale, a besoin d’être modérée à son tour. Le moyen d’arriver à ce résultat, c’est qu’il y ait dans la société, en dehors de l’État, quoique soumis à son influence, des groupes plus restreints (territoriaux ou professionnels, il n’importe pour l’instant) mais fortement constitués et doués d’une individualité et d’une autonomie suffisante pour pouvoir s’opposer aux empiétements du pouvoir central. Ce qui libère l’individu, ce n’est pas la suppression de tout centre régulateur, c’est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres. »

Émile Durkheim, L’État et la société civile, 1916.

Explication du texte :

La problématique du texte s’articule autour de la relation entre l’État et l’individu avec pour enjeu la question de la liberté civile. L’État

Un premier point de vue sur la question est en général qualifié d’« individualiste ». Dans le champ politique, il correspondrait au «?libéralisme » dans sa version modérée, et dans sa version extrême aux différentes formes d’anarchisme qui visent à limiter et idéalement à supprimer l’État (société sans classe du marxisme). L’anarchisme peut se présenter sous une forme dite « libertaire?» dans laquelle l’individualisme est modéré par une solidarité interindividuelle, morale et non institutionnalisée, mais aussi sous la forme (récente) du libertarianisme pour lequel les communautés ne sont que d’intérêt et n’ont pas vocations à durer. Dans tous les cas, comme le dit Durkheim, l’État est considéré comme « l’antagoniste de l’individu?».

Durkeim reconnaît le danger inhérent au pouvoir de l’État : « Non pas que l’État ne puisse devenir despotique et oppresseur ». Ce danger est commun à toute forme de pouvoir : « Comme toutes les forces de la nature, s’il n’est limité par aucune puissance collective qui le contienne, il se développera sans mesure et deviendra à son tour une menace pour les libertés individuelles ». Durkheim a retenu la leçon de Spinoza : tout être n’acquiert et ne conserve une identité, ne peut persister dans son être, que s’il possède en lui une force qui le détermine à se conserver – force que Spinoza appelle le conatus. Or cette conservation n’est jamais entièrement assurée, ce qui détermine un pouvoir à se renforcer constamment. Dans le cas de l’organisation des communautés humaines, la crainte est le pouvoir de l’État ne puisse mécaniquement se développe qu’au détriment de celui des individus. Dans l’intérêt de l’individu, puisque il a pour vocation première le service aux individus, et que ce n’est qu’à cette fin qu’il doit se conserver, l’État doit se développer. C’est donc souvent à la demande même des citoyens, qui réclament toujours plus de sécurité, plus de prise en charge (logement, santé, revenus…), que l’État se trouve légitimé à développer ses prérogatives. Or cela se fait à travers le développement d’une bureaucratie et un tissus de lois et de réglementations toujours plus contraignantes. D’où la critique libérale : l’État infantiliserait les citoyens, les dispensant de l’usage de leur volonté, de leur créativité et donc de leur liberté : « Il réduit chaque nation à n’être plus qu’un troupeau d’animaux timides et industrieux, dont le gouvernement est le berger » ( Tocqueville, De la Démocratie en Amérique).

Durkeim s’oppose à ce dernier point de vue et défend une thèse qui, en termes politiques modernes (qui sont déjà ceux de Durkheim), on qualifierait de « socialiste?». Non seulement l’État n’étouffe pas la liberté individuelle (ce qui prend en compte la juste préoccupation des libéraux), mais au contraire, il est l’institution qui peut la favoriser en permettant à chaque citoyen de développer au mieux ses capacités. Mais Durkheim admet que cela ne peut se faire, contrairement à la conception libérale, par la limitation des prérogatives de l’État. Au contraire, c’est la puissance de l’État qui conditionne la possibilité pour l’individu de s’affranchir de l’aliénation à laquelle le contraignent tous les micro-pouvoirs auxquels il est soumis : « C’est l’État qui, à mesure qu’il a pris de la force, a affranchi l’individu des groupes particuliers et locaux ». L’État est le «?libérateur de l’individu?». L’invention progressive de l’État ne s’est pas faite (et ne continue pas à se faire) sans vicissitudes, avec ses essais, ses échecs, ses corrections. Mais l’élargissement de ses compétences (en particulier, pour Durkeim, à l’éducation) permet progressivement de produire à l’aide des lois un cadre social où l’individu peut s’affranchir non seulement de la violence des lois de la nature (c’était le projet des libéraux tels Locke et Montesquieu) mais aussi des traditions qui aliènent l’individu, l’imprègnent d’une culture qui limitent sa liberté de penser et donc d’agir. C’est cela qui permet à Durkheim d’affirmer que « l’individualisme a marché dans l’histoire du même pas que l’étatisme ».

Il faut donc plus d’État, attribuer plus de puissance d’action aux institutions étatiques mais seulement à cette fin précise de permettre le développement en chaque individu de ses potentiels, en particulier de sa capacité à agir rationnellement, à se déterminer de manière raisonnable. Et cela tout en tenant compte que ce développement de l’État porte en lui en germe l’oppression et le despotisme. La solution que suggère Durkheim est de type mécanique?: l’augmentation des pouvoirs de l’État doit simplement être contrebalancée régulation de ce pouvoir. C’est une affaire d’équilibre : la force sociale que constitue l’État « doit être neutralisée par d’autres forces sociales qui lui fassent contrepoids ».  Or entre l’individu et l’État, la société comporte quantité de structures intermédiaires qui, en tant que pouvoir, tendent elles aussi à la tyrannie, mais une tyrannie «?locale?», qui ne s’applique pas à l’ensemble de la société. De sorte que l’équilibre recherché ne pourra être obtenu qu’en faisant jouer d’un côté le pouvoir de l’État  contre le pouvoir de ce que Durkeim nomme les « groupes secondaires » et simultanément de l’autre le pouvoir de ces groupes. Chacun aura un effet modérateur, effet qui bénéficiera finalement à l’individu. Il ne s’agit donc pas de produire un État monolithique, imposant ses vues à l’aide d’une législation contraignante et d’une bureaucratie omniprésente, mais de s’assurer d’une dynamique intrinsèque à la société, une modération du tout par les parties et des parties par le tout : « Le moyen d’arriver à ce résultat, c’est qu’il y ait dans la société, en dehors de l’État, quoique soumis à son influence, des groupes plus restreints (territoriaux ou professionnels, il n’importe pour l’instant) mais fortement constitués et doués d’une individualité et d’une autonomie suffisante pour pouvoir s’opposer aux empiétements du pouvoir central ».

Durkheim développe donc la thèse que ce n’est ni la faiblesse de l’État (la réduction de ses prérogatives à ses fonctions régaliennes classiques : sécurité, justice, monnaie), ni la simplification de la structure sociale visant une unité idéale propre à éteindre toute possibilité de conflits internes (par l’uniformisation de la culture : même langue, même religion et diverses formes d’« égalitarisme »…) qui  favorisera l’épanouissement de l’individu, mais au contraire la puissance de l’État, propre à assurer l’émancipation de chacun — ceci dans la mesure où cette puissance est contrebalancée par le pouvoir de la société civile lié à une richesse, une complexité de cette société civile : « Ce qui libère l’individu, ce n’est pas la suppression de tout centre régulateur, c’est leur multiplication, pourvu que ces centres multiples soient coordonnés et subordonnés les uns aux autres ».