4.2 La justice et le droit

1/ La notion de justice (1ère heure)

Si nous cherchons une définition de la justice suffisamment générale pour comprendre l’ensemble de ce que recouvre cette notion dans notre expérience, nous nous heurtons aussitôt à un problème : elle nous apparaît sous des formes diverses, déterminées par des principes différents.

En effet, nous pouvons repérer dans les usages de la langue commune qu’une personne peut avoir ou non le sens de la justice, autrement dit qu’elle peut se comporter de manière juste ou injuste. Ce point de vue détermine une question portant sur la détermination des comportements humains : c’est donc une question d’ordre moral (en latin, mores = mœurs, coutumes, comportements). De ce point de vue, être juste, c’est agir conformément à des valeurs morales. Cet aspect de la justice détermine la notion de «?légitimité?».

Mais un deuxième aspect de la notion de justice nous est tout aussi familier, à savoir la justice en tant qu’elle est mise en œuvre par un pouvoir politique. Dès lors qu’une société se dote d’un ensemble de lois, d’un droit, elle définit des formes officielle de justice. Elle met en place une pouvoir judiciaire, pouvoir de «?rendre justice?» exercé par des institutions judiciaires (ministère, tribunaux…) et des fonctions (juges, procureurs, avocats…). Être juste de ce point de vue, c’est agir conformément aux lois édictées par les un pouvoir législatif et appliquées par un pouvoir judiciaire. Cet aspect de la justice détermine la notion de «?légalité?».

Enfin, un troisième aspect recouvert par la notion de justice concerne le partage, la distribution sous une forme matérielle (biens, services, richesses…) que symbolique (honneurs, attentions, sourires, paroles…). Être juste, c’est alors selon la formule aristotélicienne «?rendre à chacun son dû?» ), autrement dit être équitable (partage des parts d’un repas, redistribution des richesses par l’impôt…). Cet aspect de la justice détermine la notion d’«?équité?».

Comment définir alors la notion de justice de manière suffisamment générale pour recouper ces trois aspects particuliers?? Pour cela, il est de bonne méthode de prendre du recul par rapport à ces formes, de chercher ce qui en amont pourrait être leur origine commune et permette donc de comprendre leur unité.

Platon met en avant l’idée que ce qui est premier, c’est le sentiment d’injustice, et que c’est ce sentiment, inné chez l’homme, qui va déterminer la nécessité d’un idéal de justice. Ce sentiment d’injustice peut prendre la forme de l’envie ou de la jalousie. Il manifeste une frustration, une insatisfaction subie au détriment du plaisir d’autrui – contrairement à une souffrance partagée par tous qui peut paraître inévitable et qui donc, elle, ne détermine pas ce sentiment d’injustice. Par contre, si l’autre bénéficie d’un plaisir, d’une satisfaction qui nous est refusée, alors cette frustration peut être source de ressentiment, de rivalité, de haine. Ces sentiments, vécus négativement, sont sources de mal-être, de souffrance. Or selon le principe «?naturel?» qui porte les êtres humains, comme tous les animaux évolués, à rechercher le bien-être et à éviter la souffrance, ce sentiment d’injustice doit être résolu, éteint pour ne pas dégénérer en violence. Et cela vaut aussi bien pour les conflits interindividuels, comme la rivalité amoureuse, que pour les conflits intercommunautaires – entre classes, castes ou toute division sociale induisant des prérogatives particulières, des droits propres refusés à une autre communauté.

L’idéal de justice se comprend alors comme ce qui peut déterminer une construction rationnelle, qui serait à la fois cohérente et acceptable universellement, permettant d’éviter le mal-être individuel ou collectif lié à une frustration relative d’un individu ou d’une collectivité. La concrétisation de cet idéal de justice serait la condition de ce que les Grecs appelaient la «?vie bonne?» – idée de bonheur dans un cadre social puisque ce n’est que dans la cité que l’être humain peut développer et exprimer l’ensemble de ses facultés.

Cet idéal de justice peut donc s’exprimer aussi bien sous la forme d’une morale, déterminant de l’intérieur nos obligations, que sous la forme d’un système de lois déterminant de l’extérieur des contraintes. C’est donc lui qui, né pour conjurer les violences issues de sentiments d’injustice, permet de comprendre les divers aspects recouverts par la notion de justice.

 

2/ Études de textes (2ème heure)

2.a Le «juste?» selon Aristote

Dans le Livre V de  l’Ethique à Nicomaque (vers -350), Aristote définit la justice comme la vertu première, condition de possibilité de la vie sociale et donc fondement de tout de toutes les autres vertus.

« Aussi appelons-nous d’une seule expression : le juste, ce qui est susceptible de créer ou de sauvegarder, en totalité ou en partie, le bonheur de la communauté politique. (…). La justice ainsi entendue est une vertu complète, non en soi, mais par rapport à autrui. Aussi, souvent la justice semble-t-elle la plus importante des vertus et plus admirable même que l’étoile du soir et que celle du matin. C’est ce qui fait que nous employons couramment ce proverbe : la justice contient toutes les autres vertus. »

Constatant les différentes interprétations que l’on peut donner à la notion de justice (qu’il a passé précédemment en revue), Aristote s’efforce d’en trouver une définition synthétique («?une seule expression?»). Or il constate que les différentes conceptions de la justice ont une même finalité (un même but) : celui de permettre le bonheur des êtres humains dans un cadre social. Que l’on considère la justice sur la base d’un principe naturel (qui déterminerait ce que l’on appellera à partir de la Renaissance un «?droit naturel?») ou sur la base de conventions posées par les instances législatives d’une communauté humaine (ce que l’on appellera plus tard le «?droit positif?»), le but est toujours de permettre à chaque citoyen de vivre au mieux : « Les prescriptions de la justice qui ne sont pas fondées sur la nature, mais sur les conventions entre les hommes, ne sont pas semblables partout, non plus que les formes de gouvernement, quoiqu’il n’y en ait qu’une seule qui se montre partout en accord avec la nature, à savoir la meilleure.

Pour Aristote le principe naturel du droit est premier par rapport aux principes contingents qui peuvent y être ajoutés par chaque culture, selon des besoins propres et donc contingents. Ce qui est «?par nature » est commun à tous les êtres humains et détermine donc des principes universels, c’est-à-dire indépendants de toute particularité culturelle. Or par nature tout être humain recherche le bonheur. Par définition, la vertu, à comprendre comme qualité morale suprême, est donc ce qui, en l’être humain, lui permet d’être heureux. Si les êtres humains se sont regroupés en cités (sociétés complexes) c’est que la vie sociale qu’ils peuvent y mener leur permet de se réaliser plus pleinement, d’actualiser au mieux leurs potentiels. L’intérêt individuel est inséparable de l’intérêt général.

La justice définit donc ce qui, dans l’être humain aussi bien que dans la cité, contribue à cette vertu, condition de la «?vie bonne?» à laquelle l’être humain tend naturellement. L’idée de justice conjugue nécessairement morale et droit.

2.b Illustration de la notion de «?sentiment d’injustice?»

Un texte de Karl Marx, extrait de Travail salarié et Capital (1847) met en scène ce sentiment d’injustice à l’échelle sociale.

« Qu’une maison soit grande ou petite, tant que les maisons d’alentour ont la même taille, elle satisfait à tout ce que, socialement on demande à un lieu d’habitation. Mais qu’un palais vienne s’élever à côté d’elle, et voilà que la petite maison se recroqueville pour n’être plus qu’une hutte. C’est une preuve que le propriétaire de la petite maison ne peut désormais prétendre à rien, ou à si peu que rien ; elle aura beau se dresser vers le ciel tandis que la civilisation progresse, ses habitants se sentiront toujours plus mal à l’aise, plus insatisfaits, plus à l’étroit entre leurs quatre murs, car elle restera toujours petite, si le palais voisin grandit dans les mêmes proportions ou dans des proportions plus grandes… Nos besoins et nos jouissances ont leur source dans la société ; la mesure s’en trouve donc dans la société, et non dans les objets de leur satisfaction. Étant d’origine sociale, nos besoins sont relatifs par nature. »

Pour Marx, le sentiment d’injustice est lié au système des besoins : il est donc fondamental dans la détermination des comportements humains. Dans une société où les besoins primaires (survie) sont assurés, les besoins secondaires deviennent déterminants : appartenance, estime de soi, reconnaissance par autrui conditionnent la «?réalisation de soi?».

Le principe moral fondamental est alors : «?De chacun selon ses moyens, à chacun selon ses besoins?» (Marx, Critique du programme de Gotha, 1875), que Marx emprunte aux mouvances anarchistes du xixe siècle. Pour que cet idéal de justice puisse se concrétiser, il faut l’inscrire dans les formes du politique – ce qui pour Marx implique nécessairement le communisme. En effet, selon Marx, en faisant disparaître tout statut social particulier (idée d’une «société sans classe?», l’organisation communiste de la société conjurerait tout sentiment d’injustice et donc concrétiserait l’idéal de justice.